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Les mobilisations solidaires envers les personnes migrantes : une modalité locale de la gestion des diversités pour un bénéfice partagé ?

*Crédit photo: Yanick Blancho

Joachim Debelder
© Une étude de l’IRFAM, Liège, 2020

ISBN 978-2-9600970-5-4      EAN 9782960097054

Pour citer cette étude
Joachim Debelder, « Les mobilisations solidaires envers les personnes migrantes. Une modalité locale de la gestion des diversités pour un bénéfice partagé ? », Études de l’IRFAM, 2020.

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Introduction

Dans l’histoire récente des migrations vers l’Europe, l’été 2015 représente un moment critique, où le pic du nombre d’arrivées se heurte aux frontières hermétiques de l’Union Européenne (UE). Placées au cœur des débats publics, les questions migratoires et d’intégration ont suscité depuis des opinions fortement polarisées entre l’accueil et le rejet. À l’opposé des réactions hostiles et sécuritaires, en Belgique, comme partout en Europe, cette séquence de crise a aussi engendré une myriade de mobilisations citoyennes et associatives. Humanitaires, solidaires ou politiques, ces initiatives s’attachent à résorber localement les effets des politiques européennes et nationales élaborées au cours des dernières décennies, ou tentent de répondre à des enjeux délaissés par les pouvoirs publics.

À la différence des politiques migratoires, l’UE n’est pas directement compétente en matière d’intégration. D’une manière très générale, son mode de gouvernance s’apparente à la promotion de cadres globaux ou à la diffusion de bonnes pratiques. En 2004, le Conseil de l’UE adopte ainsi les principes de base communs à l’ensemble des États membres. Ces principes stipulent notamment que l’élaboration de politiques d’intégration pertinentes implique les institutions de l’ensemble des niveaux de pouvoir de chaque État membre : national, régional et local. Pour autant, ce même texte de référence précise également que « l’intégration est un processus qui se déroule principalement au niveau local ». Ce principe est immanquablement réaffirmé depuis, y compris dans le nouveau Pacte sur l’asile et la migration adopté par la Commission européenne en septembre 2020.

En Belgique, les politiques de l’asile et de la migration sont restées une compétence fédérale, tandis que les politiques d’intégration ont connu une dévolution, en 1980, relevant depuis lors de la responsabilité de chaque communauté/région. Toutefois, le rapport du MEDAM (2020, 11) révèle que « la majorité des communes belges ne sont pas activement impliquées dans les politiques d’intégration », laissant plutôt la gestion directe de ces questions à d’autres opérateurs tels que les Centres régionaux/provinciaux d’intégration ou à leur Centre public d’action sociale (CPAS). Le rapport met aussi en avant une forte division : l’intégration apparaît importante principalement pour les grandes villes, plus attrayantes pour les personnes migrantes, tandis que les petites communes négligent la nécessité d’une intervention des pouvoirs publics sur cette question. Cette vision binaire confirme une tendance connue, mais elle ne peut évidemment que masquer l’hétérogénéité des approches développées localement pour répondre à des enjeux démographiques, sociaux, économiques et politiques particuliers.

Les structures de gouvernance multiniveaux s’envisagent à la fois dans leur dimension verticale par les relations entre les niveaux fédéral, régional, provincial et communal, mais également dans leur dimension horizontale, en ce qu’elles sont également multi-acteurs. Cela implique dès lors de considérer l’ensemble des acteurs de natures différentes qui sont impliqués dans la mise en œuvre ou, éventuellement, dans le développement de politiques. Au cours des dernières années, en l’occurrence, la société civile a joué un rôle crucial aux côtés ou à la place des structures publiques. Les définitions de la société civile diffèrent, mais elle est généralement comprise comme l’espace social en dehors des sphères de l’État et de l’économie marchande, dans lequel s’organisent les citoyens (de manière formelle ou non). Pris au sens strict, ce vocabulaire ne permet cependant pas de rendre justice à l’implication des « non-citoyens » dans les mobilisations sociales de soutien aux personnes migrantes. Or, les personnes sans-papiers sont généralement parmi les premières à s’impliquer concrètement à mener des initiatives solidaires et à défendre leur « droit d’avoir des droits ». Les acteurs de la société civile, collectifs, hébergeurs, bénévoles, associatifs, participent ainsi à questionner, contester et, en tous les cas, modifier à leur échelle les conditions de l’accueil et de l’intégration des migrants et des migrantes, avec ou sans papiers.

Quels sont les facteurs d’émergence de ces récentes mobilisations solidaires ? Quelles sont leurs évolutions en Wallonie-Bruxelles ? Comment appréhender les relations complexes entre les citoyens et les migrants ? De quelles manières ces actes de solidarité ou d’hospitalité peuvent-ils se traduire en actions publiques ? Comment peuvent-ils influencer la gouvernance de la diversité ? À partir d’un ensemble d’analyses récentes de l’IRFAM, mises en dialogue avec d’autres recherches sur ces questions, cette étude vise àinterroger l’apport pratique de ces initiatives citoyennes afin d’améliorer la gestion et la valorisation locale des diversités dans un contexte de globalisation des migrations.

1. Comprendre les mobilisations citoyennes solidaires envers les migrants

a. La crise de l’accueil

La crise migratoire des dernières années a engendré d’importantes mobilisations à travers l’Europe qui ont rassemblé de multiples acteurs autour d’une volonté commune d’élaborer des formes de solidarité envers les personnes migrantes. Pourtant, ces mobilisations récentes ne sont pas un phénomène entièrement neuf. Elles s’inscrivent en effet dans une histoire plus longue de soutien humanitaire, de contestation des injustices vécues dans le cadre de l’asile et des migrations, et de revendication pour l’inclusion formelle des migrants dans les sociétés européennes. L’amorce de ces mobilisations est généralement située au milieu des années 1980, en réaction au renforcement progressif des frontières et au durcissement du système d’asile (Cantat et Feischmidt, 2019). Cependant, les mobilisations récentes se distinguent des précédentes par leur intensité, leur ampleur et, particulièrement, par l’implication considérable, et sans précédent, de la société civile. Outre l’engagement de volontaires au sein d’associations ou d’ONG existantes, une multitude de nouvelles initiatives citoyennes locales et souvent informelles sont nées spontanément, afin d’élaborer des formes de soutien aux migrants. À travers toute l’Europe, ces initiatives se sont additionnées aux groupes de soutien traditionnels du champ de l’action collective que constituent les ONG, les syndicats, ou les militants de défense des droits des migrants (Rea et coll., 2019, 23).

Ainsi, la politique commune de l’UE en matière migratoire et de gestion des frontières repose principalement sur deux principes généraux, à savoir la convention de Schengen et le système Dublin. Adoptée en 1990, la convention de Schengen instaure l’ouverture d’un espace intra-européen de libre circulation et engendre, simultanément, la constitution d’un régime frontalier continental. Les frontières « extérieures » de l’espace Schengen font dès lors l’objet d’un contrôle intensifié et impliquent rapidement la prédominance de l’approche sécuritaire au sein des politiques migratoires européennes. Celle-ci se concrétise, notamment, par la création en 2004 de l’agence Frontex, dédiée à la surveillance et à la gestion des frontières de l’Union, et à la lutte contre les entrées irrégulières. Le système Dublin est, quant à lui, conçu afin d’empêcher autant que possible les « mouvements secondaires » des demandeurs d’asile à l’intérieur du territoire européen. Signée en 1990, la convention de Dublin a pour objectif d’harmoniser les conditions de la demande d’asile au sein des pays de l’UE. Concrètement, la réglementation empêche une même personne d’introduire une demande dans plusieurs pays et détermine l’État membre responsable de la demande d’asile, généralement le premier pays d’entrée dans l’UE (et la Norvège, l’Islande, la Suisse, le Liechtenstein). À partir de 2003, la mise en œuvre de la réglementation repose sur Eurodac, une base de données centralisée des empreintes digitales de l’ensemble des personnes de plus de 14 ans appréhendées lors de leur entrée irrégulière. Ensemble, le Règlement de Dublin et Eurodac forment le « système Dublin », qui produit une concentration des demandes d’asile dans les pays constituant la frontière sud de l’UE. La saturation des systèmes d’accueil en Grèce, en Italie et en Espagne due au règlement de Dublin est généralement considérée comme l’illustration de la défaillance des politiques d’asile de l’UE. En outre, Lendaro et coll. (2019) rappellent que la convention de Dublin est initialement élaborée par une série d’États — Allemagne, France, pays du Benelux, Royaume-Uni — dont la position géographique leur évite généralement d’être désignés comme responsables des demandes d’asile.

Ces deux piliers des politiques d’asile et des migrations que constituent Schengen et Dublin sont accompagnés, dès les années 1990, d’une multiplication d’accords de collaboration avec des pays tiers, qui mettent en œuvre les logiques d’externalisation du contrôle des frontières et de l’asile. Tandis que les accords accélèrent les procédures d’expulsion, la logique d’externalisation délocalise le traitement des demandes d’asile dans des pays limitrophes de l’UE. Ainsi, sa périphérie, et l’espace euroméditerranéen en particulier, devient progressivement une « zone frontière », marquée notamment par une prolifération des « camps » : campements improvisés par les migrants eux-mêmes, camps humanitaires sous l’égide d’ONG, centres d’accueil ou de rétention. Ces espaces se transforment également, au cours des années 2000, en autant de lieux de résistance, de la part des migrants, de mobilisations et d’expression de solidarité de la part d’acteurs associatifs, militants, citoyens, etc. (Babels, 2018).

Durant le second semestre de 2015, l’augmentation des arrivées de réfugiés aux frontières de l’UE atteint un pic exceptionnellement haut, notamment en raison de la guerre civile syrienne. Sans minimiser l’importance de ces arrivées et des situations dramatiques qu’elles provoquent, Schmoll (2020) souligne la nécessité de les contextualiser. En tenant compte de sa généalogie, la situation aux frontières de l’UE durant la dernière décennie s’envisage dès lors comme une accélération plutôt qu’un changement radical que le qualificatif de « crise » tend à induire. En effet, les mouvements de population au sud de l’Europe augmentent fortement dès 2011, en conséquence du printemps arabe. L’application du système Dublin engendre rapidement une saturation des systèmes d’accueil en Grèce, en Italie et en Espagne, où le non-respect des droits fondamentaux conduit les migrants à continuer leur route vers d’autres pays. L’une des principales conséquences du système Dublin est ainsi la multiplication des « mouvements secondaires » à travers l’ensemble de l’espace Schengen de demandeurs d’asile souvent considérés comme illégitimes.

Cette approche nous invite à distinguer dans la « crise migratoire » de 2015 à la fois une situation objectivement exceptionnelle, et la catégorisation de cette situation en « crise » par les institutions et les dirigeants européens. En termes de gouvernance, la déclaration d’un état de crise permet notamment de légitimer des formes d’intervention exceptionnelles, généralement fondées sur des logiques de contrôle. Les arrivées de 2015 n’ont pas dérogé à cette règle, et ont engendré l’adoption de nouvelles mesures sécuritaires, dont on peut mentionner l’augmentation du budget du contrôle militaire des frontières, la création des hotspots en Italie et en Grèce afin de traiter les demandes d’asile aux frontières, et l’accord avec la Turquie, en mars 2016, qui va à l’encontre du droit international (Guiraudon, 2018 ; Bock et Macdonald, 2019). En effet, selon le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, Zeid Ra’ad Al Hussein, « L’intention déclarée de renvoyer tous les réfugiés et migrants contraste avec les garanties d’évaluations individuelles (…) Pour pouvoir considérer ces garanties comme authentiques, l’évaluation individuelle des demandes doit prendre en compte la possibilité que les personnes en question ne soient, dans les faits, pas renvoyées. Sans cela, ces mesures seraient encore qualifiées d’expulsion collective. »

Cet état de crise constitue un premier facteur d’émergence des mobilisations citoyennes à travers l’Europe. D’une manière générale, la société civile joue un rôle majeur durant les crises, peu importe leur nature. Cet engagement prend alors la forme d’un bénévolat au sein d’organisations, gouvernementales ou non, qui sont déjà établies, ou se concrétise dans l’émergence de nouveaux groupes informels qui réunissent uniquement des citoyens. Comme le soulignent Larruina et coll. (2019), les gouvernements européens ont adopté des modes de gestion de crise formels et descendants (top-down), dont la verticalité des plans d’action a eu tendance à limiter les possibilités d’implication des acteurs de la société civile. Cette gestion a dès lors contribué à la multiplication de nouvelles initiatives citoyennes qui se développent de manière indépendante des opérateurs institutionnalisés.

b. Une médiatisation qui électrise

La politisation et la médiatisation de la crise migratoire représentent un second facteur d’émergence des mobilisations citoyennes. L’augmentation des arrivées aux frontières de l’Europe fait également l’objet d’une importante construction politique et médiatique à travers la terminologie de la « crise des réfugiés ». Plusieurs recherches ont mis en évidence les enjeux de cette rhétorique. Alors que l’expression assigne la responsabilité d’un état jugé « de crise » aux réfugiés eux-mêmes, de nombreux critiques ont précisé que la crise est avant tout celle du système d’asile européen, de la gestion des frontières ou de la protection des réfugiés (Fleischmann et Steinhilper, 2017, 17 ; Rea et coll., 2019). Le recours à l’image de la crise est identifié comme un facteur déterminant dans l’engagement de volontaires qui souhaitent apporter leur soutien aux migrants. Le terme véhicule la perception d’une situation d’urgence humanitaire exceptionnelle qui appelle des réponses pratiques immédiates. La médiatisation de la « crise de l’accueil des réfugiés », dont les îles de la mer Égée deviennent le lieu de théâtralisation, participe à cet effet mobilisateur. Ce processus de médiatisation est également marqué par des événements clés. En septembre 2015, la photographie d’Alan Kurdi, l’enfant syrien dont le corps sans vie est retrouvé échoué sur une plage turque, constitue ainsi un tournant dans la couverture médiatique de la situation aux frontières de l’Europe. Comme le soulignent plusieurs études, au cours des semaines qui suivent la publication de cette image, le traitement médiatique de la situation aux frontières est centré sur les besoins humanitaires et suscite un sentiment d’empathie pour les réfugiés (Guiraudon, 2018). Cependant, bien que le choc que produit cette image conduit à placer la question migratoire au centre de l’attention des médias, le traitement que ces derniers en font évolue rapidement. Les attentats terroristes de Paris en novembre 2015 engendrent ainsi un climat de panique et l’affirmation d’un discours sécuritaire, que d’aucuns associent aux questions migratoires, en dépit de tout lien tangible (D’Haenens et coll., 2019). Cette forte médiatisation du phénomène migratoire s’inscrit par ailleurs dans le contexte de sa problématisation, amorcée au tournant des années 2000, qui produit des réactions polarisées au sein de l’opinion publique, notamment à travers les réseaux sociaux. Rea et coll. (2019, 19) précisent ainsi que la polarisation implique à la fois que les opinions suscitées par une thématique soient diverses, mais aussi que cette diversité se caractérise par sa « bimodalité ». Tout en étant diverses, les opinions se rangent ainsi en deux camps séparés, en l’occurrence l’hostilité et l’hospitalité, en réduisant l’importance des positions neutres ou intermédiaires. De cette manière l’ampleur de la médiatisation et de la politisation des arrivées de 2015 a constitué un facteur de réaction et de mobilisation à la fois en faveur et à l’encontre des personnes migrantes.

c. Une proximité qui pousse à agir

Un troisième facteur de mobilisations réside dans la proximité avec les situations de vulnérabilité. Informelles et autofinancées, les initiatives citoyennes sont généralement des réponses principalement locales à des situations qui s’imposent aux citoyens dans leur environnement proche. Ces situations locales sont à la fois provoquées et traversées par des politiques développées au niveau européen et appliquées au niveau national. De cette manière, le système Dublin a pour effet de produire des situations locales d’urgence humanitaire dans l’ensemble de l’UE. En raison du système Dublin, de nombreux migrants se retrouvent dans des pays où ils ne peuvent demander l’asile, et ne peuvent faire valoir aucun droit. Nossik (2018) explique, à cet égard, que la violence symbolique du fichage et de l’assignation à un destin et un pays que les migrants n’ont pas choisis s’est manifestée dans l’émergence du terme « dubliné ». Émergé de manière informelle dans les milieux associatifs et militants à partir de 2014, le néologisme désigne les personnes qui ont introduit une demande d’asile dans un pays différent de celui dans lequel leurs empreintes sont déjà enregistrées. Ces demandeurs d’asile sont dès lors menacés d’expulsions intra-européennes pendant plusieurs mois, avant de pouvoir introduire une nouvelle demande d’asile. Diverses enquêtes de terrain ont documenté les situations de précarité et de vulnérabilité qui découlent des multiples allers-retours d’un pays à l’autre au sein de l’UE, entrecoupés de périodes de détention plus ou moins longues (Ansems de Vries et Guild, 2018). Ces politiques ont ainsi conduit à la création de « zones de transit » à l’intérieur de l’espace Schengen, où les migrants en situation irrégulière « sont bloqués pendant une période variable sur leur trajet vers le pays de destination souhaité » (De Massol De Rebetz, 2020). Parmi les zones de transit les plus importantes, citons par exemple Rome, Paris, Vintimille, à la frontière franco-italienne, Calais ou le parc Maximilien de Bruxelles. Dès l’automne 2015, plusieurs pays membres de l’Espace Schengen, dont la Slovénie, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne et la Belgique, annoncent le rétablissement de contrôles frontaliers afin d’entraver les mouvements de populations de la route des Balkans. Dans ces zones de transit et d’attente se développent des campements informels qui rendent présente la crise de l’accueil. L’irruption de ces espaces d’urgence humanitaire disséminés sur les routes migratoires intra-européennes suscite des réponses solidaires spontanées des citoyens qui en partagent l’environnement.

d. La judiciarisation de l’injustice

Les États de l’UE ont globalement répondu à la crise de l’accueil des réfugiés par la multiplication de mesures sécuritaires et répressives. D’abord dirigées à l’endroit des personnes migrantes, ces pratiques de répression et de criminalisation se sont vues progressivement étendues aux domaines de l’aide humanitaire et des solidarités citoyennes (Debelder, 2020). La notion de criminalisation correspond à un phénomène social qui vise à contrôler les migrants et leurs aidants à travers des discours politiques et des actions policières ou judiciaires. En l’occurrence, ces dernières ont connu une importante augmentation au cours des dernières années à l’échelle européenne, comptabilisant, en 2019, « 171 cas de citoyens poursuivis en justice pour des actes de solidarité ». Plusieurs figures ont particulièrement incarné cette judiciarisation de l’injustice et de la solidarité. Citons par exemple les cas de Cédric Herrou, arrêté en 2016 puis poursuivi en justice pour avoir aidé des personnes migrantes à traverser la frontière franco-italienne ; ou ceux de Pia Klemp et Carola Rackete, deux capitaines du navire humanitaire Sea-Watch-3, arrêtées respectivement en 2017 et 2019 et poursuivies par la justice italienne pour avoir amené à port des migrants sauvés en mer. Dans le cas de la Belgique, les deux principaux cas judiciaires de criminalisation de la solidarité sont, d’une part, le projet de loi sur les visites domiciliaires et, d’autre part, le procès des hébergeurs. L’analyse de l’IRFAM sur le sujet met ainsi en évidence que la répression judiciaire produit des effets ambivalents sur les mobilisations. D’une part, elle vise à décourager les citoyens de s’engager, aux limites des cadres légaux, dans la solidarité en faveur des personnes migrantes. De cette façon, « les processus de criminalisation des solidarités impliquent (…) leur stigmatisation, leur délégitimation et leur dévalorisation ». D’autre part, lorsqu’elles ne produisent pas l’effet dissuasif escompté, ces pratiques de criminalisation tendent plutôt à susciter l’indignation et à stimuler l’engagement des citoyens.

e. Une (re)politisation des citoyens

En lien avec ces facteurs de mobilisations, diverses recherches ont exposé les motifs qui ont conduit les citoyens pour s’engager en faveur des personnes migrantes. Les raisons initiales d’un investissement personnel sont complexes et multidimensionnelles. Cependant, les recherches récentes de Mescoli et coll. (2019) menées en Belgique montrent que les motivations des soutiens tendent à s’articuler autour de trois logiques principales, à savoir humanitaire, politique et la volonté de promouvoir une forme de citoyenneté inclusive. Les chercheurs mettent en avant, d’une part, que chaque initiative fonctionne avec intentions spécifiques et, d’autre part, que ces trois logiques identifiées ont tendance à se recouper, de même qu’elles sont influencées par d’autres facteurs. La logique humanitaire prévaut généralement lorsqu’il y a une proximité entre les citoyens et des personnes migrantes dans le besoin. Elle répond dès lors d’une obligation morale d’agir, d’intervenir face à une urgence qui s’impose, en raison de valeurs universelles d’humanité. Cette motivation humanitaire est particulièrement saillante dans le travail de recherche de l’IRFAM auprès de collectifs wallons de soutien aux migrants dits « en transit ». L’analyse de Caudron (2020) met ainsi en évidence la volonté d’agir en raison « de l’émotion ressentie de certains citoyens face aux conditions de vie des migrants », marquée par la précarité et la vulnérabilité. Cette logique humanitaire relève également du registre des affects, le témoignage des réalités des migrants suscitant la compassion, renforcée par « le jeune âge des migrants et migrantes [qui] semble être un facteur amplifiant l’empathie à leur égard ». Une seconde logique identifiée s’inscrit dans des formes de critique à l’égard du système d’accueil et des politiques migratoires menées par les gouvernements européens dans leur ensemble. Ces positionnements à caractère politique vont de la simple critique des institutions à une contestation explicite plus radicale. Enfin, la troisième logique correspond à la volonté de promouvoir une citoyenneté inclusive, identifiée par Mescoli et coll. (2019), est liée aux solidarités construites avec les personnes sans-papiers qui vivent en Belgique depuis de nombreuses années tout en étant exclues de la citoyenneté et des droits qui y sont liés.

Les études sur les mouvements sociaux ont souvent distingué les engagements humanitaires des engagements politiques dans les formes de mobilisations sociales et, en particulier, dans le soutien aux personnes migrantes. Pour autant, les diverses recherches réalisées sur les initiatives citoyennes post-2015 tendent à souligner l’hybridité des dynamiques et des facteurs qui poussent les citoyens ordinaires à agir en faveur des migrants (Della Porta et Steinhilper, 2020).

Le « mythe du bénévole apolitique », pour reprendre la formule de Fleischmann et Steinhilper (2017), est ainsi mis à nu, de même qu’est déconstruite l’illusion de pouvoir s’affirmer en soutien aux migrants en toute neutralité. Pour ces auteurs, le recours à la catégorie universelle de « l’humanité » fonctionne comme une fable, cette humanité étant toujours inscrite dans un contexte social et politique spécifique, déterminé par des formes de pouvoir et de hiérarchisation des droits. Vandevoordt et Verschraegen (2019, 105) proposent ainsi de considérer que ces mobilisations relèvent plutôt d’un humanitarisme subversif, qu’ils définissent comme « un ensemble d’actions à motivation morale qui acquiert un caractère politique non par la forme à travers laquelle ces actions se manifestent, mais par leur opposition implicite au climat sociopolitique dominant ». En l’occurrence, ce climat est façonné par les multiples réponses sécuritaires et répressives de politiques européennes à l’arrivée de migrants, de même que les manques des gouvernements en termes de respect des droits humains.

Considérées dans leur globalité, les initiatives citoyennes locales de solidarité avec les migrants composent un mouvement social, comme le suggère Agier (2018, 53), et en se référant à la définition qu’en propose le sociologue Erik Neveu. Ces mobilisations sont ainsi des formes d’action collective, d’un « agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se développe dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une “cause” » (Neveu, 2019, 9).

2. L’évolution en Wallonie-Bruxelles

a. L’urgence dans les centres urbains

À l’instar des autres pays de l’UE, le nombre de demandes d’asile introduites en Belgique augmente à partir d’avril 2015. Comme le centre fédéral migration Myria le souligne, cet afflux est important, et correspond au double de l’année 2014. Toutefois, il n’est pas sans précédent, puisqu’en 2000 un pic plus élevé était enregistré. La décision de fermer, en 2013 et 2014, un total de 6 000 places dans les centres d’accueil complique cependant la gestion du nombre accru des demandes d’asile. En août 2015, le gouvernement fédéral détermine arbitrairement un quota de 250 dossiers à traiter quotidiennement, un nombre qui sera davantage réduit par la suite (Lafaut et Coene, 2018). L’octroi d’un hébergement en centre d’accueil étant déterminé par l’introduction d’une demande d’asile, cette limitation des enregistrements engendre rapidement une foule de candidats à l’asile qui n’a d’autre choix que d’attendre leur tour jour et nuit devant l’Office des Étrangers, dans le parc Maximilien (Lendaro et coll., 2019). Les abords de la Gare du Nord de Bruxelles deviennent rapidement le centre névralgique de la crise de l’accueil, lorsque se constitue spontanément un camp dans le parc Maximilien. La localisation de celui-ci, au centre de Bruxelles et à quelques rues des institutions européennes, le différencie de la plupart des campements de migrants, généralement situés à la périphérie des villes. Cette localisation au cœur de la cité constitue aussi un élément déterminant dans l’engouement solidaire dont il devient le théâtre. En effet, comme un nombre croissant de grandes villes européennes, Bruxelles correspond aujourd’hui à une « majority minority city », une ville dans laquelle une majorité de la population appartient à une minorité et est issue des migrations (Scholten et van Breughel, 2018). Les villes sont généralement plus attractives pour les nouveaux arrivants, en raison de plusieurs facteurs qui résultent, entre autres, des possibilités d’insertion, dont l’accès à un plus grand nombre d’emplois, l’existence de services liés à l’intégration, un tissu associatif plus dense, mais aussi une plus grande possibilité de pouvoir s’appuyer sur des solidarités intracommunautaires. Et, dans le cas des personnes sans-papiers, les villes tendent à faciliter une forme d’anonymat et de discrétion. L’émergence du camp au parc Maximilien a favorisé les interactions avec son environnement direct multiculturel et hyperdiversifié. De cette manière, le contexte social, culturel et démographique au sein duquel les effets de la crise migratoire se sont révélés à Bruxelles ont particulièrement influencé l’engagement des citoyens, de même que celui des « non-citoyens ». Revenant sur la chronologie de cette séquence de mobilisation, Vertongen (2018) souligne en effet que les premières personnes à fournir une aide humanitaire aux migrants qui campent dans le parc sont les collectifs de sans-papiers bruxellois, lorsqu’ils installent une cuisine fixe afin de préparer plusieurs centaines de repas chaque jour. Par leur investissement dans l’espace public et leur participation solidaire, les personnes sans-papiers, considérées d’un point de vue administratif comme des « non-citoyens », « s’érigent en citoyens », et questionnent ainsi les conceptions étatiques de la citoyenneté (Daher et d’Auria, 2018). L’engagement de ces collectifs multiplie également les occasions de tisser des alliances politiques entre « les demandeurs d’asile d’hier et les sans-papiers de demain ».

En septembre 2015, un groupe de citoyens prend en charge l’organisation du camp en constituant la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Plusieurs dizaines de tentes sont installées, de même que des collectes de vêtements, des distributions de nourriture, des services de traductions ou encore d’aide médicale. Chaque jour, la Plateforme mobilise de nouveaux bénévoles à travers un mode d’organisation fondé sur un groupe Facebook. Celui-ci permet aux bénévoles de s’investir de manière flexible et ponctuelle pour accomplir des tâches spécifiques, tout en assurant une grande réactivité pour répondre aux besoins qui surviennent. Par ailleurs, la Plateforme jouit d’une importante médiatisation, au point de devenir le symbole de la solidarité citoyenne promigrant à l’échelle de la Belgique. L’établissement de la Plateforme, concentrée sur l’urgence humanitaire des demandeurs d’asile, et l’évolution des négociations avec les autorités concernant l’octroi d’un bâtiment ont cependant pour corollaire la marginalisation des collectifs de sans-papiers, tenus à l’écart de l’organisation et des prises de décision (Vertongen, 2018).

Outre la mobilisation aisée d’un « bassin de bénévoles hyperdiversifié », l’ancrage bruxellois de la Plateforme permet également à ses coordinateurs de tirer avantage de la structure de gouvernance multiniveaux (Vandevoordt, 2019). En effet, l’organisation sollicite tant les autorités municipales que les gouvernements régional et fédéral afin de développer un hub humanitaire et différents pôles d’activités : un accueil, une cuisine, une école, un espace dédié aux femmes, un service d’information sociale et administrative, et un hébergement d’une capacité de 350 places à la Porte d’Ulysse, à partir de décembre 2017. Le fonctionnement de la Plateforme illustre également un mode de gestion multi-acteur. D’une part, un certain nombre de ses activités repose sur le travail de bénévoles et d’autres collectifs, à l’instar de l’association carolingienne Récoltes solidaires, qui y distribue des colis alimentaires une fois par semaine. D’autre part, la Plateforme développe des partenariats avec les ONG Médecins du Monde, Médecins Sans Frontières, la Croix-Rouge et Oxfam International. L’organisation bénéficie, par ailleurs, de différents types de soutien structurel octroyé par des communes bruxelloises et par la Région de Bruxelles-Capitale, sous forme de services (de nettoyage, notamment), ou de soutien financier. Celui-ci conduit l’initiative citoyenne à s’institutionnaliser et à se professionnaliser, en rémunérant certains des postes clés à son fonctionnement tout en comptant sur de très nombreux bénévoles (Vandevoordt, 2019). Les financements du gouvernement régional sont octroyés suite au refus du gouvernement fédéral d’accorder son soutien, mais également suite à l’organisation d’opérations policières en vue d’arrêter les migrants qui résident dans le parc. Cette évolution de la Plateforme met ainsi en évidence les divergences de mesures politiques entre les différents niveaux de pouvoir en Belgique. Pour répondre aux arrestations policières récurrentes, à partir d’août 2017, la Plateforme organise l’hébergement citoyen, afin que tout occupant du parc puisse être logé chaque nuit au domicile de citoyens. De cette manière, 50 000 nuitées sont organisées au cours des deux mois qui suivent (Daher et d’Auria, 2018). Innovant, ce mode opératoire témoigne également d’un glissement. Tandis que l’action initiale de la Plateforme visait à apporter une aide humanitaire aux personnes migrantes du parc, le développement de l’hébergement citoyen répond de la nécessité de leur éviter une arrestation par la police fédérale. Par ce changement de pratiques, la Plateforme n’agit plus seulement pour combler les manquements humanitaires de l’État, mais pour empêcher l’application de ses mesures de criminalisation à l’égard des migrants. Cette politisation à travers des pratiques d’assistance est explicitée par la notion d’humanitarisme subversif de Vandevoordt et Verschraegen (2019). Pour répondre à des questions logistiques liées à l’évolution des réalités, notamment, le groupe Facebook principal de la Plateforme, réunissant plus de 40 000 membres, engendre plusieurs groupes locaux qui tendent progressivement à s’autonomiser.

b. La diffusion vers les zones rurales

Les initiatives solidaires des citoyens sont fortement conjoncturelles, et Bruxelles apparaît comme le premier centre des mobilisations, en raison notamment de la localisation de l’Office des Étrangers, point unique d’introduction d’une demande d’asile. Pour autant, les initiatives citoyennes se multiplient progressivement dans l’ensemble de la Wallonie, y compris au sein de zones rurales, et ce en raison de phénomènes concomitants, qui concernent, d’une part, les migrants considérés comme légitimes (demandeurs d’asile et réfugiés reconnus) et, d’autre part, les migrants illégitimes (dublinés ou personnes en transit).

Le rapport de l’OCDE (2018, 29) sur l’intégration locale des personnes migrantes souligne que près des deux tiers d’entre elles s’installent dans les zones urbaines et densément peuplées, un phénomène d’autant plus accentué lorsqu’il s’agit de capitales. Pourtant, selon ce même rapport, les demandeurs d’asile se distinguent de l’ensemble des autres migrants, y compris leurs descendants, par leur plus grande dispersion entre les zones urbaines et rurales. Ce phénomène démographique résulte directement des mécanismes de répartition géographique en vigueur dans un certain nombre de pays de l’OCDE, bien que leur plus-value en termes d’intégration soit toujours discutée. À partir des années 1990, le gouvernement fédéral développe un modèle d’accueil des demandeurs d’asile à travers deux types de structures, dont la gestion est déléguée à l’agence Fedasil depuis 2002. D’une part, l’accueil repose sur un ensemble de centres collectifs, dont certains font l’objet de partenariats avec la Croix-Rouge. D’autre part, des structures individuelles, dénommées initiatives locales d’accueil (ILA), sont créées sur base de conventions qui lient Fedasil aux CPAS, la gestion de l’accueil étant dans ce cas déléguée aux communes à travers leur organisme de services sociaux. Ce modèle d’accueil a également pour principe une « répartition harmonieuse » des demandeurs d’asile sur l’ensemble des communes belges. Fin 2015, le gouvernement fédéral répond aux besoins de places en ouvrant momentanément des centres d’accueil collectifs, et élabore également un plan de répartition des demandeurs d’asile à travers les ILA. Selon ce plan, la répartition repose sur la capacité de chaque commune, en fonction d’une série de critères tels que le nombre d’habitants, les initiatives déjà entreprises à l’égard des demandeurs d’asile ou le nombre de personnes bénéficiant du revenu d’intégration. L’application de ce plan est réalisée à travers un caractère contraignant, les communes qui n’ouvrent pas de places en ILA dans le délai imparti étant menacées de sanctions financières. Selon Vandevoordt (2019, 110), ce mécanisme de répartition des demandeurs d’asile au sein de petites communes, y compris en milieu rural, représente une importante opportunité de mobilisation des citoyens en créant à la fois « un point de contact avec les acteurs publics locaux et une situation dans laquelle leur aide est nécessaire », à savoir le soutien quotidien des demandeurs d’asile.

Dans leurs recherches sur le sujet, Mescoli et coll. (2019) relèvent une importante augmentation du nombre de bénévoles suite à la crise de l’accueil. En regard des centres d’accueil, les chercheurs établissent deux constats sur l’engagement de ces nouveaux volontaires. Ils observent, d’une part, la tendance à un engagement qui manque à s’inscrire dans le temps. En l’occurrence, un certain nombre de bénévoles éprouvent une frustration quant au « fonctionnement lent et rigide » des centres d’accueil. La diminution de l’investissement après quelques mois est également due au constat que certains bénévoles réalisent ne pas être « les sauveurs » des demandeurs d’asile. Ce constat est renforcé lorsque diminuent les réactions négatives suscitées par l’ouverture des nouveaux centres, et en réponse desquelles les citoyens s’étaient investis. D’autre part, au sein des cas étudiés, il semble que les bénévoles proviennent de « l’environnement élargi » des centres, plutôt que des rues adjacentes. Ce constat, contre-intuitif, nuance ainsi le facteur de proximité observé au sein d’autres recherches (Mescoli et coll., 2019, 194). Si l’implication des bénévoles se révèle cruciale pour les activités quotidiennes, les relations avec les organisations gestionnaires des centres peuvent conduire à des situations de conflit. Ceux-ci peuvent avoir pour source des problèmes logistiques, dus à l’ouverture dans l’urgence de nouveaux centres, et sont accrus par le manque d’expérience de certains opérateurs dans ce domaine précis. Une source de tensions récurrentes réside également dans l’équilibre difficile entre, d’un côté, des bénévoles qui dépassent largement la fonction qui leur incombe en surinvestissant leur rôle auprès des résidents du centre et, d’un autre côté, des opérateurs trop formels, dont les pratiques et les modes d’organisations sont perçus comme autoritaires (Mescoli et coll., 2019, 199).

En parallèle du volontariat au sein de ces centres, des collectifs citoyens travaillent en collaboration avec ces opérateurs comme dans le cas du Collectif Citoyens Solidaires de Namur et de Tournai Refuge (Mescoli et coll., 2019). De cette manière, ils participent au soutien social et matériel des résidents dans le centre, mais également en dehors. Ce fonctionnement leur permet d’entretenir une forme d’autonomie, mais également d’apporter leur soutien aux résidents dont la demande d’asile est refusée et qui sont dès lors exclus du réseau d’accueil institutionnel.

De plus, l’émergence des initiatives citoyennes concerne également les migrants qui, en raison du système Dublin ou de leur expérience de mesures répressives à leur égard, se destinent plutôt à traverser la Manche qu’à introduire une demande d’asile. À cet égard, l’évolution des mobilisations en Wallonie est liée notamment au démantèlement de la Jungle de Calais. Espace de transit privilégié vers le Royaume-Uni, distant de 30 km, Calais se transforme en cul-de-sac suite au renforcement des contrôles et de la construction de frontières physiques sur l’ensemble des lieux de passage. Le démantèlement du camp par l’État français en mars et en octobre 2016 a pour conséquence de dévier les trajectoires migratoires vers la Belgique, en particulier vers Zeebrugge et Bruxelles (D’Haenens et coll., 2019, 28). La situation illustre les effets habituels de ce type de gestion migratoire. Lorsque le trajet principal vers une destination est rendu impossible, d’autres routes, moins directes, plus longues et généralement plus dangereuses, sont empruntées, sans pour autant empêcher les migrations d’avoir lieu. Ainsi, la cartographie des « zones de transit » change continuellement en fonction de l’évolution des mesures répressives. Dans son rapport récent sur la mobilité entre la Belgique et le Royaume-Uni, Myria (2020) établit le constat d’une dispersion progressive des principales zones pour tenter la traversée de la Manche. En raison de l’augmentation des contrôles, de la fermeture de parkings ou de leur gestion par des trafiquants, les migrants s’écartent de plus en plus de la zone proche de la côte pour s’étendre sur l’ensemble du territoire belge, principalement autour des axes autoroutiers.

De ce phénomène découlent deux caractéristiques de l’émergence des mobilisations citoyennes en Wallonie, l’une temporelle et l’autre géographique. Si, d’une part, l’importante arrivée de migrants se produit au niveau européen mi-2015, les situations d’urgence humanitaire augmentent de manière différée sur le territoire belge. De nombreuses initiatives de soutien sont ainsi élaborées à partir de 2017, à l’instar du système d’hébergement chez l’habitant de la Plateforme citoyenne. D’autre part, ces initiatives émergent non dans les centres urbains, comme aux abords du parc Maximilien de Bruxelles, mais de manière décentrée, au sein de localités rurales de quelques centaines ou milliers d’habitants tels que Habay, Spy ou Sterpenich, comme l’analyse de Caudron (2020) le met en lumière. L’autonomisation progressive de groupes locaux d’hébergeurs de la Plateforme citoyenne accentue également ce phénomène de décentralisation des initiatives citoyennes. Tant par l’angle de l’urgence humanitaire que par celui du soutien à l’insertion, un grand nombre de petites communes wallonnes, notamment rurales, est confronté au cours des dernières années aux questions migratoires et aux besoins spécifiques qu’elles produisent localement. Si la population fait montre d’une citoyenneté active en s’impliquant pour relever ces enjeux, de nombreuses mesures d’intégration sont également élaborées par les localités à partir de 2016, comme le souligne le rapport de l’OCDE (2018).

c. Une diversité d’initiatives

Les champs de l’accueil et de l’intégration sont vastes et concernent une multitude d’aspects qui sont autant de points d’entrée éventuels pour les pratiques de solidarité citoyenne. Si en termes d’accueil, il s’agit évidemment de répondre d’abord aux besoins fondamentaux, auxquels s’ajoutent les questions administratives et de santé, les domaines de l’intégration sont fortement diversifiés. Ils concernent le logement, l’insertion socioprofessionnelle, l’éducation, l’apprentissage linguistique, les dimensions socioculturelles ou sportives, les dynamiques d’appartenance, etc.

Hétérogènes dans leurs pratiques, leurs modes d’organisation, leurs finalités ou leurs ressources, les initiatives citoyennes ont généralement en commun de s’élaborer au départ d’une dynamique collective. Elles sont avant tout le résultat d’une démarche de coopération entre des individus qui, sans que leurs motivations soient univoques, décident de collaborer afin de prendre soin d’inconnus. Le répertoire d’action des organisations fondées dans une visée humanitaire se concentre principalement sur le soutien matériel en répondant aux besoins fondamentaux en proposant, par exemple, un logement, de la nourriture, des vêtements, des chaussures, un accès aux sanitaires, des produits d’hygiène ou une connexion wifi. Parmi les dispositifs d’accueil se distinguent les hébergements collectifs, les hébergements privés individuels (ou d’un groupe restreint) et les accueils collectifs de jour. Ces différentes formes d’accueil sont bien souvent complémentaires les unes aux autres. Ainsi, les accueils de jour répondent, par exemple, aux besoins de celles et ceux qui tentent, durant la nuit, un passage vers le Royaume-Uni. Ce type d’accueil est principalement organisé durant les jours ouvrables, de circulation des camions, tandis que les hébergements impliquant des nuits sont indispensables le week-end.

L’analyse de Clarebout (2020) sur l’hébergement citoyen et celle de Caudron (2020) sur les collectifs d’accueil mettent en évidence un recours aux réseaux sociaux à la fois comme principal mode d’organisation interne, mais également comme vecteur de mobilisation de potentiels nouveaux membres ou hébergeurs. En termes d’organisation interne, ces outils numériques, et en particulier les groupes Facebook (privés ou non), permettent des implications fluides des membres autour d’un noyau de quelques personnes qui organisent la coordination des besoins.

Ces formes de solidarité naissent spontanément de besoins spécifiques, généralement en l’absence de cadre ou de projet prédéfini. Par conséquent, elles évoluent et se diversifient en fonction des nouveaux besoins rencontrés, tels que ceux exprimés par les « bénéficiaires » (un accompagnement administratif ou médical, par exemple). Afin de répondre à ces besoins, ces initiatives tendent ainsi à inclure progressivement de nouveaux champs d’action. Cette diversification de leurs activités se réalise par l’élaboration d’un réseau, de plus en plus dense, qui implique des collaborations avec des associations établies, des ONG, des opérateurs publics, etc.

Outre les groupements informels ou l’ouverture d’hébergements privés, les mobilisations des citoyens en soutien aux migrants se traduisent également par leur implication dans le volontariat au sein de structures associatives. Actives dans les domaines du sport, de la création artistique, dans l’accueil extrascolaire ou dans l’apprentissage du français, par exemple, ces associations participent aux dynamiques d’intégration et favorisent des approches interculturelles. Le bénévolat se révèle par ailleurs être la pierre angulaire de leur mode de fonctionnement, avec pour conséquence d’accentuer la mixité sociale des acteurs impliqués. Dans son analyse portant sur l’épanouissement des jeunes migrants à travers les activités sportives et culturelles, Scheurette (2020) relève qu’au sein de l’ASBL liégeoise La Baraka « la plupart des volontaires peuvent être dans une situation économique précaire (bénéficiaires d’allocations sociales) ». Dans cette association, l’engagement des bénévoles permet d’assurer à des jeunes, pour la plupart primo-arrivants ou d’origine étrangère, l’accès à une diversité d’activités socioculturelles et sportives. Ces pratiques portées par les citoyens permettent, à la fois, l’inclusion de ces jeunes dans un groupe social, et le soulagement de certains troubles psychosociaux liés aux expériences migratoires. Depuis 2014, la loi belge permet aussi aux migrants en procédure d’asile d’accéder au volontariat. Suite à cette ouverture du cadre légal, la Plateforme francophone du volontariat développe le réseau Volonterre d’asile dont l’objectif est de favoriser l’implication des candidats réfugiés dans des associations locales.

Cet engagement par le volontariat a par ailleurs été renouvelé par l’apparition au cours des dernières années de structures consacrées aux programmes de mentorat ou de parrainage, organisant et cadrant la mise en relations des locaux et des primo-arrivants. Éloignés des formes d’actions collectives, ces dispositifs d’intégration s’attachent à la formation de paires en vue de faciliter les processus d’intégration par la sphère privée. Active dans l’insertion socioprofessionnelle, l’association Duo for a Job développe ainsi le mentoring interculturel et intergénérationnel depuis 2013, en associant de jeunes demandeurs d’emploi issus des migrations avec des citoyens locaux de plus de 50 ans. Une telle structure permet des formes d’échanges et d’accompagnement individualisés, au sein d’un cadre formalisé, dans lequel des citoyens peuvent mettre en œuvre leur volonté d’être solidaires, dans une logique d’émancipation et de bénéfices partagés.

3. Citoyens et migrants

a. Des interactions solidaires et asymétriques

Si, comme l’écrit Agier (2018, 35), l’hospitalité concrète est toujours « conditionnée, relationnelle et contextuelle », il s’agit dès lors, à l’instar de l’anthropologue, de s’intéresser aux dynamiques qui sous-tendent les relations qu’elle fait naître entre les hôtes : hébergeur, d’un côté, et hébergé, de l’autre. Les études sur l’essor des soutiens citoyens de personnes migrantes rappellent fréquemment que l’hospitalité repose avant tout sur une relation asymétrique, nécessaire pour la justifier (Youkhana et Sutter, 2017). Cette asymétrie ne suppose pas toujours l’inégalité, comme le suggère Agier (2018), mais les situations spécifiques d’accueil de personnes migrantes impliquent généralement une différenciation en termes de statut de séjour, et donc d’accès aux droits. La différence de position sociale entre, le plus souvent, citoyen accueillant et non-citoyen accueilli est frappée du sceau des inégalités. Les discours qui célèbrent l’hospitalité citoyenne et l’expression d’actes d’humanité se risquent parfois à faire oublier que les rencontres liées à ces engagements ne se construisent pas en dehors du monde social. Loin d’échapper aux formes de domination structurelles, ces relations sont ainsi traversées par des rapports sociaux de race, de classe et de genre. De même, elles héritent de logiques et d’histoires coloniales. Elles sont encore complexifiées par d’autres marqueurs de différenciation ou d’infériorisation tels que l’âge, la religion, l’orientation sexuelle, la santé mentale, etc. La reconnaissance de l’ensemble des rapports symboliques, sociaux, politiques et culturels dont les pratiques et les relations d’hospitalité ou de soutien sont chargées est donc fondamentale. Cette reconnaissance est nécessaire pour limiter la reproduction de formes d’exclusion et de discrimination, c’est-à-dire éviter que les inégalités structurelles engendrent, dans le cadre de l’hospitalité, des inégalités interactionnelles.

Bien que façonnées par ces rapports sociaux, les relations entre les citoyens et les migrants ne s’y limitent pas, et sont loin d’être immuables. Au contraire, elles sont marquées par leur dynamisme et dépendent de nombreux facteurs. Les études sur le sujet, souvent ancrées dans des démarches ethnographiques, mettent par exemple en lumière l’importance du contexte dans lequel elles se produisent. Ainsi, parmi la diversité des cadres de soutien aux personnes migrantes, celui des organisations d’aide humanitaire se révèle particulièrement propice à la reproduction de rapports de domination entre les bénévoles et les migrants, une tendance renforcée en fonction de leur degré d’institutionnalisation. De nombreux travaux d’anthropologues ont critiqué la manière dont l’aide humanitaire produit une hiérarchie entre les aidants et les aidés et instaure une relation de dépendance difficile à dépasser. En schématisant, le cadre de l’aide humanitaire semble produire deux principaux types d’acteurs. D’un côté, des bénévoles occidentaux socialement et symboliquement construits comme actifs et engagés moralement pour apporter de l’aide à, de l’autre côté, des réfugiés non occidentaux perçus comme passifs et nécessairement redevables (Fassin, 2010).

Le dispositif d’hébergement citoyen, pour sa part, correspond à un cadre de soutien social et matériel informel et non institutionnalisé qui favorise la création de relations intimes et de longue durée entre des citoyens et des migrants (Cantat et Feischmidt, 2019). Clarebout (2020) met particulièrement en lumière cette question à travers son analyse de l’hébergement citoyen à Bruxelles et en Région wallonne. Fondé sur une recherche ethnographique de plusieurs mois, son travail permet d’identifier trois étapes de cette forme de solidarité, à savoir secourir, accueillir et faire appartenir. L’hébergement vise avant tout un motif qui s’apparente à un registre humanitaire. Il s’agit d’assurer une forme de protection minimale par rapport à des conditions de vie oblitérées par la précarité et la vulnérabilité. Sur cette base peut se construire ensuite une relation d’hospitalité marquée par des formes d’aide qui dépassent l’hébergement, telle que le don de vêtements ou des réponses aux problèmes de santé. Dans cette étape de l’accueil et de l’hospitalité, l’asymétrie qui caractérise la relation est altérée et complexifiée par des « jeux de réciprocité » qui se manifestent, par exemple, à travers l’investissement des hébergés dans les tâches quotidiennes telles que la préparation de repas. Lieu de cohabitation, l’hébergement est aussi un espace d’incompréhensions, de désaccords ou de conflits sur des modes de vie ou des questions éthiques, politiques ou religieuses. Ces tensions peuvent tant engendrer des ruptures dans les relations que les enrichir. Enfin, lorsque les relations s’inscrivent dans le temps et que les liens de confiance se tissent, elles peuvent amener à une forme d’appartenance qui dépasse le cadre initial de l’hébergement et se maintient au-delà de celui-ci. Cette forme de « parenté sociale » que Clarebout (2020) a identifiée chez les hébergeurs et les migrants de Wallonie fait écho aux conclusions d’autres travaux récents menés dans des programmes d’hébergement citoyen. À travers ses recherches sur le même sujet, mais dans le contexte allemand, Stock (2019) met en évidence des formes de parenté qui se développent entre les accueillants et les accueillis.

Cette autrice s’appuie sur les études menées dans le domaine du care. Tandis que cette notion peut se traduire par soin ou sollicitude, Fischer et Tronto (1991) en proposent la définition suivante : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie ». Pour Stock (2019), cette lecture des relations d’aide s’apparente à la multiplicité des pratiques qu’implique l’hébergement citoyen. L’anthropologue révèle ainsi la dimension stratégique de ce recours au mode relationnel de la parenté. En considérant leurs relations comme familiales, en « faisant famille », comme l’exprime également Clarebout (2020), des citoyens et des migrants parviennent à accepter de manière réciproque l’inégalité de leurs positions sociales, tout en construisant des liens d’affections et une volonté partagée de s’apporter mutuellement du soutien et de prendre soin de l’autre.

Ces dynamiques ne sont pas sans liens avec les rapports de genre qui sont à l’œuvre dans ce type de mobilisations citoyennes. L’étude sur le profil des bénévoles des accueils de jour (Caudron, 2020) montre que les initiatives citoyennes sont majoritairement portées par des femmes. Ce constat rejoint les conclusions de travaux menés dans d’autres pays européens (Cantat et Feischmidt, 2019, 387). Dans une recherche récente, Scheibelhofer (2019) décrit le profil des bénévoles impliqués dans les programmes de parrainage de réfugiés en Autriche selon ces termes : une femme âgée de 40 à 65 ans, souvent mère célibataire d’enfants qui commencent à quitter le foyer, ce qui rend disponibles des pièces dans la maison. L’implication des hommes apparaît dans le deuxième groupe majoritairement concerné par le parrainage, à savoir des couples ayant des enfants. A contrario des femmes, les hommes célibataires ne semblent pas s’engager dans le parrainage d’une personne réfugiée. Cette recherche met également en évidence les différences genrées dans les pratiques d’hospitalité. Dans le cas des couples, les femmes sont à l’initiative de la démarche de parrainage. Scheibelhofer (2019) souligne la manière dont les divisions genrées du travail déterminent les types d’engagements en faveur des réfugiés. Structurellement et historiquement assignées aux travaux du care, les femmes ont tendance à établir des relations plus intimes avec leurs hôtes (généralement de jeunes hommes) et à prendre en charge le travail émotionnel. Ainsi, les femmes sont plus impliquées dans l’échange et se montrent plus à l’écoute des expériences personnelles, des histoires, des difficultés et des préoccupations des migrants qu’elles accueillent. Les liens qui se tissent tendent à être plus forts que ceux qui impliquent des accueillants masculins. Ces derniers tendent plutôt à se concentrer sur des formes pratiques de soutien tels que l’organisation des espaces d’accueil ou la résolution de problèmes matériels. Pour Scheibelhofer (2019), ces pratiques de soutien s’apparentent dès lors à une forme de « care masculin » qui leur permet de rester dans une position de détachement émotionnel par rapport au réfugié qu’ils parrainent.

Entre 2015 et 2016, Braun (2017) mène une recherche ethnographique au sein de plusieurs lieux d’accueil de réfugiés gérés par des citoyens en Allemagne. Son travail met en lumière les relations sociales et les interactions culturelles qui se créent entre les réfugiés et les bénévoles, et s’intéresse à l’irruption de situations de conflits entre ces acteurs. Lorsqu’au sein de situations anodines les réactions des réfugiés ne correspondent pas à leurs attentes, les bénévoles y perçoivent un manque de gratitude et tendent à déclencher des mécanismes d’altérité vis-à-vis des réfugiés. Loin d’être anodines, ces réactions des bénévoles mettent à jour l’héritage colonial qui façonne leurs représentations des pratiques de charité et les logiques globales qui les structurent. Selon l’ethnographe, ces situations de conflits entre les réfugiés et les bénévoles déstabilisent la configuration initiale des interactions et permettent d’engager une forme de changement des rapports sociaux. Elles conduisent dès lors à de nouvelles manières de se comprendre soi-même et de comprendre les autres, en tenant compte des différentes positions sociales et des subjectivités de chaque individu. Dans son analyse de ces situations spécifiques, Braun (2017) insiste sur l’importance de plusieurs interprètes présents sur place dans la résolution des conflits. Ayant eux-mêmes une expérience migratoire, ceux-ci interviennent comme des acteurs de médiation entre les réfugiés et les bénévoles. Leur participation amène à construire un dialogue qui permet à la fois la résolution immédiate du conflit, et l’amorce d’un processus de transformation des relations sociales. En regard de ce type de situations, nous pouvons mettre en évidence l’importance que représente le développement de compétences interculturelles. Manço (2002) définit celles-ci comme « des capacités psychologiques permettant aux personnes de faire face, de manière plus ou moins efficiente, à des situations complexes engendrées par la multiplicité des référents culturels dans des contextes psychologiques, sociologiques, économiques et politiques inégalitaires ».

b. Des transformations individuelles et sociales

Qu’elles traduisent ou non des raisons initiales morales ou compassionnelles, les expériences engendrées par l’engagement solidaire se révèlent potentiellement productrices de transformations, individuelles et sociales. Progressivement, ces relations peuvent en effet s’enrichir par la création de liens d’amitié, de confiance, de gratitude, et ce dans un rapport mutuel, qui dépasse de loin la valeur fonctionnelle du soutien social. Comme le montrent les travaux de Stock (2019, 131), lorsque les citoyens et les migrants décrivent leur relation, celle-ci s’énonce à travers le soutien émotionnel et les valeurs morales qu’ils donnent et reçoivent mutuellement plutôt qu’à travers les activités qu’ils partagent. Ainsi, tandis que la première rencontre est façonnée par des logiques humanitaires « dépersonnalisées », Stock (2019) souligne que, dans de nombreux cas, tant les migrants et les citoyens tendent à décrire l’évolution de leur relation comme inscrite sur le mode de l’amitié, à travers un lien intime et émotionnel avec « quelqu’un qu’ils ont activement choisi ». Par ailleurs, les études sur le care ont montré que prendre soin des autres ne se limite pas à un ensemble de pratiques, mais comprend également les différentes formes d’expériences, de réflexions et de discours qui s’élaborent au départ de ces pratiques. Dans le cas de l’accueil des personnes migrantes, celles-ci induisent une conscience politique inclusive et une conscience de la différence (Stock, 2019). Au cours de ce processus, les « soutiens » peuvent envisager leurs pratiques, leurs motivations, différemment. Leurs manières de se rapporter aux autres bénévoles et aux bénéficiaires de l’action ne sont pas statiques, mais en constante évolution. Ainsi, les interactions façonnent les personnes impliquées. Les actes de solidarité produisent quant à eux des « espaces de rencontres » entre les citoyens solidaires et les personnes migrantes. En synthétisant les résultats de plusieurs recherches, Fleischmann et Steinhilper (2017) montrent que les effets transformatifs de ces espaces de rencontres se déclinent selon trois mécanismes principaux. Tout d’abord, les contacts personnels avec des réfugiés réduisent considérablement la propension à l’inimitié de groupe. À travers l’implication personnelle et l’interaction fréquente avec les migrants, les bénévoles développent ou renforcent des attitudes tolérantes ou positives à leur égard. L’importance de ce constat relève aussi de la tendance des mobilisations récentes à rassembler un grand nombre de nouveaux bénévoles, pour qui cet engagement correspond à la première interaction avec des personnes migrantes. Ces rencontres peuvent également susciter un regard critique sur les politiques européennes de l’asile. Dans le cas d’échanges répétés entre des bénévoles et des demandeurs d’asile, les relations affectives perdurent même dans l’éventualité où la demande d’asile est rejetée. En raison des relations individuelles préalablement forgées, ces situations établissent un lien direct entre une législation et la violente réalité d’exclusion des droits sociaux qu’elle produit, et peuvent engendrer un processus de politisation des bénévoles. Ce deuxième mécanisme fait écho à d’autres recherches, dédiées à l’hébergement individuel de réfugiés. Ainsi, Scheibelhofer (2019) conclut que la construction de relations conduit les aidants à prendre conscience de la marginalisation sociale, des discriminations et du racisme structurel vécus par les migrants. Enfin, les initiatives récentes s’inscrivent dans un mouvement social plus large et plus diversifié, composé également de militants antiracistes et de défense des droits des migrants. Ces acteurs établis sont autant de ressources pour les nouvelles initiatives de soutien et les interactions entre ces groupes sont favorisées par les fonctionnements en réseau ou en coordinations. Dès lors, des groupes d’individus socialement ou politiquement éloignés auparavant tendent à développer de nouvelles relations autour d’une cause commune. L’une des conséquences relevées est la diffusion de pratiques, de discours critiques et de démarches d’autoréflexivité, traditionnellement nichés dans les cercles antiracistes, au sein de sphères plus larges de la société. Bien qu’ils soient traversés par des dynamiques de pouvoir complexes, les espaces d’interactions ouverts par les pratiques citoyennes de solidarité engagent un processus de redéfinitions des relations interpersonnelles et détiennent le potentiel d’élaborer de nouvelles formes de sociabilités.

4. Mobilisations citoyennes : nouveau levier de la gouvernance migratoire ?

a. La normalisation des solidarités citoyennes envers les migrants

Dans l’ensemble de l’UE, les mobilisations citoyennes ont conduit à la formulation d’une critique générale selon laquelle leurs actions pallient les manquements des États en termes de protection des demandeurs d’asile et de respect des droits humains (Feischmidt et coll., 2019). De cette manière, tout en représentant une réponse concrète aux mesures d’exclusion, les mobilisations de la société civile apparaissent également comme une ressource qui permet le maintien des politiques productrices de ces exclusions. Dans le contexte néolibéral, le retrait progressif de l’État des matières sociales et le sous-financement des services publics entraînent ainsi un glissement, ou une externalisation, des responsabilités de l’État vers une société civile active. De cette manière, Vandevoordt (2019, 115) souligne que « l’érosion des droits des migrants et la promotion de la solidarité citoyenne apparaissent comme les deux côtés de la médaille ». Si le travail non rémunéré est une ressource pour les gouvernements, les initiatives locales des citoyens présentent également l’avantage de répondre à un certain nombre d’exigences de flexibilité qu’implique la gestion de situations d’urgence. La capacité de ces regroupements citoyens à fournir des réponses plus rapides et d’autant plus « sur mesure » à ces situations que certains organismes institutionnalisés présente par ailleurs des avantages indéniables en termes de gouvernance. Toutefois, il apparaît que ces mobilisations citoyennes ont été amenées à perdurer au-delà d’un contexte initial de crise, sans pour autant s’engager dans un processus d’institutionnalisation. L’inscription dans la durée d’un certain nombre de ces initiatives informelles, mais également leur collaboration avec une pluralité d’acteurs institutionnalisés, pour leur part, semble avoir conduit à une normalisation du rôle de ces actions citoyennes. De cette manière, celles-ci semblent internalisées au sein du système d’accueil étatique. À cet égard, le contexte de crise sanitaire et sociale est particulièrement révélateur. En effet, si la pandémie de Covid-19 exacerbe les inégalités sociales, elle produit également un « effet loupe » sur leurs modalités de gestion par les pouvoirs publics, comme le montre l’analyse de Debelder et Manço (2020) sur la problématique. Suite à l’annonce du confinement, en mars 2020, les autorités communales wallonnes ont manifesté des volontés variables de s’engager dans la mise à l’abri des personnes migrantes sans titre de séjour. Une constante s’est cependant révélée. Lorsque les interpellations des citoyens ont été considérées par les autorités communales, celles-ci se sont chargées de la mise à disposition exceptionnelle de structures d’hébergement, avec un soutien financier de la Région wallonne. La logistique et la gestion concrète de ces hébergements sont revenues entièrement aux collectifs citoyens.

Comme l’exprime Barras (2020), le bénévolat dont il est question « implique une désinstitutionnalisation de l’intervention sociale ». Le phénomène n’est cependant pas sans conséquence. Scheibelhofer (2019) met par exemple en évidence que « lorsque les services accordés normalement sur base de droits sont délégués à des bénévoles, cela renforce la relation de dépendance et la position de ‘demandeur’ des personnes migrantes à ces citoyens qui, en fonction de leur bon vouloir, de leur humeur, de leurs ressources ou du type de relations qu’ils entretiennent répondent favorablement ou non ». Cette remarque soulève un certain paradoxe. Tandis que des citoyens s’engagent pour des raisons morales à prendre en charge l’application du droit international relatif aux droits humains négligé par les États, ils restent cependant des individus mus par leur subjectivité. Une multitude de facteurs peut dès lors entrainer des traitements différenciés, d’autant que les citoyens ne sont tenus, sinon moralement, d’aucune obligation d’équité. Si la réappropriation du travail social peut indéniablement être considérée comme l’expression d’une citoyenneté active, sa mise en pratique concrète soulève certaines questions. Les entretiens menés par Caudron (2020) mettent en évidence que la formation à l’accompagnement dont disposent les bénévoles varie fortement. Comme l’exprime l’une de ces bénévoles, « nous n’avons pas les compétences d’assistants sociaux. Nous nous débrouillons et apprenons sur le terrain ». Cette délégation du travail social à des bénévoles dotés principalement de leur volonté de porter assistance peut s’avérer particulièrement critique pour gérer un certain nombre de situations, notamment celles relatives à la santé mentale. Manço (2019) montre à ce propos les enjeux posés par les psychotraumatismes relatifs aux parcours migratoires, mais également les approches spécifiques qu’ils nécessitent en contexte interculturel.

b. Un nouveau paradigme de l’accueil et de l’intégration ?

En s’intéressant aux rapports qu’entretiennent l’État et la société civile dans la prolongation de la crise de l’accueil des réfugiés, on constate donc qu’au-delà des associations formalisées, les initiatives citoyennes informelles représentent les nouveaux acteurs des domaines de l’accueil et de l’intégration. Leur action est, quant à elle, généralement envisagée comme une réponse aux manquements des États. Sans plus de nuance, cependant, cette lecture globale pourrait suggérer que les initiatives citoyennes locales ne produisent rien de différent que ce qui est attendu des institutions étatiques lorsqu’elles remplissent pleinement leurs fonctions en regard, notamment, de leurs engagements internationaux. Or, par leur intervention dans l’accueil et l’intégration, ces initiatives citoyennes tendent plutôt à élaborer des approches qui diffèrent fortement de celles des modèles étatiques et institutionnalisés. À cet égard, pour Vandevoordt et Fleischmann (2020), ces initiatives citoyennes correspondent aussi à des laboratoires au sein desquels sont expérimentés des rapports sociaux alternatifs qui « façonnent et concrétisent activement des visions d’un ordre social plus égalitaire et inclusif, tout en créant de nouvelles façons de se connecter dans les sociétés de migration ». Pour ces deux sociologues, ces initiatives s’apparentent ainsi à des « utopies concrètes qui vont au-delà de la législation existante sur la migration et l’asile et la gouvernance des migrations dirigée par l’État ». En effet, considérées dans leur ensemble, ces initiatives locales hétérogènes composent un paradigme de l’accueil et de l’intégration dont la première caractéristique est généralement de réfuter les critères de légitimité d’accès aux droits au fondement des politiques migratoires. Par des pratiques de solidarité envers les personnes situées en-dehors du système d’asile (qu’elles ne s’y adressent pas, ou qu’elles en soient exclues), ces citoyens « refusent de reproduire la séparation et la classification à travers laquelle le régime d’asile étatique hiérarchise et administre les réfugiés, se référant plutôt à leur propre éthique populaire et à leur sens moral afin d’apporter une forme plus étendue de soutien aux personnes dans le besoin » (Cantat et Feischmidt, 2019, 389). La nature informelle de nombreuses initiatives citoyennes leur confère, en effet, une grande indépendance et permet des formes d’accueil plus inclusives. L’accueil et l’intégration organisés par les institutions étatiques sont le plus généralement conditionnés à l’une ou l’autre situation administrative (introduction d’une demande d’asile, titre de séjour, etc.). En proposant des formes de soutien qui ne sont pas conditionnées à ces critères, la société civile remet en question et dépasse les logiques dominantes de catégorisation sociale, administrative et juridique des personnes migrantes.

En raison des législations européennes et de mesures de restriction fédérales, les parcours migratoires de nombreuses personnes sont marqués à la fois par une multiplication des mobilités intra-européennes et par des périodes d’attentes de plusieurs mois, éventuellement sans statut administratif. Ces réalités s’opposent de toute évidence aux recommandations fondamentales de l’intégration. Celles-ci préconisent en effet que les processus d’intégration soient mis en œuvre le plus rapidement possible, et s’appuient sur le prérequis d’une stabilité à long terme sur le territoire. Face à ce constat, les solutions d’accueil, de soutien et d’ancrage développées par les initiatives citoyennes tendent à mettre en pratique les conditions d’une meilleure insertion des nouveaux arrivants. Par ailleurs, les modalités de cet accueil citoyen ont le potentiel d’être davantage orientées sur les besoins et les aspirations individuelles des personnes migrantes.

Par les « services » qu’elles proposent, les initiatives citoyennes permettent d’inclure les personnes migrantes au sein de leurs réseaux et favorisent la construction de relations sociales avec la population locale. Les apports qui découlent de l’informalité se révèlent également pluriels. L’interaction entre les personnes migrantes et les « acteurs non étatiques et en dehors des cadres formels » correspond à l’un des facteurs clés de l’intégration locale, selon l’OCDE (2018, 128). Dans son rapport, l’organisme souligne ainsi l’importance de mettre en place des politiques qui soutiennent les initiatives « bottom-up », afin que les organisations de la société civile puissent faire de l’espace public un lieu de connexions entre ces différents groupes sociaux. Dans le cas des pratiques d’intégration, par exemple, l’analyse de Bouharmont et Barré-Benoit (2020) met en évidence l’apport de plusieurs associations liégeoises dans l’apprentissage du français. Les auteurs mettent en avant que « la participation à des activités informelles permet ainsi de se rebâtir un réseau, retrouver des repères et créer des liens forts, indispensables à l’épanouissement psychosocial ». Ils soulignent le rôle des nombreuses initiatives éphémères et informelles qui naissent et disparaissent en dehors des réseaux officiels. Selon eux, « en se dissociant des formes de contrôle vertical et en préconisant un mode de fonctionnement plus participatif, ces actions localisées incarnent une alternative aux parcours traditionnels de l’intégration ». Que ces associations favorisent des modèles au sein desquels « l’apprentissage fonctionnel de la langue majoritaire s’ancre à une vision plus holistique paraît donc nécessaire, dans la mesure où l’appropriation de la langue n’est pas sans lien avec les composantes sociales, culturelles, citoyennes et professionnelles de l’intégration ».

Face à la continuité d’un état de crise aux frontières européennes et en son sein, l’un des principaux enjeux auxquels sont confrontées les initiatives citoyennes concerne la question de leur inscription dans le temps. Dans le cadre d’une recherche fondée notamment sur le cas de la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés, Vandevoordt et Fleischmann (2020) mettent en évidence les dilemmes que représente la question de la temporalité : s’agit-il de recommencer chaque jour à « chercher des solutions aux problèmes de la veille » sur le mode de l’urgence permanente, ou de s’engager dans l’élaboration à plus long terme de solutions structurelles ? La recherche de changements structurels questionne ainsi la possibilité de transformer l’action citoyenne en action publique. Pour faire face à cette ambivalence des priorités que représentent, d’une part, les contraintes du présent et, d’autre part, les nécessités de construire d’autres futurs, les auteurs soulignent qu’une des stratégies consiste au rééchelonnement des revendications. En effet, les critiques et les demandes de la société civile tendent à s’adresser avant tout au gouvernement fédéral, auquel reviennent les compétences des politiques d’asile et des migrations. Cependant, face à l’absence de réponse de ce niveau de pouvoir, la stratégie du rééchelonnement consiste à se réorienter vers d’autres niveaux de gouvernance. L’une des possibilités est d’augmenter le niveau des revendications, en rejoignant des réseaux transnationaux qui s’adressent au niveau de l’UE. L’autre possibilité est de réduire le niveau de revendications en interpellant les autorités locales ou régionales. Les mobilisations citoyennes peuvent adopter un rôle de plaidoyer afin d’amener leur commune à rejoindre des réseaux européens. À titre d’exemple, le réseau Europe Must Act plaide pour le changement de politiques migratoires européennes et incite les collectifs citoyens à interpeller leurs autorités locales et à prendre position. En Suisse et en Allemagne, des collectifs plaident pour l’introduction de cartes d’identité communales permettant aux personnes sans-papiers d’avoir une reconnaissance administrative au sein de leur localité. En l’occurrence, les collectifs interpellent et collaborent avec les autorités locales pour élaborer des politiques inclusives, tout en s’intégrant dans le mouvement transnational Solidarity City. Né en 2015, le réseau fédère les initiatives autour d’une conception inclusive du droit à la ville et permet l’échange de pratiques entre les initiatives. Le plus couramment, les initiatives citoyennes cherchent à obtenir du soutien ou influencer l’action publique en s’adressant aux autorités communales. Celles-ci correspondent au niveau de pouvoir le plus proche des citoyens et le plus propice « à générer de nouvelles formes de participation politique » (Manço et coll. 2017, 150).

En Fédération Wallonie-Bruxelles, les appels citoyens et associatifs à l’endroit des autorités locales ont été favorisés par l’élaboration de ressources spécifiques. En effet, dans la foulée des événements de 2015, le Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11) engage ses actions autour des enjeux de justice migratoire. En septembre 2017, la coupole d’ONG lance le début de la campagne « Communes hospitalières » en rassemblant des citoyens dans une cinquantaine de communes wallonnes et bruxelloises. L’objectif de l’action de sensibilisation est de revendiquer des politiques locales plus inclusives à l’égard des personnes migrantes. La campagne du CNCD propose « un levier d’action au citoyen, et demande aux communes de s’engager concrètement à travers le vote d’une motion », dont les engagements visent à (1) sensibiliser la population sur les migrations et l’accueil, (2) améliorer l’accueil et le séjour des migrants dans le respect des droits humains et (3) montrer sa solidarité envers les communes européennes et les pays confrontés à un accueil de nombreux migrants. Pour ce faire, la campagne repose sur un modèle descendant en mettant à disposition sur son site un ensemble de ressources facilitant l’interpellation des autorités communales par les groupes de citoyennes : un guide citoyen qui détaille ses étapes, des ressources en termes de mobilisation et de communication, des modèles d’interpellation et une documentation sur les actions déjà entreprises par les localités. Bien qu’établi au départ d’un modèle commun, le contenu des motions est adapté à chaque cas et soumis à des négociations qui conduisent à des engagements plus ou moins forts. Par ailleurs, l’adoption d’une motion « commune hospitalière » n’a en aucun cas un caractère contraignant pour les autorités communales. En 2018, le CNCD-11.11.11 a étendu sa campagne à la fois à l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles et aux milieux académiques, en encourageant également ces derniers à l’adoption de motions hospitalières. Celles-ci visent à engager formellement les institutions et leur communauté d’enseignement dans des démarches inclusives à l’égard des personnes réfugiées ou sans-papiers. Comme le détaillent Degée, Abouhafes et Manço (2020), ces engagements académiques, le plus souvent orientés sur l’accessibilité financière, rejoignent la diversité d’autres initiatives et dispositifs des établissements de l’enseignement supérieur qui, en Belgique ou dans l’UE, ont pour objectif d’améliorer les conditions d’accueil et de formation des étudiants réfugiés.

S’il n’existe pas d’évaluation globale sur l’efficacité de la campagne « Communes hospitalières », on peut observer son importance d’un point de vue quantitatif. Ainsi, en l’espace de trois ans, des interpellations ont été réalisées (qu’elles aient ou non conduit à l’adoption d’une motion) dans près d’un tiers des communes de Wallonie et de Bruxelles (85 communes sur 281). Dans 25 communes supplémentaires, des groupes citoyens se sont constitués, mais non pas entrepris formellement les démarches d’interpellation, selon les informations de la campagne.

À l’échelle de l’UE, le rôle des autorités locales tend à évoluer de la mise en œuvre de politiques d’intégration à l’élaboration de ces politiques (Scholten et van Breughel, 2018, 4). À l’aune de cette évolution, les engagements des motions communes hospitalières s’apparentent plutôt à la mise en œuvre, à l’adaptation et à l’amélioration de l’accueil et de l’intégration des politiques existantes qu’à l’élaboration de nouvelles mesures. D’une manière générale, il s’agit de promouvoir la sensibilisation aux questions migratoires et interculturelles, de respecter les législations en vigueur, de favoriser le soutien matériel ou logistique des initiatives citoyennes, et d’organiser un cadre de concertation avec les représentants associatifs ou citoyens. Ces derniers jouent ainsi un rôle de veille quant à l’application des engagements et, s’ils le jugent nécessaire, réalisent de nouvelles interpellations publiques. Les collectifs citoyens tendent à entretenir des relations ambivalentes avec les autorités locales (ou plus rarement régionales), entre l’opposition et la coopération.

Lambert et Swerts (2019) ont par ailleurs étudié le processus d’interpellation citoyenne qui a conduit à l’adoption de la motion à Liège, première ville wallonne à se déclarer « Ville hospitalière, responsable, accueillante et ouverte », en novembre 2017. Ancré dans les réflexions et les débats que suscitent le droit à la ville et la citoyenneté urbaine, leur travail propose un regard critique sur la traduction de solidarités citoyennes et associatives en action publique. Tout en informant sur le cas spécifique de la motion commune hospitalière adoptée à Liège, cette recherche soulève également des questions plus générales en termes de gouvernance locale et de valorisation des diversités. En effet, suite à l’interpellation citoyenne liégeoise, un groupe de travail est formé afin d’élaborer la motion et de préparer une rencontre avec les autorités communales. En raison des aspects techniques et juridiques que cette étape de travail implique, les acteurs associatifs, professionnels des droits des migrants, ont occupé une place prépondérante dans le collectif, au détriment de ses autres membres. En effet, selon les auteurs, cette évolution marginalise progressivement les citoyens activistes qui revendiquent que la motion comprenne des engagements plus radicaux, notamment en faveur des personnes sans-papiers. Ces derniers ne sont par ailleurs pas impliqués activement dans la campagne, malgré qu’elle vise initialement à améliorer leur inclusion. Tandis que la motion est adoptée à l’unanimité par le conseil communal de Liège, son contenu fait ainsi l’objet de critiques par certains citoyens engagés dans l’interpellation initiale. Les processus de négociations entre les initiatives citoyennes et les autorités locales impliquent des pratiques de coopération, de compromis et de dialogue. En l’occurrence, les sociologues mettent en évidence que la recherche de consensus réduit et neutralise l’envergure des revendications citoyennes et leurs possibilités d’engendrer des changements structurels profonds en vue d’une plus grande inclusion sociale des personnes migrantes. De cette manière, la gouvernance multi-acteurs soulève des enjeux qui concernent à la fois les relations et les processus de négociations en tant que tels, et les acteurs de la société civile qui portent ces négociations.

Conclusion : entre le local et le global, comment renforcer le potentiel des organisations citoyennes pour la valorisation des diversités ?

Les dynamiques migratoires globales et les politiques supranationales qui visent à leur imposer des logiques de contrôle et de répression produisent des conséquences qui se révèlent au niveau local de la gouvernance et du monde social. Les enjeux locaux sont eux-mêmes globaux, d’une certaine manière, en ce qu’ils sont partagés par une multitude de localités. Dans les régimes politiques multiniveaux comme le fédéralisme belge, l’autonomie dont jouissent les autorités communales correspond à une opportunité considérable pour l’élaboration de politiques divergentes des orientations nationales (Rea et coll. 2019, 24). Cette marge de manœuvre structurelle permet de favoriser des approches profondément inclusives fondées, a minima, sur le respect des droits humains, mais plus encore sur la valorisation des diversités. En réponse aux discours sécuritaires et xénophobes, l’enjeu consiste à reconnaître les dimensions cosmopolite, multiculturelle et post-migratoire qui caractérisent les sociétés contemporaines. Ce dernier aspect, en particulier, implique de dépasser la dichotomie qui oppose les migrants aux natifs, tout en masquant l’ensemble des autres marqueurs de différenciations de l’hétérogénéité sociale des populations (Foroutan, 2019). La valorisation des diversités désigne ainsi « toute initiative visant à promouvoir les relations interculturelles comme sources d’enrichissement pour l’action locale » (Manço et coll. 2017, 152). À l’échelle locale, il s’agit dès lors d’organiser les conditions pour dynamiser les modes de gestion de la diversité, dans des champs aussi divers que l’éducation, le travail social, la santé, l’animation socioculturelle, l’insertion professionnelle, la citoyenneté et la participation politique. La gouvernance de la diversité repose, quant à elle, « sur le pluralisme des acteurs publics ou privés, issus de diverses origines, ainsi que sur la multiplicité des canaux d’action » (Manço et coll. 2017, 149). C’est donc à la notion d’acteurs qu’il importe fondamentalement de s’intéresser, de même qu’aux relations qu’ils entretiennent, et ce sous différents angles.

Favorisée par le partage des compétences de la structure fédérale, la participation de la société civile à la gouvernance locale s’est vue redynamisée par un ensemble de facteurs combinés qu’a entrainés le contexte de crise de 2015. Au départ d’un état d’urgence migratoire décrété, de sa médiatisation, mais également de sa diffusion au sein de l’UE, les initiatives citoyennes sont apparues comme l’expression d’une indignation et ont engagé une (re)politisation de « citoyens ordinaires » au sein d’un mouvement social émergent.

Comme cette étude s’attache à le mettre en lumière, l’analyse des récentes mobilisations de soutien aux personnes migrantes révèle le rôle crucial qu’occupe la société civile dans la gestion de l’accueil et de l’intégration. Cet acteur à part entière est progressivement internalisé dans le système de l’accueil et de l’intégration. À travers une diversité d’initiatives, les citoyens développent des savoirs et des savoir-faire précieux au départ d’expériences de terrain inscrites dans la durée, et la construction de modes d’organisation collectifs découle indéniablement sur l’acquisition de nouvelles compétences. Si ces organisations locales sont amorcées pour répondre à des besoins conjoncturels, le rôle qu’occupe la société civile ne peut se limiter à celui d’une variable d’ajustement permettant de compenser la fragmentation de l’État social. Au niveau local, il semble fondamental de faciliter et de renforcer le dialogue et la coopération entre les initiatives de la société civile et les acteurs publics, et d’envisager ces coopérations à long terme. Le développement de ces liens nécessite de réduire profondément l’asymétrie qui caractérise leurs rapports.

Par ailleurs, à travers des modalités et des répertoires d’action multiples, les organisations informelles et les réseaux des citoyens construisent, un nouveau paradigme de l’accueil et de l’intégration. Celui-ci fonctionne comme un laboratoire d’alternatives sociales et interculturelles. Ce caractère informel, nous l’avons souligné, correspond à un facteur important de ce paradigme. Dès lors, il paraît nécessaire de favoriser des modalités de coopération qui ne soient pas conditionnés à l’institutionnalisation des initiatives, mais, au contraire, garantissent les apports liés à l’informel.

Les réponses apportées par les initiatives citoyennes peuvent se révéler profondément innovantes, notamment dans la perspective d’induire des changements structurels. Dans de nombreux cas, les sollicitations citoyennes concernent des enjeux génériques tels que l’accès au logement, à l’éducation, à l’insertion socioprofessionnelle, etc. Sans entrer dans les détails des statuts de séjour, il apparaît que la volonté des citoyens promigrants de construire des politiques plus égalitaires en ces domaines ne peut que bénéficier à l’ensemble de la population. Pour ce faire, il s’agit cependant que les localités de Wallonie-Bruxelles opèrent le glissement de la mise en œuvre de politiques d’intégration à l’élaboration de ces politiques, dans une perspective d’inclusion et de réduction des inégalités sociales et économiques.

Dans une vision d’émancipation collective, il s’agit également d’interroger les modalités selon lesquelles les solidarités citoyennes et la valorisation des diversités peuvent se conjuguer. En filigrane de cette étude apparaît la question de la place spécifique qu’occupent les personnes issues des migrations dans les mobilisations de la société civile, que celle-ci implique une citoyenneté administrée ou uniquement performée, dans le cas des personnes sans-papiers.

En regard de cette question, l’analyse de Bathoum (2020) sur les mobilisations sociales des minorités et des personnes racisées s’attache à souligner l’impératif de leur inclusion pour « revivifier les politiques publiques locales autour [d’un] socle démocratique mutuellement bénéfique ». En effet, afin de renouveler l’action publique dans une démarche émancipatrice, l’auteur précise qu’il s’agit préalablement de formuler une critique des logiques dominantes des faits sociaux et d’en opérer au moins une triple rupture. Les collectifs récents de personnes issues des migrations sont ainsi confrontés aux discours de l’universalisme qui, au nom d’un principe d’égalité, fonctionne « comme un outil d’oppression intellectuelle et symbolique », un instrument d’exclusion des minorités. Pour dépasser ces logiques d’exclusion, il s’agit également de rompre avec la marginalisation sociale des migrants et leur relégation sociale. L’urgence est dès lors de prendre en compte ces personnes, leurs histoires, leurs points de vue et leur identité collective — leur « conscience de classe » — dans les dispositifs de l’intervention sociale locale. La valorisation des diversités ne peut être envisagée qu’à condition de sortir de l’ethnocentrisme et des fondements biaisés qu’induisent la blanchité, entendue comme construit social. L’auteur constate que les personnes issues des migrations sont invisibilisées au sein même « des espaces de construction des politiques publiques qui traitent des sujets qui, pourtant, les concernent en premier lieu ».

La question soulevée ici est celle de la reconnaissance : la reconnaissance d’autres subjectivités, de la diversification des diversités qui caractérise nos sociétés, des rapports de pouvoirs, ou des mécanismes d’exclusion. Cet enjeu se pose dans les actes humanitaires ou de soin réalisés par des citoyens ordinaires dans un contexte de crise (migratoire, économique, sociale ou sanitaire), dans les microsituations d’un hébergement éphémère, ou dans le plaidoyer pour des formes de citoyennetés inclusives. L’enjeu ne s’adresse pas uniquement à la société civile, mais à l’ensemble des acteurs qui mettent en œuvre ou, mieux, élaborent les politiques publiques de demain. C’est dès lors la reconnaissance que « le commun est avant tout un processus de coconstruction », comme l’exprime Bakhtiar (2020). Pour l’auteur, il s’agit de valoriser un « droit de citer », à savoir la « reconnaissance du potentiel des personnes sans-papiers à penser et à produire de la culture, et à participer au vivre-ensemble. » Le migrant avec ou sans papiers a aussi le droit de « citer, réciter et raconter non seulement ce qu’il apporte d’ailleurs, mais aussi, et surtout ce qu’il vit hic et nunc ». Au départ des foisonnantes mobilisations citoyennes, l’élaboration locale de politiques inclusives et la valorisation des diversités impliquent dès lors de s’interroger sur l’inclusion des personnes migrantes, qu’importe leur statut de séjour, au sein des espaces de construction et de décision de ces politiques. En ce sens, l’enjeu de la solidarité est aussi de transformer l’objectif en moyen, et d’assurer que la construction d’actions citoyennes et politiques reconnaît les « non-citoyens » comme des « co-citoyens ».


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Joachim Debelder