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Pratiques socio-éducatives et sportives comme facteur de résilience : leçons pour une politique d’inclusion de mineurs étrangers non accompagnés

Altay Manço, Danièle Crutzen et Leïla Scheurette
© Une étude de l’IRFAM, Liège, 2022

ISBN 978-2-9600970-7-8      EAN 9782960097078

Pour citer cette étude
Altay Manço, Danièle Crutzen et Leïla Scheurette, « Pratiques socio-éducatives et sportives comme facteur de résilience : leçons pour une politique d’inclusion de mineurs étrangers non accompagnés », Étude n°1 de l’IRFAM, 2022.

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Introduction

  1. Contexte institutionnel de l’étude
  2. Santé mentale et mineurs immigrés isolés
  3. Favoriser la résilience des jeunes migrants
  4. Contribution des activités citoyennes, artistiques et sportives
  5. Méthodologie de l’observation
  6. Résultats des observations
  7. Analyse des observations à l’aune d’une approche narrative
  8. Discussion et synthèse des résultats
  9. Comment développer le bien-être psychosocial des MENA? Recommandations politiques et pratiques

Bibliographie

« Ici, j’ai reçu de l’amour : tu trouves toujours quelqu’un qui t’écoute.
Tu peux parler vingt minutes, il continue de t’écouter! C’est la première fois de ma vie qu’on m’écoute »
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Introduction

Le centre pour mineurs étrangers non accompagnés (MENA) d’Assesse a pour objectif le suivi de vulnérabilités physiques et psychiques générées par l’exil et les violences de guerre. Il accueille des jeunes hommes entre 13 et 18 ans, pour la plupart affectés par des stress post-traumatiques et des insomnies chroniques. Depuis 2015, l’augmentation des brutalités sur la route de la migration oriente l’accueil vers des profils de moins en moins réceptifs aux stratégies psychothérapeutiques (Le Cardinal, 2021). La présente étude interroge l’apport des pratiques ludiques, culturelles et sportives en tant que facteurs de résilience psychosociale. Elle pose la question de leur opportunité en guise de réponse aux besoins de réappropriation de soi par le corps et le mouvement, cherche à identifier les conditions favorables au développement d’aptitudes psychosociales résilientes. L’intention est d’étayer l’hypothèse préventive en observant les bénéfices de l’activité (ré)créative sur le développement psychosocial des jeunes qui évoluent sans parents. L’exercice qui se déroule en contexte de pandémie ne manque pas de susciter un retour critique sur les politiques d’accueil et de scolarisation réservées à ce public en ce qu’elles aggravent les difficultés constatées.

De juillet 2019 à avril 2021, la procédure élaborée par l’équipe du centre (25 professionnels et bénévoles) et l’IRFAM engagés dans ce projet consiste en une récolte mensuelle d’observations individuelles sur l’ensemble des aspects de la vie de 48 jeunes : soins, accompagnement juridique, participation sociale, vie scolaire, etc. Le protocole d’observation intègre également la fréquentation de clubs sportifs, d’un hall omnisports, ainsi que d’autres activités culturelles, plus ou moins structurées, collectives ou individuelles, en plein air ou non, et dont la plupart ont été lourdement impactées par la pandémie. Le tout se déroule dans une ambiance sociopolitique générale difficile autour des questions migratoires. Des interviews (N=25) sont également réalisées auprès des partenaires (coaches sportifs, tuteurs, enseignants, thérapeutes), ainsi que de jeunes du centre. L’analyse de ces données est présentée, discutée et ajustée en réunion de manière trimestrielle, plusieurs membres de l’équipe ayant également commenté la présente.

1. Contexte institutionnel de l’étude

En plus de vingt ans d’existence, le centre MENA du CPAS d’Assesse a développé un accueil de jeunes présentant des difficultés psychiques et physiques causées par une migration forcée et des maltraitances subies lors de ce parcours. Il est conçu comme un milieu de vie adapté à ces besoins spécifiques et orienté vers le développement des ressources des jeunes qui lui sont confiés, dans le respect du temps nécessaire au déploiement de leurs capacités de résilience et d’adaptation à leur nouvel environnement. Un suivi individuel médical, juridique, social et scolaire y est assuré. Il s’appuie sur six principes fondamentaux, à savoir l’humilité — car l’apprentissage est permanent au contact des jeunes —, la transparence, la bienveillance, la promotion des talents, la co-responsabilité et l’inclusion. La méthodologie systémique développée en équipe (Furtos, 2005 ; Meynckens-Fourez et coll., 2011 ; Ausloos, 2013) privilégie le soin porté à la relation, à la posture et au positionnement réciproque. Elle travaille sur les perceptions en tant que vecteurs de la communication. Les stratégies de changement ciblent l’expérience des acteurs plutôt que des procédures fixées a priori. Elles agissent par touches successives sur des leviers et opportunités identifiés par les acteurs eux-mêmes, prenant appui sur les notions d’empowerment et de co-développement (Le Bossé et coll., 2008, 2009 ; Jouffray, 2014). La posture professionnelle préconisée s’inscrit dans un rapport de réciprocité. Elle réfléchit en miroir les comportements : par exemple, les jeunes réverbèrent les failles du système et rejouent souvent en institution le rôle qu’ils avaient dans leur famille. Cette posture implique le développement en équipe d’une compétence de décentration et la pratique quotidienne de décodages culturels non stéréotypés (Cohen-Emerique, 2011).

Si le mandat du centre n’est pas thérapeutique1, la question du refuge est, selon Tovmassian (2016), essentielle dans la clinique des polytraumatismes. Dans cette perspective, la qualité de l’accueil est centrale : la densité et la diversité des liens qui s’y nouent créent les conditions de la résilience. Le dispositif a pour ambition de recréer les conditions d’un seuil minimal de sécurité (signaux rassurants) et de convivialité (reconnaissance).

Une « boussole » hiérarchise les besoins et y répond selon trois « vocabulaires » non verbaux : (1) le vocabulaire survie traite les peurs viscérales, les colères, les perceptions anxieuses et les sentiments d’urgence ; (2) le vocabulaire rituel s’inspire d’éthologie pour traiter les besoins d’inclusion et d’affiliation dans la vie du groupe ; (3) le vocabulaire système, celui de la loi, des règles, des apprentissages, des méthodes et des contenus, se décline dans l’accompagnement des procédures, les exigences scolaires, les apprentissages explicites, les codes et les normes de la société. Il s’agit de se réinscrire dans une nouvelle trajectoire et d’adapter son mandat aux réalités rencontrées. La boussole permet notamment de hiérarchiser la gravité des transgressions et d’arbitrer d’éventuelles sanctions.

Dans ce contexte institutionnel, l’approche préventive psycho-socio-corporelle développée par le projet pédagogique se met à l’épreuve d’une observation. Il s’agit d’étayer la pertinence de cet axe de travail en documentant les bénéfices de l’activité sportive et récréative sur le bien-être des MENA, la démarche étant, in fine, susceptible de produire une lecture critique des politiques d’inclusion de ce public et d’être exportée dans d’autres milieux d’accueil et d’éducation.

2. Santé mentale et mineurs immigrés isolés

Selon Eurostat, près de 100 000 MENA ont fait une demande de protection internationale dans l’Union européenne en 2015, et près de 25.000 en 2021. Nombre d’entre eux ont dû faire face à des évènements difficiles. La migration, surtout dans des contextes de conflit et de clandestinité, implique un nombre important de pertes et d’évènements stressants, voire violents et traumatisants. Longtemps, les chercheurs ont considéré que l’enfant n’était pas soumis, comme l’adulte, aux traumas liés à ces évènements de par « son immaturité et sa capacité à oublier ». Pourtant, ces évènements l’affectent durant des étapes indispensables à sa construction en tant qu’adulte (Baubet et Moro, 2013). Les pertes et les situations traumatisantes sont plus sensibles lorsqu’elles surviennent à un âge où l’identité est en pleine élaboration (Tison et Leconte, 2018). Pour La Pointe et Jourdan-Ionescu (2018), l’équilibre psychique du jeune est en formation : vivre sa « crise d’adolescence » lors d’un processus migratoire est en quelque sorte une « double peine » déstabilisante. Les enfants constituent ainsi une des populations les plus vulnérables parmi les migrants.

Si la plupart des MENA qui se trouvent en Europe sont dans des centres d’accueil, il est fondamental d’assurer leur bien-être mental et social, ainsi que leur développement psychologique. Pour comprendre cette trajectoire, il est nécessaire de prendre en compte les différentes étapes de la migration vécue par ces jeunes, sans oublier la phase prémigratoire qui permet de comprendre les raisons qui les ont poussés à fuir. Même s’il est important de garder en vue la singularité de chacun, une chose rassemble la population immigrée : la rupture de liens et des repères. Elle est source de vulnérabilité, indépendamment d’autres éléments matériels liés au parcours (Szikra et coll., 2019). Les conditions d’accueil et les procédures de demande de protection internationale doivent également être prises en compte pour comprendre leur impact sur la santé mentale (Manço et coll., 2006). En effet, la santé psychique des jeunes migrants non accompagnés se montre sensible aux contextes d’instabilité (Barou, 2004). Pour Baubet et Moro (2013), si les facteurs sociaux et environnementaux peuvent affecter l’individu et sa propension à développer des traumatismes, il faut rendre les conditions d’accueil des migrants plus appropriées et éviter l’augmentation de cas de troubles psychosociaux au sein de cette population. D’autant plus que les efforts réalisés pour intégrer les enfants migrants bénéficient non seulement à eux-mêmes, mais également à la société d’accueil dans son ensemble (Park et coll., 2018).

Si le concept de la vulnérabilité (circonstancielle et momentanée) rend compte d’une « fragilité dans le processus de développement psychologique de l’enfant, se caractérisant par une moindre capacité de résister aux agressions externes », l’élément qui devient vulnérable lors d’une expérience migratoire n’est pas tant l’enfant lui-même que son processus de développement (Rizzi, 2015, 27). Pour Curtis et coll. (2018), les MENA — et, en particulier, les plus âgés d’entre eux — semblent être plus susceptibles de développer le syndrome de stress post-traumatique que les enfants migrants accompagnés. Leur recherche montre qu’il n’existe qu’une mince différence dans les réactions au stress selon le sexe, même si les jeunes hommes semblent davantage développer des troubles du comportement, alors que les réactions des jeunes filles se rapprochent de l’introversion. Les symptômes psychologiques observés auprès des MENA relèvent de troubles liés à l’attachement, de l’anxiété, de la dépression, des troubles du sommeil, de l’alimentation, etc. Sont notées également des formes d’agressivité envers soi ou les autres. En comparaison avec la population « native », on dénombre davantage de troubles psychotiques chez les migrants. Selon Renard et coll. (2006), il apparaît que la dimension comportementale de la santé des jeunes migrants récemment arrivés dans le pays se détériore au fur et à mesure de leur séjour. Les troubles psychosociaux ne seraient donc pas le résultat direct du trajet prémigratoire et migratoire, mais se développeraient également sur le long terme ; lors du processus postmigratoire. Il s’avère notamment que les jeunes primo-arrivants auraient tendance à percevoir leur qualité de vie et leurs loisirs comme étant de moins bonne qualité que leurs voisins belges. Par ailleurs, la perception de leur qualité de vie et de leur santé psychique aurait également tendance à se détériorer sur le long terme. De plus, les adolescents primo-arrivants sont les plus impactés dans leur phase d’intégration, en cause : l’apprentissage d’une langue, l’angoisse suscité par les démarches administratives, le choc lié à l’introduction d’une nouvelle culture parfois très éloignée et les relations conflictuelles qui peuvent survenir avec des personnes adultes issues de la nouvelle culture. Rappelons que les mineurs non accompagnés ne possèdent pas d’étayage parental pour les protéger et les orienter. Ainsi, le sentiment de marginalité ressenti par les adolescents peut les pousser à rechercher de nouveaux modèles d’identification distincts de leurs origines familiales et/ou culturelles (Martin et coll., 2006). D’autant plus que ce passage à l’adolescence, empreint de bouleversements, peut donner lieu à une « surinterprétation » des mondes intérieurs et extérieurs qui peut déboucher sur de la paranoïa. Selon Jamoulle (2011, 72), dans les quartiers paupérisés de Bruxelles, les jeunes issus de la migration peuvent avoir : « le sentiment que les autres parlent d’eux, dans leur langue, et les disqualifient ». Baubet et Moro (2013), soulignent que l’impact de la migration sur la vie mentale est complexe à appréhender dans la mesure où chaque enfant se construit en s’appuyant sur un modèle culturel, une façon de faire transmise par les parents. L’enfant exilé est amené à vivre des situations paradoxales où son modèle ne correspond pas toujours à celui de la société d’accueil. Cet aspect paradoxal, voire ce « conflit de loyauté » (entre sa culture et la culture d’accueil), est d’autant plus prégnant pour les enfants non accompagnés.

Toute personne est susceptible de répondre à des évènements traumatisants par un état de stress qui, si la situation tend à se répéter, peut devenir aigu avec, entre autres, des problèmes de concentration, d’humeur, de somnolence, de désengagement relationnel… Certains individus peuvent développer le sentiment de ne plus être attaché à la réalité et de constamment revivre les évènements qui ont causé le trauma dans leurs rêves et pensées. Si ces symptômes persistent, on considérera que la personne souffre d’un état de stress post-traumatique (Van Rillaer, 2011). Mouhica (2017), montre qu’en Europe, les migrants et surtout les réfugiés sont plus enclins à subir cet état que les natifs. Ce constat est confirmé par la majorité des recherches récentes qui observent un taux élevé de dépression, d’anxiété et de stress post-traumatiques chez les jeunes réfugiés dont les symptômes risquent de devenir chroniques. Cette prévalence est notamment expliquée par le risque élevé de séparations ou de pertes d’êtres chers (Unterhitzenberg et coll., 2015). Par ailleurs, l’accueil impacte fortement les jeunes migrants avec des taux de dépression plus sévère, associée à un statut d’asile non résolu, compliqué par des difficultés financières et existentielles (Heptinstall et coll., 2004). Dans le cas des enfants plus jeunes, les symptômes peuvent être multiples et divers tels que « l’instabilité et l’inattention, et parfois l’échec scolaire, ou des psychopathologies comportementales (vols, fugues) en passant par des troubles psychosomatiques ou des états dépressifs » (Anaut, 2002).Aussi, faire face aux troubles psychiques des jeunes migrants non accompagnés peut s’avérer ardu, en raison notamment des barrières linguistiques et des conceptions divergentes de la santé mentale et des soins adéquats à prodiguer, entre institutions d’accueil et MENA : la notion même de thérapie peut être entourée de certains tabous2. Selon Omar (2015), les enfants atteints du syndrome du stress post-traumatique peuvent, de surcroît, être dans des stratégies d’évitement et avoir tendance à se taire lorsque le trauma expérimenté est évoqué. Il est donc intéressant d’imaginer des outils alternatifs ou complémentaires à la médicalisation et à la psychothérapie, tels que des activités socioculturelles, récréatives et sportives, dans toutes leurs variantes.

3. Favoriser la résilience des jeunes migrants

Si les symptômes présentés se manifestent différemment d’un individu à l’autre (Anaut, 2003), de cette déstabilisation peut émergerun processus de résilience, c’est-à-dire « la capacité de sortir vainqueur d’une épreuve qui aurait pu être traumatique, avec une force renouvelée » (Anaut, 2002, 102). Pour Wattel (2020, 37), la résilience désigne, de manière plus pragmatique, la « capacité d’un individu à maintenir une adaptation optimale malgré l’expérience d’évènements déstabilisants et de conditions de vie difficiles ». Il s’agit de pouvoir continuer à vivre, à se développer, à se projeter malgré des difficultés vécues. Une faculté qui s’observe à un niveau individuel, ainsi qu’à un niveau collectif. Si la résilience signifie se défendre face à un évènement menaçant, elle comprend également la capacité de faire sens de son vécu, soit une « mentalisation » qui passe par l’expression et le partage avec d’autres. De nombreux travaux montrent que la résilience ne se base pas uniquement sur des facteurs propres à l’individu, mais aussi sur des facteurs sociaux et environnementaux ou des « couches dites protectrices ». Ces dernières comprennent la famille, la communauté proche ou, plus généralement, les ressources de la société, dans son ensemble. Sachant que le processus migratoire spolie l’enfant de ces protections, il est nécessaire de lui proposer de nouveaux « tuteurs de résilience » afin de lui permettre de se renforcer. L’intérêt de cette vision constructiviste de la résilience est de nous éloigner d’une lecture fataliste des traumatismes et de leurs effets. Elle nous permet d’envisager le pouvoir et l’impact des politiques sociales et éducatives sur l’amélioration du devenir des MENA (Martin et coll., 2006).

Manço et coll. (2006) attirent toutefois l’attention sur l’importance de ne pas labelliser systématiquement comme « maladies » les souffrances qui découlent de conditions difficiles. Ces réactions doivent être, dans un premier temps, perçues comme une « réponse normale » à un problème. En ce sens, il conviendrait de soutenir en priorité les migrants à retrouver le sentiment de gérer à nouveau leur propre vie et de développer un sentiment d’appartenance. En effet, les besoins dits primaires, tels que le refuge, constituent, à raison, la principale préoccupation dans la phase d’accueil de personnes immigrées. Toutefois, pour l’enfant migrant, il est tout aussi fondamental de jouer et de vivre son innocence. Le simple fait de s’extraire de la solitude et de retisser les liens est une étape prépondérante dans la reconstruction de soi. Les loisirs et le sport peuvent ainsi aider les jeunes migrants à (re)prendre en main leur existence, leur corps, leur esprit, mais aussi leur place au sein d’un groupe et dans la société d’accueil. Les contextes où se développent « des projets, des rêves et l’humour (…) exercent un effet favorable sur leur estime d’eux-mêmes, leur sentiment d’efficacité personnelle, leur renforcement identitaire, ainsi que sur leur inscription sociale au sein de leur groupe d’appartenance et de la société en générale » (Manço et coll., 2006, 28).

4. Contributions des activités citoyennes, artistiques et sportives

Entre résilience et bientraitance (Graz et coll., 2009), les activités ludiques et sportives ont leur place dans les propositions utiles pour les MENA, puisque tout soutien exogène viendra renforcer leur capacité à se reconstruire et faire face aux traumas qu’ils ont pu vivre. En effet, ces activités permettent de mettre sur pied des groupes de référence et d’appartenance qui tendent à renforcer la cohésion intragroupe et le sentiment de maîtrise nécessaire pour l’élaboration identitaire. Certes, l’école aussi peut être à la source d’un groupe d’appartenance et faire émerger — en la personne d’un professeur, par exemple — un tuteur de résilience, mais il est conseillé de multiplier et de diversifier les sources permettant aux jeunes de développer leurs capacités, car tous sont porteurs d’aptitudes (cognitives, linguistiques, etc.), d’orientations et d’aspirations différentes. De plus, les adolescents primo-arrivants ont tendance à quitter rapidement le système scolaire, d’où la nécessité de leur permettre de choisir d’autres activités vectrices d’intégration sociale, de valeurs et de résilience (Martin, coll., 2006).

Dans ce cadre, Anaut (2002) souligne la force des activités créatives pour renforcer la résilience des enfants. En effet, l’imagination et la création font partie de ces mécanismes de défense qui permettent aux individus de donner du sens à leurs trajectoires chaotiques. Pour Rizzi (2015), les cultures des enfants migrants, les souvenirs et héritages qu’ils ont de leurs familles sont une source de créativité. En effet, la figure de tuteur de résilience n’est pas nécessairement une personne, elle peut également s’incarner au travers d’activités (Ciprut, 2007).

Au Canada, des chercheuses se sont concentrées sur l’impact d’un outil favorisant la créativité (le récit narratif) sur le développement de la résilience parmi de jeunes migrants : La Pointe et Jourdan-Ionescu (2018) montrent que le récit permet aux adolescents de construire du sens à partir de vécus.En France, le travail mené par Rizzi (2015) s’appuie sur la pratique du dessin dans un cadre thérapeutique afin de permettre à l’enfant de dialoguer. Le dessin est un outil d’expression particulièrement utile puisqu’il permet à des enfants ne maniant pas la langue française de pouvoir s’exprimer. En outre, la pratique en question permettrait également de soutenir le processus d’élaboration psychique et culturelle du mineur.Une étude réalisée sur les enfants migrants non accompagnés au Sénégal révèle, quant à elle, que les activités ludiques, en dehors du cadre éducatif per se, sont bénéfiques pour leur développement mental, car elles leur permettent d’augmenter leur capacité de résilience notamment par la création de liens sociaux. Les chercheurs confirment « l’importance des jeux pour les enfants migrants, qui pour certains, peuvent expérimenter la liberté de mouvement dont les atrocités de la guerre les ont privés » (Szikra et coll., 2019, 624).

En effet, les revues systématiques récentes de l’efficacité de l’art-thérapie auprès des publics jeunes présentant des symptômes de stress post-traumatique montrent, au pire, des améliorations significatives chez les sujets, avec une tendance globale vers l’efficacité (Clapp et coll., 2019) et au mieux, des preuves concluantes que la psychothérapie par l’art peut être bénéfique pour les enfants qui ont subi un traumatisme (Braito et coll., 2021). De plus, il apparaît que la pratique (ré)créative permet aux enfants migrants de mieux maîtriser la langue du pays d’installation. Il existe un lien entre la qualité des relations interpersonnelles dont l’adolescent bénéficie et son envie d’apprendre la langue du pays qui l’accueille (Jamoulle, 2011). Ainsi, Graz et coll. (2009) qui interrogent la place des activités artistiques, ludiques et sportives dans la bientraitance d’adolescents ayant des problèmes de santé mentale montrent qu’il est préférable d’associer à l’initiation sportive ou artistique une personne dite de confiance et connue des jeunes ciblés. Le rôle de cette dernière sera de faire la médiation entre les jeunes et les activités proposées.

D’un point de vue neurologique, les recherches tendent à montrer que la pratique d’un sport permet d’atténuer les angoisses, conséquences d’un stress répétitif : l’exercice physique régulier aurait un effet anxiolytique (Leem et coll., 2019). L’activité physique intensive serait susceptible de diminuer le risque d’anxiété secondaire, notamment celle liée au syndrome de stress post-traumatique (Schuch et coll., 2019). Plus spécifiquement, une recherche portant sur la course à pied encadrée et en groupe note que les capacités sociales et cognitives des individus sujets à des troubles de l’humeur s’améliorent, ainsi que leur perception d’une meilleure santé physique, mais aussi mentale (Keating et coll., 2019). En Belgique, des expériences ont été menées dans les centres pour les MENA à travers la pratique du yoga. Ses bienfaits, rapportés par Liénart (2015, 15), impactent tant le psychique que le corps des jeunes migrants : « certains sont plus détendus, d’autres voient une amélioration de la qualité de leur sommeil, voient leurs céphalées diminuer, d’autres encore s’ouvrent et souhaitent s’exprimer sur leur vécu ».

Prévinaire et Stas (2020) ont, quant à eux, évalué des cours de natation et de secourisme s’adressant à des MENA, dans le but de renforcer leur pouvoir d’agir sur leur environnement, intégration sociale et acculturation en Belgique. Bien que les résultats montrent une augmentation significative du sentiment de bien-être chez les participants, aucun résultat positif n’a été mis en avant dans le domaine de l’intégration ou de l’acculturation. Le groupe des participants, constitué de jeunes réfugiés, a renforcé sa cohésion intragroupe et s’est montré moins désireux de s’ouvrir vers l’extérieur, à la fin de l’expérience, contrairement aux résultats de Morela et coll. (2013) qui, ayant examiné le rôle de la participation sportive dans l’intégration sociale d’athlètes adolescents d’origine ethnique et culturelle non dominante en Grèce, indiquent que leur recherche fournit des preuves du potentiel du sport pour promouvoir l’intégration sociale des jeunes migrants. Force est toutefois de constater que le nombre de recherches sur le sport comme traitement des états de stress post-traumatique et adjuvant de l’intégration sociale doit être augmenté, ainsi que le souligne une revue de la littérature (Lawrence et coll., 2010).

5. Méthodologie de l’observation

L’observation participante par les éducateurs (Boccagni et Schrooten, 2018) est privilégiée à l’interview des jeunes eux-mêmes compte tenu de l’absence d’une langue commune avec au moins la moitié des résidents. Le souci est de ne pas susciter des malentendus entre les résidents et l’équipe du centre autour du processus d’observation (malentendus susceptibles de biaiser les résultats et de compliquer la gestion du centre). Il semble ainsi judicieux de confier aux éducateurs et aux autres professionnels du centre la tâche d’observation des jeunes, une pratique qu’ils appliquent régulièrement à des fins d’évaluation et d’orientation de l’activité ordinaire.

a. Groupe observé

Les jeunes résidents ont en moyenne 17 ans, en avril 2021. À leur arrivée au centre (et en Belgique), l’âge moyen est de 16 ans. La durée moyenne de résidence au centre est de 14 mois, ce qui montre le turn-over des jeunes dans cet établissement avec une capacité de 29 lits. En effet, durant le temps de l’étude, 23 jeunes (48 %) ont dû quitter le centre (réaffectation, limite d’âge, etc.) et ont été remplacés par d’autres. Le temps moyen d’observation par jeune est de quatre trimestres. Pour 30 jeunes, nous disposons de trois trimestres d’observations ou plus, avec lesquels des analyses approfondies sont possibles.Sur l’échantillon de 48 jeunes, 27 sont de nationalité afghane (56 %) dont essentiellement des locuteurs de la langue pashto. Un groupe de 19 jeunes est originaire du continent africain dont une majorité de francophones. Quatorze jeunes présentent, en effet, une assez bonne maîtrise orale de la langue française (B1 ou au-delà) permettant de fonctionner au centre avec suffisamment d’aisance et d’autonomie, alors que 26, tous afghans, n’ont qu’une très faible notion de cette langue. Hormis les langues maternelles, certains jeunes pratiquent également un peu d’anglais avec le personnel qui comporte des éléments parlant l’arabe et le pashto, bien que l’intervention d’interprètes externes soit nécessaire à de nombreuses reprises, ce qui n’est pas toujours possible. Bien sûr, les jeunes s’entraident selon leurs niveaux de compétence, de même que certains anciens du centre qui y contribuent à divers moments. Toutefois, ces aides ne conviennent pas toujours pour des questions de secret professionnel.

En ce qui concerne la scolarité, 34 (71 %) jeunes sont dans un dispositif d’accueil pour primo-arrivant dont 20 en processus d’alphabétisation. Le solde poursuit une scolarité secondaire ordinaire, la majorité dans un cycle professionnel ou en alternance. Les écoles fréquentées se situent en majorité à Namur. Selon le niveau socio-économique des pères laissés au pays d’origine, 28 (58 %) présentent un profil faible (personnes sans emploi stable ou ouvriers agricoles) et 16 un profil moyen (petits commerçants, chauffeurs, etc.).

Au sein de l’échantillon, 16 jeunes (33 %) pratiquent régulièrement le football au sein d’un club local. Ils sont issus de l’Afrique. La pratique du cricket de manière auto-organisée au sein du centre concerne 11 jeunes (23 %), tous d’origine afghane. Si dix jeunes fréquentent un cours d’initiation à la natation et autant un club de boxe à Namur, huit pratiquent les arts martiaux au sein d’unions sportives. Seulement cinq jeunes pratiquent régulièrement une activité musicale (hip-hop ou guitare) et six ont comme activité principale le fitness ou la gym qu’ils pratiquent seuls. Par ailleurs, pratiquement tous participent, à divers degrés, à une ou plusieurs activités ponctuelles proposées par le centre ou lancées par les jeunes (visites et découvertes, tournois de minifoot ou de babyfoot, activités de théâtre, cuisine, jeux vidéo, etc.). L’observation montre que les jeunes pratiquent régulièrement entre zéro (9 personnes) et quatre (3 personnes) activités, la moyenne étant une activité régulière par jeune.

Durant le temps de l’observation, 12 (25 %) jeunes ont quitté le centre sans solution suite à des réponses négatives à leur demande de protection internationale (sans-papiers, fugues à l’étranger…) ; 18 ont obtenu une réponse favorable à leur demande de protection internationale (directement ou après recours) ou peuvent encore espérer une réponse favorable, certains de ces mineurs résident encore dans le centre. Le reste des résidents poursuivent leur procédure administrative. Parmi les 48 jeunes observés, 17 (35 %) ont séjourné dans l’annexe du centre sous le régime de la semi-autonomie qui prépare leur sortie définitive, une fois la majorité atteinte. On constate que ce sont souvent les jeunes qui maîtrisent bien le français qui transitent par ce régime.

b. Variables considérées

Près de 90 informations ont été observées mensuellement, durant sept trimestres, pour l’ensemble des jeunes résidant au centre. Dans la mesure où leur cohérence l’a permis, des scores ont été construits :

Le score d’activité dite « administrative » : nombre de contacts durant un trimestre avec l’avocat, le tuteur, les administrations, la famille et l’assistance juridique au centre.

Les décisions reçues de l’administration par rapport à la demande de protection internationale du jeune.

  • Le score « implication scolaire » : (1) nombre de jours de présence à l’école de devoirs organisée par le centre, (2) moyenne des notes reçues à l’école et (3) l’intérêt pour la scolarité du jeune perçu par les éducateurs.
  • Le nombre de jours d’absence non justifiée à l’école durant le trimestre.
  • Le nombre d’informations en provenance de l’école sur les difficultés ou incidents rend compte d’une conflictualité ou d’une incompatibilité vécue entre le jeune et l’offre scolaire.
  • Le score « prestations médicales » : (1) nombre de sollicitations durant le trimestre de la cellule psychomédicale du centre, (2) nombre de plaintes en matière de sommeil, de douleurs exprimés par le jeune durant le trimestre, à la responsable de la cellule psychomédicale, (3) nombre de plaintes en matière d’humeur, (4) nombre de médicaments utilisés régulièrement et (5) l’ensemble des frais de santé par trimestre.
  • Le score « psychothérapie » : (1) l’existence d’un suivi psychiatrique régulier, (2) comme celui d’un suivi psychologique et (3) la fréquence de prestations psychothérapeutiques durant un trimestre.
  • Le score « bien-être psychosocial » : synthèse des inventaires « conflictualité », « chocs psychologiques », « agressivité » et « dépression »3
  • Le score « activité sportive, culturelle et ludique » : est une sommation d’informations comme l’existence d’affiliation à un club ou à une infrastructure sportive, le nombre d’activités réalisées dans ce club ou infrastructure durant le trimestre, le nombre de fréquentations de l’activité minifoot ; de l’activité fitness, de la piscine, de l’activité cuisine, d’autres activités sportives ou ludiques mentionnées dans les registres des éducateurs.

6. Résultats des observations

Objectiver les pratiques sportives et ludiques des MENA et en estimer l’impact sur leur capacité de résilience face aux traumas posés par la situation d’exil nécessite d’une part, de quantifier l’activité sportive et récréative de jeunes dans un centre d’accueil et d’autre part, d’identifier des indicateurs de résilience. Cet objectif est devenu un véritable défi dans la mesure où le contexte de la pandémie s’est imposé, dès mars 2020, éteignant, pour une longue durée, toute activité structurée se déroulant à l’extérieur du centre d’accueil, comme la scolarité, la pratique de sports dans des clubs, etc. Dans ces conditions de confinement, l’équipe du centre a dû elle-même faire preuve de résilience afin de poursuivre l’accompagnement, les soins et l’occupation des jeunes résidents. Des activités ludiques et sportives, ainsi que le soutien scolaire, ont été organisés au sein et à partir de la maison, mais elles étaient sporadiques et davantage diversifiées, surtout elles ne permettaient plus aux jeunes de bénéficier des liens avec les entraîneurs, les animateurs et les co-équipiers ou les adversaires sportifs externes au centre qu’ils avaient pris l’habitude de fréquenter. Le confinement se confirmant de mois en mois, les jeunes, faisant preuve d’autonomie, ont commencé à organiser entre eux des matches et autres activités au sein, autour et à partir du centre d’accueil. Ce qui fut très riche comme expérience, mais a rendu de plus en plus ardue l’observation dans le cadre de la présente recherche : les activités devenaient de plus en plus hétérogènes se prêtant mal à une standardisation, et se déployaient souvent sans la présence des éducateurs. Cette réserve est importante dans la mesure où elle permet de pondérer la faiblesse des résultats quant à un impact direct et massif des activités sportives et des liens sociaux qu’elles impliquent sur la capacité de résilience de jeunes exilés. Ce que nous avons découvert comme effet est moins direct — il transite, par exemple, par la médiation d’autres dimensions telles que les compétences en français ou les ressources développées au sein de groupes de jeunes de la même culture — et dans la même mesure plus complexe. De plus, la pratique d’activités sportives et ludiques apparaît en concomitance avec des signes de souffrance et de difficultés psychologiques. Cette constatation d’une apparente contradiction indique que ces activités sont mises en œuvre comme autant de réponses résilientes face à l’adversité ; elles n’en signent pas le dépassement, mais la prise en charge.

a. Activités ludiques et sportives des résidents

Sur les 48 jeunes observés durant près de deux ans, 16 ont préféré un sport collectif largement pratiqué en Belgique et avec diverses possibilités de rejoindre des équipes locales. Il s’agit principalement du football. S’ajoute à cela la pratique régulière du futsal sous la houlette des éducateurs du centre, dans la salle omnisports à proximité. On constate que cette option intéresse principalement les jeunes issus du continent africain, dont le niveau de maîtrise du français oral permet d’interagir de manière aisée au sein des clubs qu’ils fréquentent et qui apprécient leurs talents de joueur. Les observations des éducateurs, confirmées par les interviews menées auprès de jeunes ayant quitté le centre, montrent que cette activité collective permet aux joueurs d’engranger de nombreux feedbacks positifs ou de critiques bienveillants de la part d’adultes (coaches) ou de pairs significatifs. C’est l’occasion d’un surcroît de confiance en soi qui renforce l’insertion sociale des MENA dans des collectivités locales. Une dimension frappe : en général, les feedbacks en sport suivent de près l’action et l’effet de l’effort est visible rapidement. Cette immédiateté n’est probablement pas sans rapport avec l’importance que certains résidents du centre accordent aux activités sportives et le sens qu’ils y trouvent. On constate également que ces jeunes footballeurs pratiquent par ailleurs de nombreuses autres activités sportives et culturelles proposées au sein du centre ou par des partenaires extérieurs.

Un deuxième groupe de 11 jeunes se cristallise autour de la pratique du cricket, un sport pratiquement absent en Belgique, mais très populaire, notamment, en Asie du Sud. Il s’agit de jeunes originaires de l’Afghanistan parlant très peu le français. La pratique de ce sport dont le club le plus proche se situe à une centaine de kilomètres du centre, l’équipement est difficile à acquérir et les règles sont inconnues des éducateurs fonctionne de facto comme un espace-temps exclusif, regroupant de jeunes initiés. La pratique de cette discipline n’aide pas la création de liens sociaux avec les personnes locales ou le brassage entre jeunes résidents de diverses origines (une entente, du reste, compliquée par une lutte pour l’occupation du terrain de jeu disponible durant la pandémie). Toutefois, l’expérience montre qu’elle a une dimension symbolique forte, canalisant beaucoup d’affects. Lors de différentes épreuves subies par les jeunes (conflits dans le groupe, stress du confinement, annonce d’une décision négative quant à une demande de protection internationale…), on voit les jeunes Afghans initier spontanément une partie de cricket afin d’accuser le coup. Les battes, tels des objets transitionnels, passent de main en main, lorsque des jeunes doivent quitter le centre. Même si dix jeunes afghans pratiquent également la boxe dans une salle à Namur (les seuls résidents du centre à pratiquer la boxe sont afghans), et cinq autres divers arts martiaux (les Afghans constituent la majorité dans ce groupe), la pratique du cricket, auto-organisé en souplesse, sans contraintes comme des horaires et des déplacements, sert à renforcer cette communauté.

Six jeunes sont réguliers à fréquenter les salles de fitness et/ou à pratiquer le jogging. Si ces activités peuvent se faire en groupe, le centre disposant d’un local de musculation, elles ne demandent donc pas l’interactivité avec des personnes externes. La majorité des jeunes privilégiant cette orientation sportive sont aussi de nationalité afghane.

Enfin, dix jeunes pratiquent la natation dans une piscine des environs, ils bénéficient d’un abonnement et de séances d’accoutumance à l’eau. Ils sont d’origines variées et pratiquent également l’hippothérapie, d’autres activités de type culturel comme des cours de guitare ou une initiation au hip-hop. L’exercice montre que les jeunes africains francophones sont surreprésentés parmi les plus assidus aux activités et en pratiquent plusieurs à la fois.

b. Activités scolaires et administratives

À leur arrivée au centre, et dès que cela est possible, les jeunes sont orientés vers une école proche adaptée à leurs besoins. La plupart fréquentent un dispositif d’adaptation scolaire pour primo-arrivant ou un cycle d’alphabétisation. La majorité des écoles proches qui en proposent sont situées à Namur. Le positionnement scolaire dépend de l’âge, de la scolarité antérieure du jeune et surtout de son niveau de maîtrise du français parlé et écrit. Sans surprise, la plupart des MENA originaires de pays partiellement francophones sont placés dans des classes ordinaires, certes souvent dans un cycle professionnel ou dans l’enseignement en alternance, où ils suivent les mêmes cours que des élèves belges. En revanche, pratiquement tous les jeunes originaires de l’Afghanistan se retrouvent dans des classes spécialisées où ils côtoient d’autres jeunes primo-arrivants, et donc de nombreux autres Afghans résidant dans d’autres centres d’accueil de la région. Ce confinement présente divers problèmes. Se retrouver dans une classe en Belgique composée d’élèves afghans n’est pas la moindre des contradictions qui freine leur développement en français. Par ailleurs, certains jeunes, n’ayant jamais été scolarisés dans leur pays d’origine, ont beaucoup de difficultés à comprendre les consignes abstraites, ainsi que le sens des activités scolaires sédentaires nécessitant le calme, et dont les résultats ne sont rendus que longtemps après, de manière écrite et impersonnelle : le contraire de ce qui se passe sur un terrain de sport ! Ces difficultés sont source de conflits avec le milieu scolaire et présentent un caractère anxiogène pour les jeunes concernés, ce qui diminue leur implication à l’école. Aussi, les absences ne sont pas rares. Il apparaît que l’intensité de l’activité administrative autour du statut de séjour du jeune, ainsi que le nombre de prestations médicales qu’il doit subir (voire la fatigue due au voyage et à l’inversion du cycle de sommeil) sont liés au nombre d’absences. En revanche, la durée du séjour au centre, le passage au régime de semi-autonomie, la fréquence des interactions avec les éducateurs du centre, le suivi d’une psychothérapie pourraient avoir un effet atténuant le nombre d’absences. En bonne logique, le niveau d’« implication scolaire », le niveau de maîtrise de la langue française et le niveau de scolarité impliquent un faible taux d’absence. Le nombre de conflits vécus à l’école est inversement lié au niveau d’« implication scolaire ». Cette dernière variable semble, à son tour, en lien avec la participation à une diversité d’activités proposées par le centre.

c. Évolution de la santé et du bien-être des jeunes

Nous observons que la quantité des prestations médicales sont liées à une forte activité administrative autant qu’au nombre des absences à l’école. Il semble également exister un lien entre l’âge d’arrivée des jeunes au centre, relativement avancé, et les prestations médicales qu’ils nécessitent. Parmi ces soins, l’offre en psychothérapie semble concerner essentiellement des jeunes parlant le français et ayant une scolarité plus avancée que d’autres jeunes. On constate également une corrélation entre la participation à une thérapie et l’âge, les sujets les plus âgés étant davantage concernés. Les personnes orientées vers la psychothérapie semblent également davantage en rupture scolaire et développent une interaction plus soutenue avec les éducateurs du centre que la moyenne de l’échantillon. Enfin et de manière attendue, les personnes orientées en thérapie sont en forte souffrance psychologique. Le « bien être psychosocial » est négativement corrélé avec le vécu conflictuel à l’école, ainsi que la densité des prestations médicales : mieux le jeune se sent, moins il est en conflit avec son environnement et moins de soins il nécessite.

d. Effet de la « période Covid »

La trajectoire de 19 jeunes permet de comparer plusieurs paramètres avant (juillet 2019-mars 2020) et pendant la pandémie (avril 2020-mars 2021). La période des confinements successifs engendre, notamment, la fermeture de l’école à plusieurs reprises, pour de longues durées. Les conflits et tensions la concernant s’effondrent. L’équipe du centre ressent un surcroît de bien-être chez les jeunes, malgré la poursuite de l’activité dite administrative et son lot de stress. Face à l’arrêt des activités sportives habituelles, pouvant constituer un contrepoids à l’angoisse, le centre organise ou soutient des initiatives sportives et culturelles variées, de même qu’une « école à domicile », compensant les effets du confinement. Le récit de cette période, fait par le personnel éducatif, laisse entendre l’engrangement de bénéfices psychologiques et cognitifs auprès des jeunes : les progrès en français ne sont pas freinés par la fermeture de l’école, la consommation d’antidouleurs diminue, alors que les prestations médicales, elles, ne diminuent pas. En résumé, la période Covid semble avoir eu moins d’effet sur les MENA (ou avoir eu des effets positifs) que les difficultés engendrées par l’activité administrative et scolaire.

e. Vers une typologie selon la résilience

L’expérience migratoire dépouille le jeune isolé de sa protection familiale, communautaire et culturelle. Il est nécessaire de lui proposer de nouveaux tuteurs de résilience, afin de lui permettre de continuer à se construire (Martin et coll., 2006). Dans ce cadre, il semble important d’objectiver ses capacités de résilience, afin d’estimer, en miroir, l’apport de l’encadrement et de l’accueil qui lui sont proposés. Si l’on considère la définition que Wattel (2020) donne de la résilience, cette dernière peut correspondre à la capacité d’un individu à maintenir une adaptation optimale, malgré l’expérience d’évènements déstabilisants. Dans notre contexte, cette capacité adaptative peut correspondre à l’évolution régulière du bien-être psychosocial des jeunes, durant la période d’observation, indépendamment du devenir de leur scolarité ou de leur processus de demande de protection internationale. À cette fin, nous proposons d’observer l’évolution de leur score de bien-être psychosocial perçu en regard de la variation d’autres paramètres tels que les conflits autour de l’école, l’activité dite administrative, les prestations psychosociales, ainsi que les activités sportives et culturelles.

Il est possible d’effectuer ces comparaisons pour 30 jeunes pour lesquels au moins trois trimestres d’observations sont disponibles. Dans ce groupe, onze résidents (37 %) présentent une forte corrélation positive entre leur score « bien-être psychosocial perçu » et le nombre de trimestres d’observation. Ils sont désignés comme « résilients » (Drapeau et coll., 2004). À l’inverse, six jeunes (20 %) présentent une corrélation négative entre ces deux variables. Ils sont identifiés comme « vulnérables » (Fedasil, 2018). Enfin, un groupe de treize jeunes se situe entre ces deux polarités : ces MENA sont signalés comme présentant un profil « intermédiaire ».

Les jeunes dits « vulnérables » présentent une chute plus ou moins forte de leur bien-être psychosocial à travers le temps. Dans ce groupe, la relation entre le bien-être et l’intensité de l’activité sportive et récréative est négative : quand l’un augmente, l’autre a tendance à diminuer. Des distributions similaires sont obtenues lorsque nous croisons la variable « bien-être perçu » et l’activité dite « administrative ».

Dans le cas des jeunes dits « résilients », c’est l’inverse qui se passe : leur score de bien-être psychosocial augmente avec le temps, certes avec des inclinaisons variables. Il en va de même pour l’intensité de l’activité sportive et récréative : le rapport est proportionnel, les deux mesures ont tendance à évoluer de manière plus ou moins « parallèle », les courbes ne se croisent pas. Même l’augmentation de l’activité « administrative » n’altère pas l’envolée du score de bien-être perçu.

C’est précisément cette indépendance par rapport au contexte, même difficile, qui caractérise les jeunes dits résilients (Wattel, 2020). Dans le cas des MENA vulnérables, au contraire, on constate une sensibilité plus aiguë par rapport aux faits qui concernent notamment le devenir de leur dossier de demande de protection internationale ou ceux impliquant leur vie scolaire. Cette sensibilité est source de stress pouvant conduire certains jeunes à des blocages ou à l’inefficacité, voire à des formes de démission ou de violence. Les jeunes résilients paraissent aux éducateurs comme étant davantage déterminés et indépendants dans leurs choix, là où les jeunes en situation de vulnérabilité semblent indécis et dépendants notamment de leur communauté ou groupe d’amis. Aussi, certains paraissent comme (con)fondus dans ces ensembles et il est difficile de les entendre en tant qu’individu, d’autant plus que l’absence d’une langue commune ne facilite pas les relations éducatives. Ils paraissent ainsi difficilement « lisibles » et risquent de disparaître des radars.

Cette difficulté de lecture, voire de visibilité, rend plus ardue la prévision des risques psychologiques en cas d’avènement de faits graves les concernant ou concernant leurs proches. En revanche, les jeunes qui se comportent en individu, détachés de leur communauté et a fortiori ceux s’exprimant en français ou anglais sont nettement plus visibles, audibles et lisibles, et dans la même mesure prévisibles. Ce qui constitue un avantage dans le cadre de la relation éducative : prévenir étant plus facile que guérir.

Malgré l’étroitesse de l’échantillon, dispersé selon les types « résilient », « vulnérable » et « intermédiaire », l’analyse montre que les jeunes désignés comme « résilients » présentent une durée moyenne de séjour au centre de 19 mois, alors que cette durée est de 14 mois pour les jeunes dits « vulnérables ». De la même manière, la qualité des relations entre les éducateurs et les jeunes semble supérieure dans le cas des jeunes « résilients » comparés aux résidents « vulnérables ». La qualité des relations avec les MENA résilients est notée en moyenne 8/10 par les éducateurs, ce score est de 6/10 pour les jeunes vulnérables. Ces constats montrent l’importance de l’accueil et de l’accompagnement prodigués au sein du centre, en contribution à la construction d’une réponse adaptative par les MENA, face aux difficultés qu’ils rencontrent.

Nous constatons également que l’indicateur d’activités sportives et culturelles des jeunes dits « résilients » est supérieur au score des jeunes définis comme « vulnérables », montrant également l’apport de ces activités au processus de résilience. Remarquons que la nature de l’activité et son encadrement semblent avoir une importance. Alors qu’aucun jeune « vulnérable » ne pratique les arts martiaux, ils représentent une proportion d’un sur cinq dans les autres catégories de jeunes. En revanche, la moitié des jeunes qui pratiquent seuls des activités physiques sont identifiés comme vulnérables.

Enfin, il convient de noter encore que, sur les onze jeunes résilients, huit sont d’origine afghane. Cette surreprésentation montre que la cohésion de ce groupe ethnique et des activités communes qu’elle génère constitue sans doute un facteur de protection pour ces jeunes, même si elle pourrait ralentir leur insertion dans des groupes davantage mixtes. L’examen des vignettes individuelles des jeunes « résilients » en regard des « vulnérables » permet d’approfondir et de valider ces divers constats.

7. Analyse des observations à l’aune d’une approche narrative

L’ensemble des remarques écrites et orales transmises mensuellement par l’équipe du centre à la direction est synthétisé sous la forme d’une vignette de deux pages pour chaque jeune. Ces résumés sont analysés par l’IRFAM de manière à y identifier les différences et les ressemblances saillantes et répétitives entre les devenirs, les comportements et les schémas relationnels des jeunes dits « vulnérables » ou « résilients » (Ziebland et McPherson, 2006). Les conclusions sont, enfin, discutées par l’équipe du centre. Ces informations qualitatives apparaissent comme complémentaires à celles déjà exposées et elles apportent des nuances importantes : certains profils de jeunes classés initialement comme « résilients » ne peuvent pas être interprétés ainsi à la lumière du matériel narratif, en particulier dans les cas les plus extrêmes, les plus complexes ou les moins habituels (Graitson et Neuforge, 2008). La combinaison des méthodes permet d’ajuster la typologie proposée. La qualité des relations avec les jeunes, le rôle médiateur des activités sportives et ludiques, la balance groupe/individu et, enfin, le rapport à l’autorité sont quatre thématiques pour lesquelles de nombreuses observations sont égrainées.

a. La qualité relationnelle

Les vignettes individuelles permettent de confirmer l’importance de la qualité des relations éducatives dans la construction d’une attitude résiliente, non seulement avec les éducateurs, mais aussi avec d’autres acteurs : la confiance engrangée auprès d’un éducateur pouvant rejaillir sur la relation avec une autre catégorie d’intervenants.

T (r)4 est sombre et fermé, il semble encore dans la peur du trajet. (…) La barrière de la langue et la distance culturelle compliquent la rencontre. (…) Il demande souvent un traducteur pour se faire comprendre. Il essaie quelques mots d’anglais, avec des gestes, mais le résultat est maigre. (…) Il chante dans l’auto dans sa langue et demande ensuite si c’est beau. Il semble avoir besoin de confirmer qu’il est le bienvenu. Il reste dans sa communauté, mais cherche à trouver ancrage auprès de certains adultes. Contraint au silence, il garde la distance : il faut aller le chercher en douceur. (…) Il se laisse approcher doucement. Quand nos marques d’attention lui conviennent, il accuse réception par le regard. (…) Une pudeur extrême abrite sa peur et sa tristesse derrière une carapace blindée. Il se laisse « materner » par celles qui osent quelques manifestations discrètes d’affection, telles que plier son linge, lui réserver un morceau de cake, etc. Il se sent en sécurité au centre : le confinement lui convient. (…) Il bénéficie de séances de logopédie. (…) Attiré par une stagiaire dans un guet-apens, il passe tout un après-midi à jouer à Dubble, Puissance 4, etc. Gagnant plusieurs parties d’affilée contre l’éducatrice, il exulte. Quand il reçoit sa décision négative, il s’effondre quelques secondes, puis sort en claquant la porte. Cinq minutes après, il joue au cricket. Le lendemain, il prend soin de nous faire comprendre qu’il s’en va. (…) Il disparaît le 15 mars.

Comme le montre cet exemple, la réponse juridique à la demande de protection internationale ne croise pas nécessairement le chemin de la résilience, cette dernière est échafaudée par la pratique éducative qui consiste, d’une part, à répondre à la « recherche d’ancrage » du jeune auprès d’adultes et, d’autre part, à « aller le chercher » avec, notamment, des attentions, malgré les difficultés de langue. Ce respect réciproque et le sentiment de sécurité jaillissent à son tour vers l’acceptation par T (r) d’autres soins, en l’occurrence la logopédie.

Ce lien qui guérit est parfois engendré par le jeune lui-même : Qi (r) accompagne le deuil d’un camarade, faisant savoir qu’il s’en occupe par une courte formule explicative : « moi aussi papa mort ! ».

Parfois, le rayonnement de la confiance irradie le centre ou l’école depuis l’extérieur, comme dans le cas de Rh A (r) :

Il opte pour le taekwondo, gagnant rapidement des compétitions et ramenant fièrement des médailles et des photos. Il est adoubé par son coach, tant pour ses qualités sportives qu’humaines. Il se révèle assidu et performant. Sa mentalité est confirmée lors d’un stage d’aïki jitsu dispensé au centre : il s’y distingue par son humilité, son courage, son respect, son écoute et sa concentration. Adoptant directement une posture martiale, il profite pleinement des enseignements, souriant à chaque fois qu’un exercice démontre son efficacité. (…) L’apprentissage de la langue, par contre, est difficile. Il produit un pidgin incompréhensible et, faute de résultat, se rabat sur l’anglais. Son perfectionnisme s’accommode difficilement de ce qu’il vit comme un échec. (…) Il encaisse une décision négative. (…) Il anticipe le prochain combat et s’y prépare. La suspension de son cours d’art martial durant le confinement ne le décourage pas de continuer à courir et à s’entraîner avec régularité. Face à l’adversité, il maintient son cap, sa droiture, sa rigueur. Malgré la difficulté linguistique, l’école l’intègre à l’essai en option menuiserie. Quand il obtient une improbable régularisation, le soulagement est tel qu’il semble rajeunir ! Sa légitimité et sa valeur sont enfin reconnues par les autorités. Pour couronner le tout, ses efforts scolaires sont récompensés : il est félicité par ses professeurs et passe dans l’année supérieure.

Cette vignette attire l’attention sur la puissance de certaines activités sportives ou culturelles qui permettent aux jeunes d’expérimenter la réussite et de bénéficier de rétroactions positives immédiates de la part d’adultes significatifs comme un coach. La confiance développée dans le cadre d’une activité sportive (ou artistique, dans le cas d’autres jeunes) permet un retour plus aisé sur le positionnement du sujet au centre, voire à l’école. Le cheminement des jeunes est soutenu par une multitude d’acteurs et d’activités dont la diversité est nécessaire afin de répondre à toute sensibilité et pour se ménager des possibilités de soutien ; une diversité au sein de laquelle le personnel du centre sert d’agent distributeur permettant la continuité des liens et la construction du sens.

Certains exemples sont illustratifs de conflits de loyauté entre membres présents et éloignés d’une communauté (compatriotes, famille…) d’une part, et les acteurs du centre et leurs divers partenaires d’autre part, des conflits qui peuvent entraver la construction de liens et de sens. L’incompréhension est également source de difficultés dans la construction d’une relation bénéfique et empreint de respect mutuel, en particulier dans le cas de jeunes identifiés comme « vulnérables ». Dans certains cas, ces malentendus conduisent à la perte du contact. Dans d’autres, une compréhension mutuelle finit par émerger à la faveur d’un évènement qui rapproche le jeune et l’équipe éducative. Il s’agit de se focaliser sur les besoins spécifiques des MENA au moment le plus opportun : telle est la voie pour positiver la dynamique relationnelle. Elle demande une attention aiguë et une observation attentive des jeunes, quels que soient les contextes ou les activités concernés, ce qui n’est pas toujours possible, d’autant plus que, dans de nombreuses situations, les décisions importantes qui engagent la vie des MENA sont prises ailleurs, et le personnel du centre n’y peut rien.

b. Le rôle « médiateur » des activités

Le matériel narratif permet d’attirer l’attention sur le rôle « médiateur » des activités sportives, créatives et thérapeutiques, voire scolaires, dans la mesure où elles mettent justement en relation utile certains jeunes et divers intervenants. Par ailleurs, comme le montrent également les interviews réalisées avec les jeunes, plusieurs recourent intensément aux activités physiques ou aux jeux vidéo afin de gérer leurs angoisses : « pour se vider la tête », disent-ils. Aussi, les arrêts inopinés des activités (comme pendant le confinement) et a fortiori les changements de statut ou les transferts posent un défi à ces jeunes qui doivent canaliser leur énergie — ce qui, à son tour, représente un challenge organisationnel pour le centre.

La route de J (r) fut longue, périlleuse, produisant son lot de séquelles physiques et psychiques : il dit être comme « perdu », que son cerveau n’enregistre plus bien les choses, qu’il a la tête vide, etc. (…) Il a besoin d’être en mouvement. Demandeur de cricket au départ, il pratique avec jubilation basket, pétanque, fitness, mais aussi babyfoot et toutes les activités où il peut canaliser son énergie. Il participe par exemple volontiers à l’accoutumance à l’eau ou encore au minifoot (…) Étonnant de résilience, il est demandeur de shiatsu. (…) Il participe activement aux tâches communautaires, propose spontanément son aide. (…) Il est littéralement tombé amoureux du basket, qui le lui rend bien !

c. La balance groupe/individu

Pour quelques jeunes, la confrontation à soi dans le cadre d’activités sportives, culturelles et ludiques semble avoir une importance dans la construction d’une résilience et cette observation est également soutenue par les interviews menées auprès des jeunes. L’exemple d’I permet de comprendre l’intérêt de ce colloque singulier, là où, dans son rôle éducatif, le personnel pourrait se montrer pressé d’insérer le jeune au sein d’activités collectives.

Extraits du récit de voyage d’I (12 ans à l’époque).

« Frontière bosno-croate. On voit les gens revenir blessés et très abîmés. On était une vingtaine, mais on s’est perdu dans la forêt. On n’était plus que deux ; on a voulu se rendre aux autorités. Ça s’est passé pas loin de la route 65 (c’est une route qu’on traverse et après on sait qu’il faut marcher huit heures pour arriver en Slovénie). Nous avons traversé la route et nous sommes arrivés près d’un village. Il était 21 heures, les gens nous ont tirés sur nous. On a fui et on est revenu dans la forêt. On s’est dit qu’ils avaient peur parce que c’était la nuit. Le lendemain matin, on est retourné au village pour demander qu’ils nous montrent la police. Ils ont fini par l’appeler : ce sont des uniformes noirs, armés de bâtons et ils ont des petits pistolets mitrailleurs. Ils nous ont mis dans un van. Ils nous ont emmenés dans un endroit où d’autres étaient déjà : je crois que c’était un commissariat. Ils nous ont tout pris. Ils ne m’ont pas touché, je crois parce que j’étais petit et parce que je suis resté sans bouger. Ils ont frappé les autres, les mains attachées dans le dos. Ensuite, ils nous ont déportés vers la Bosnie. La deuxième fois, nous étions une dizaine. Ce sont les policiers qui ont tiré sur nous. Puis, ils nous ont seulement bousculés et ils nous criaient dessus. J’ai demandé l’asile : ils m’ont dit non. Ils nous ont refoulés encore une fois en Bosnie. J’ai fait une nouvelle fois le “game”. Je suis passé par la forêt. »

Les premiers mois d’I (r) au centre. I fait le « game » en boucle et en solitaire sur écran. Il est absorbé par le jeu Fortnite Battle Royale, où une centaine de joueurs s’engagent dans un combat pour la survie. Chaque partie commence par un parachutage d’un avion-cargo militaire, sans aucun équipement : les joueurs s’affrontent dans une des quatre cartes proposées. La trajectoire de l’avion varie aléatoirement à chaque partie, obligeant les joueurs à déterminer rapidement le meilleur moment pour s’éjecter. Sitôt au sol, il faut trouver des armes, des protections, des trousses de soins, ou encore des bidons d’essence. Des « loots » sont parachutés à chaque nouvelle zone : ils contiennent des armes, des tenues de camouflages, etc. Une zone mortelle apparaît de façon aléatoire au bout de cinq minutes, sous la forme d’un disque en dehors duquel tout joueur subit des dégâts sévères. Le disque rétrécit au fur et à mesure, forçant les joueurs à se rapprocher, et donc à s’affronter. Chaque partie dure maximum 30 minutes : la zone se réduit rapidement et les éliminations successives conduisent au duel final…

Voici la métaphore d’un réel qui se dérobe. Après de longs mois d’enfermement dans son jeu, I (r) nous livre enfin le récit de son passage des frontières. Son addiction inquiétante se transforme en parabole lorsque nous visualisons ce que signifie « faire le game ». Tout prend sens, indiquant que le temps de l’issue est enfin venu, coïncidant avec une dispute avec les référentes scolaires à propos de ses absences répétées à l’école. La confrontation débouche sur un retour à la scolarité. L’épisode rappelle qu’une relation éducative de qualité n’est pas toujours « amicale ». On peut, en revanche, se demander ce qui se serait passé si nous avions interdit l’accès à ce jeu de combat. Le développement de l’intériorité demande du temps et l’appui d’un vecteur de résilience souvent inattendu. Dans l’échantillon observé, ils sont plusieurs à passer par cette phase de confrontation à soi, de durées et d’issues variables. Certains ne sortent jamais de leur monde, et parfois n’en éprouvent pas le besoin, se satisfaisant d’un endogroupe proche ou distant pour un projet migratoire fixé. En effet, pour beaucoup de jeunes, le groupe culturel propre sert sinon de tuteur de résilience, du moins de lieu refuge, surtout dans la période qui suit l’arrivée au centre.

On remarque dans la plupart des vignettes l’importance du cricket comme espace-temps de ralliement communautaire, une temporisation qui assemble, renforce et rassure, voire une allégorie de la vie en Afghanistan. Le groupe, son jeu, ses complicités et concurrences, et ses moments de convivialité ritualisée constituent les clés d’une gestion groupale des émotions face à des difficultés comme l’incertitude du séjour, l’éloignement de la famille ou même le confinement. Pourtant, vivre le groupe représente un coût psychologique comme le souligne l’expérience de M (v).

M (v), souvent dans sa chambre, est envahi par ses pairs qui l’empêchent de dormir et vit un conflit entre devoir d’hospitalité et respect de son intimité. Il demande discrètement à l’adulte d’intervenir pour retrouver la tranquillité.

Aussi, certains instrumentalisent le rapport au groupe ethnique (amis au centre ou ailleurs, la famille au pays ou ailleurs) dans une alternance de conflit et de fusion, à des fins d’édification personnelle. L’évolution de Qi (r) est progressive, complexe et singulière, montrant comment une position centrale de médiation entre le groupe propre et la communauté éducative — dès que la maîtrise de la langue française le permet — peut servir à certains jeunes de point d’appui dans leur évolution.

Qi (r), cheville ouvrière de l’autogestion des espaces-temps, il organise des moments conviviaux sur la terrasse, s’occupe de l’intendance, évite que les sous-groupes se marchent sur les pieds, se montre médiateur dans les conflits de territoire entre le football et le cricket. Il fuit dans un premier temps les cours de l’école organisée à la maison, mais finit par adhérer à la formule, et même à convaincre les récalcitrants. Il s’y montre assidu, facilitateur, traducteur. Il gagne en crédibilité. Euphorique suite à son « positif », il se détend, se confie, exprime sa reconnaissance, renvoie l’ascenseur quand il en a l’opportunité. Il s’efface discrètement et quitte le centre avec une émotion contenue.

d. L’effet libérateur des décisions d’autorité

L’obtention d’un statut de protection est toujours un déclencheur d’empowerment… Il convient toutefois d’élargir ce constat à d’autres décisions, parfois mineures, qui impliquent la vie des jeunes, comme un changement de chambre, de classe ou d’école, de club de football, de centre d’hébergement, de ville, etc. Si ces décisions d’autorité vont dans le sens des aspirations des jeunes, l’effet libérateur est patent, immédiat et renforce leurs capacités dans bien des domaines connexes comme la socialisation, voire le bien-être en général. Dans le cas adverse, les réponses émotionnelles sont souvent dépressives, sinon violentes, surtout parmi les jeunes identifiés comme « vulnérables ». Nous constatons également une contamination de l’humeur des jeunes par les décisions négatives qui concernent leurs amis, résidents ou non à Assesse (départs, exclusions, etc.).

M (v) aime le sport en général : vélo, running, boxe anglaise. Il fait des tractions sur le panier de basket, se rend plusieurs fois par semaine à la salle de sport, plonge et nage avec aisance. Se dépenser lui permet de ne pas ruminer. Sans cela, les vulnérabilités commencent à se manifester. Quand il n’arrive pas à se faire comprendre, la frustration génère une forme d’agressivité. (…) Il fait du tapage quand on ferme la cuisine ou le wifi. Il écoute calmement les explications en aparté, mais s’énerve ostensiblement s’il y a des témoins. Il vient ensuite faire une accolade et demander pardon. Il a bien intégré les rituels culturels (bonjour, merci, au revoir, sourire, etc.), mais pour lui, l’utilisation d’une formule de politesse doit nécessairement déboucher sur une réponse positive : « monsieur, j’ai dit s’il te plaît, pourquoi tu ne veux pas me donner ? » Le « non » génère une grande frustration même s’il est argumenté.

L’absence de réponse à des requêtes ou d’autres adversités comme la suppression d’activités — même pour des cas de force majeure : la pandémie, un accident… — entament également l’humeur de certains, surtout si ces circonstances se succèdent à brève échéance.

Le cas d’Ab (v) montre combien les échéances prévisibles, par exemple les préalables à des délibérations importantes pour l’avenir des jeunes (conseils de classe, décisions juridiques…), sont également source de stress plus ou moins bien géré. D’ailleurs, dans certains cas, ces échéances sont préparées, au centre, avec les jeunes concernés, ce qui non seulement contient l’angoisse, mais aussi est un gage de succès quant à leur issue (école de devoirs, préparation des auditions à l’Office des étrangers…). Les interviews réalisées avec d’anciens résidents pointent cette dimension comme un réel atout dans leur évolution. Toutefois, si le centre d’accueil n’est pas partie prenante dans la plupart de ces mécanismes décisionnels, on constate que les réactions parfois violentes des jeunes le prennent pour cible en cas de frustration et mettent en question ses règles ou son personnel. En revanche, le déblocage de certains dossiers essentiels, comme le statut de séjour ou la scolarité, engage un cercle vertueux marquant la progression du jeune et son adhésion au centre, ainsi qu’à ses principes.

Ab (v), quinze ans, est en colère contre les secrets de famille. Préoccupé par la situation politique dans son pays, il suit l’actualité avec inquiétude. Il est sujet à la compulsion alimentaire. Il veut faire du sport, mais pratique surtout la PlayStation et le babyfoot. Un peu de vélo et de football improvisé ne suffisent pas à restaurer son hygiène de vie. Il se remplit de chips, gaufres, gâteaux et autres produits fast-food, puis à l’abri des regards, s’inquiète de son image corporelle. Il semble vivre sous le poids de ce qu’il peut dire ou ne pas dire : il donne le change avec humour. Enfant « modèle » dans la vie quotidienne, il est convivial et respectueux, à l’aise avec les adultes. Il recherche l’exclusivité, évitant le regard des autres, dont il craint les moqueries. Francophone et motivé par l’école, il est rapidement intégré en deuxième générale. Il aime approfondir les sujets, apprécie qu’on lui laisse le temps de réfléchir pour trouver des réponses. Il sollicite intensivement les adultes pour ses devoirs. Très contrarié par la suspension des cours, il ne participe que très peu à l’école organisée à la maison. Il est en perte de confiance. Plus agité la nuit depuis le confinement, il s’amuse à faire des blagues, au risque d’agacer. (…) Largué en informatique et en sciences, tétanisé par la peur de l’humiliation, il passe par des moments de panique en classe. Il s’accroche, redouble d’efforts. Une séance de remédiation bienveillante et ciblée désamorce le blocage. Il reste assidu, y compris pour les cours à distance. (…) Le stress monte à l’approche de son interview. Il transgresse ostensiblement les règles, reste des heures sur son smartphone, provoque l’éducateur de nuit. Au départ de ses deux amis, il s’isole dans sa chambre avec des mangas et des dessins animés. Son audition est un soulagement. Souriant et détendu, il quitte son personnage grognon pour se concentrer à nouveau sur celui de bon élève. Toujours anxieux de « ne pas y arriver », il travaille de plus en plus intensément, au point de déclencher des céphalées. L’opportunité de s’installer dans une chambre individuelle l’apaise. Il reprend progressivement confiance en lui et redouble d’efforts scolaires. Il est dans ses montagnes russes émotionnelles quand il reçoit la réponse tant espérée : c’est un statut de réfugié. Radieux, lumineux et soulagé, il laisse éclater sa joie. (…) Transféré en semi-autonomie, il est rassuré de pouvoir rester à proximité, en lien avec ses repères à l’école des devoirs. Il réussit son année scolaire.

Les hauts et les bas sont légion dans l’évolution des jeunes MENA et ces derniers ont des difficultés à comprendre les incohérences et les limites des systèmes comme l’enseignement ou la gestion du droit d’asile. Les jeunes sont surtout taraudés par les attentes interminables, les silences assourdissants et le manque d’information des leurs. Toutefois, les aides dans ce sens et l’accès à des clés de lecture semblent avoir un effet rassurant pour certains jeunes ; elles renforcent également la relation éducateurs/résidents, même si l’essentiel est inextricablement lié à l’obtention d’un statut de séjour, en l’absence duquel les autres aides et compensations, pourtant nombreuses et importantes, ne suffisent guère à préserver le seuil minimal de sécurité et de dignité.

8.  Discussion et synthèse des résultats

Un des constats les plus nets concerne l’issue de la demande de protection internationale de ces jeunes réfugiés et le lot de démarches administratives et de confrontations que cela occasionne au quotidien. L’intensité de cette activité est lourdement corrélée avec les difficultés psychologiques et physiques que vivent ces jeunes durant l’attente à laquelle ils sont soumis dans leur requête de protection. La violence institutionnelle subie est d’autant plus grave qu’approche inexorablement l’âge de la majorité et que certains jeunes sont contraints de quitter le centre « sans solution ». L’impact de cette perturbation se mesure notamment par une incapacité à suivre la scolarité qui, elle-même, constitue une seconde source de stress et d’incompréhension importante pour ces jeunes, dont la plupart ne sont pas francophones, voire pas alphabétisés.

La maîtrise de la langue française apparaît avec force comme une des clés de la résistance au stress, dans la mesure où elle augmente les capacités de compréhension et d’action des jeunes sur leur environnement. C’est un facilitateur du contact avec l’entourage et en particulier les éducateurs du centre. On peut néanmoins se demander si, grâce aux compétences linguistiques, le fait de prendre davantage la mesure de l’ampleur des obstacles à franchir ne constitue pas, en tant que tel, une source accrue d’angoisse.

Quoi qu’il en soit, plus le temps passé au centre s’allonge, plus les jeunes sont en capacité de mettre en œuvre des compétences sociales et linguistiques, ainsi qu’une autonomie dont ils ont besoin pour se construire une vie d’adulte sur leur terre d’adoption. Dans ce cadre, le projet pédagogique développé depuis deux décennies par le centre d’accueil confirme globalement sa pertinence, compte tenu des retours positifs venant des jeunes, des partenaires et du personnel, voire compte tenu de la quantité de solutions obtenues aux demandes de protection et de soins des jeunes accueillis. Plus spécifiquement, l’investigation a permis d’isoler au sein des résidents du centre différents sous-groupes en termes de capacités de résilience et de vulnérabilité psychosociale, mais aussi d’ethnicité, dont la comparaison les uns aux autres est source d’enseignements sur l’efficacité des modalités d’interventions psycho-éducatives mobilisant, notamment, les pratiques sportives, culturelles ou ludiques.

Les jeunes réputés « résilients » développent plus ou moins spontanément un agir, un imaginaire et des rapports sociaux favorisant leur protection face à l’isolement, l’éloignement des leurs, les traumas subis avant, pendant et après le voyage, l’adversité des démarches administratives dans le cadre de la régularisation de leur statut de séjour en Belgique, les difficultés scolaires et linguistiques, ainsi que le stress acculturatif (Sam et Berry, 1995) accompagnant leur installation dans le pays. Ils déploient cependant ces capacités à la faveur d’un contexte socio-éducatif orchestré pour eux par la politique d’accueil des MENA, et en particulier par le centre où ils sont hébergés. Les observations ont ainsi montré que les jeunes résilients avaient bénéficié d’une période plus longue de séjour, ainsi que d’une meilleure qualité d’interaction avec les éducateurs que les autres catégories au sein de l’échantillon d’étude. Aussi, ils nécessitent significativement moins de prestations de santé physique et mentale. Il est donc légitime de penser que le temps est un facteur important qui peut permettre l’accès au plus grand nombre de jeunes exilés aux mêmes compétences psychosociales et à la même qualité dans la relation éducative, pour autant qu’ils puissent bénéficier d’un séjour stable au sein du centre.

À ce propos, en 2020-2021, la pandémie due au coronavirus a créé une situation d’observation des jeunes mineurs en demande de protection internationale. Amenant la fermeture des écoles et l’internalisation partielle de l’activité scolaire au centre, le confinement a permis la disparition des conflits occasionnés par la confrontation des MENA au système d’enseignement, pas toujours adapté à leurs besoins. Le stress réapparaît aussitôt lors des rentrées des classes. Notons que malgré l’absence de l’école et compte tenu des animations organisées, le niveau moyen de maîtrise en français oral des résidents est passé durant l’année scolaire 2020-21 du grade A1 à A2. Cette accalmie sur le front de l’école a aussi bénéficié à l’assainissement significatif du bien-être psychosocial général des jeunes, tel que notre protocole d’observation a pu le mesurer, alors que les sollicitations administratives diverses ne se sont pas arrêtées et les occasions de loisirs, dont la pratique sportive, ont été forcément limitées.

En effet, en raison des confinements sanitaires successifs, il n’a pas été possible de poursuivre l’observation systématique imaginée au départ. Son objet s’est élargi à des activités informelles, souvent au sein même de l’établissement d’hébergement. Cet émiettement des activités s’est posé comme un obstacle majeur face à notre volonté de développer une observation exhaustive et contrôlée. Nous avons ainsi dû élargir notre documentation en recourant au recueil direct et indirect d’informations narratives auprès du personnel du centre et de ses partenaires, ainsi qu’auprès des jeunes. Ces informations sont en définitive d’une grande richesse et complémentaires avec les résultats quantitatifs, permettant une intervalidation. Du reste, elles attirent l’attention sur des thématiques non imaginées au départ de la recherche, comme, le rôle des jeunes eux-mêmes dans l’organisation des activités. Ces analyses et constats ont, par ailleurs, été de nombreuses fois débattus avec l’équipe du centre, occasionnant, là également, une valorisation de leurs compétences professionnelles et le développement de nouvelles maîtrises sur la compréhension de leur quotidien, si perturbé par la pandémie.

Ces aléas nous ont toutefois empêchés de montrer un lien général et net entre le développement du bien-être psychosocial des jeunes exilés, d’une part, et la pratique sportive au sein des clubs de la région, d’autre part. Pourtant, nous avons pu développer des constats intéressant les contextes et pratiques de différents sports, ainsi que leurs potentialités en termes de liens sociaux.

Ainsi, la pratique du cricket, mise en œuvre quasiment en huis clos, de manière informelle, auto-organisée par des jeunes exclusivement d’origine afghane, constitue un apport important en tant qu’espace-temps de renforcement personnel et groupal, notamment dans des moments critiques comme la réception d’une décision négative à une demande de protection. Nous parlerons d’un levier de « régulation interne ». Cette constatation largement supportée par le matériel narratif ne gomme pourtant pas la dimension exclusive de la pratique de ce sport peu connu en Belgique (mise en œuvre difficile, absence de liens à la population locale, conflits avec des résidents non afghans ne participant pas aux matches…) qui ne contribue pas à la participation socioculturelle dans ce pays. En revanche, la pratique, par exemple, du football, en club, pourrait bien constituer un excellent levier de « régulation externe » pour les jeunes MENA : dans une équipe mixte, les clivages peuvent disparaître ou s’atténuer et les liens peuvent ouvrir vers de nouveaux possibles. Dans l’esprit d’une gestion éducative judicieuse, il serait pertinent d’arriver à un équilibre entre ces divers types d’activités permettant de renforcer autant les racines que les ailes.

Les constats sur les pratiques sportives et ludiques exercées en solo sont du même ordre. Les jeunes sont nombreux à évoquer la course à pied ou la fréquentation de la salle fitness du centre comme des moyens efficaces pour éloigner leurs angoisses et préparer leur sommeil. Même la consommation de films et de musiques du pays d’origine ou encore de jeux vidéo apparaît comme un moyen de construire une intériorité protectrice (Tovmassian, 2016), surtout la nuit (occasionnant, néanmoins, des conflits autour de l’accès au wifi et du bruit occasionné). La confrontation à soi-même semble ainsi pondérer le stress accumulé et préparer, peu à peu, le porteur d’une atteinte post-traumatique à un travail psychothérapeutique (Elghezouani, 2016). Là encore, alors que le principal objectif du travail éducatif est de conduire les jeunes vers une socialisation positive, c’est d’isolement dont il s’agit… Toutefois, compte tenu des apports importants de ce type de « colloques singuliers », il convient de leur réserver un espace-temps et de veiller à les alterner avec des activités créatrices de liens avec l’extérieur. Les constats indiquent que la moitié des jeunes dits « vulnérables » pratiquent des activités sportives seuls, alors que dans le groupe « résilient » ils sont moins d’un sur cinq. En revanche, aucun jeune « vulnérable » ne fréquente un club d’arts martiaux, ils sont près d’un sur quatre dans l’autre sous-groupe.

La participation formelle à l’activité d’un club de sport ou à une activité culturelle régulière offre aux MENA la possibilité de fréquenter les locaux, ce qui est rare, même à l’école où les primo-arrivants sont regroupés. Outre le bénéfice de la pratique du français, l’exercice d’un sport dans un club permet, entre autres, de développer des transferts de connaissances, de construire un carnet de relations, mais aussi de recevoir des feedbacks immédiats, fréquents, par de multiples canaux, y compris non verbaux. Les témoignages laissent entendre que ces rétroactions sont le combustible de l’estime de soi et le garant d’un lien de confiance envers les personnes et les organismes représentatifs de la société d’accueil : coaches, certains enseignants, etc. Or, ce lien est plutôt rare à l’école, dont le mode de communication privilégie, au contraire, le formel, l’écrit, le discontinu et le différé. En effet, le matériel narratif montre combien les canaux de communication informels utilisés dans le cadre d’activités sportives, de jeunesse et de loisirs semblent mieux convenir aux besoins des exilés non francophones en quête de construction de soi et de modèles.

Nous constatons encore que la barrière de la langue est probablement sous-estimée dans la gestion du quotidien du centre et des relations des jeunes avec l’extérieur. Certains jeunes ne comprennent pas ou peu ce qui leur arrive. Si cela peut les protéger, dans une certaine mesure, face aux incohérences de la politique d’asile, par exemple, l’incompréhension pose évidemment de nombreux problèmes dans tous les domaines de la vie et en particulier, à l’école ou en ce qui concerne les soins de santé. Les malentendus sont à la base de la plupart des conflits ; il s’agit d’en tenir compte et de les déconstruire en suivant une approche interculturelle (Cohen-Emerique, 2011). À défaut, ils font le lit de désaffiliations qui vulnérabilisent davantage les jeunes. Les données montrent, par exemple, que les francophones accèdent plus facilement à des psychothérapies ou à la semi-autonomie. La qualité et la quantité des liens avec les éducateurs sont meilleures pour les jeunes parlant le français… Aussi, renforcer la pratique d’activités à plus-value linguistique et interculturelle (insérer davantage les jeunes dans des équipes/familles locales, au sein de partenariats associatifs, etc.) s’impose comme recommandation, ainsi que l’importance de liens avec l’extérieur et surtout avec le voisinage, une question difficile et redoutée par le personnel du centre. Enfin, les pratiques de médiation linguistique avec l’aide d’anciens du centre, mais aussi des représentants des communautés immigrées, ou encore veiller à engager des intervenants parlant les langues des jeunes, sont parmi les pistes à renforcer.

Si les résultats insistent sur l’importance des relations suffisantes en qualité et en quantité entre les jeunes et les éducateurs, au sens large. Les « éducateurs au sens large » sont également les coaches sportifs, certains tuteurs, des parents d’accueil, des enseignants, des thérapeutes… qui n’hésitent pas à appeler le centre pour communiquer avec les jeunes pendant le confinement. Ces personnes fonctionnent comme tuteurs de résilience, dont la confiance générée peut rejaillir sur de nouveaux contacts et faciliter, par exemple, l’acceptation de soins redoutés, une orientation avantageuse ou la compréhension d’une décision administrative, etc. Ces acteurs de liaison rendent possible la diffusion de la connaissance et de la confiance indispensables à l’action, ils en pilotent de multiples aspects, en assurent le suivi et l’évaluation. Ils sont aussi garants du sens, qu’il s’agisse de l’orientation du dossier de la demande de protection, de la scolarité, de l’hébergement, du choix des loisirs ou des soins psychomédicaux. Certes, des travailleurs sociaux spécialisés et des enseignants, par exemple, sont dédiés à la réalisation de tâches concrètes dans ces domaines, y compris au sein du centre, mais l’intervention psycho-affective en amont est indispensable afin de rapprocher les jeunes de ces spécialistes. Les vignettes montrent que, dans certains cas, ce rôle d’entremetteur est joué par les jeunes eux-mêmes par rapport à leurs condisciples, avec des avantages partagés. Cette piste du « jumelage » est sans doute à creuser en l’élargissant, peut-être, vers des jeunes de la localité, des anciens du centre, etc.

Les clubs ou les associations, en tant que tels, peuvent aussi jouer un rôle dans la construction d’une posture de résilience par les jeunes. Ces structures peuvent offrir à leurs usagers un contexte d’opportunités et de liens, un canal de diffusion d’informations, des possibilités de soutien et de confrontation aux réalités sociales. Aussi, l’observation plaide en faveur d’une multiplicité de personnes et de contextes diversifiés, proches et accessibles pour les jeunes, y compris d’un point de vue linguistique. Cette pluralité offre à chacun la probabilité de trouver matière à accrochage, afin de permettre l’épanouissement de liens qui guérissent et qui font grandir (Nathan, 2001). Dans ce cadre, imaginer une balance efficace entre le lien aux groupes et le refuge individuel est important. Il convient d’insister sur le fait que les groupes, déclinés au pluriel, incluent le groupe ethnique et familial propre. Les vignettes regorgent d’exemples, notamment à travers les matches de cricket, qui montrent la nécessité de laisser une place à l’intimité communautaire et familiale (quand cette dernière est possible, même de manière virtuelle ou symbolique). L’isolement, l’« entre-soi » et le « face à soi », est indispensable à la construction identitaire, surtout pour le public qui nous concerne. Il cause toutefois des conflits de loyauté, des rigidités, voire un comportement de « sentinelle culturelle » (Guida et Assenmaker, 2015), qui veille à ce que les membres du groupe ne s’en écartent pas trop… Ce sont évidemment des freins à un développement inclusif des identités. Un arbitrage s’impose donc, dont les acteurs les plus pertinents peuvent aussi provenir de l’intérieur des groupes en présence. Les vignettes analysées permettent de découvrir, en filigrane, une lecture des comportements des jeunes en termes de leadership, réel ou potentiel. Des jeunes montrent comment, à leur manière, ils développent des compétences de médiation au sein de leur groupe et avec d’autres groupes, dont les éducateurs.

De l’extérieur du centre, également, peuvent émerger des « metteurs ensemble » : coach d’art martial, logopède, tutrice, bénévoles ou encore des anciens qui prennent soin des nouveaux. Ces ressources sont d’une importance capitale dans le désenclavement du centre, sans quoi il est difficile de mener à bien un travail d’intégration sociale. Enfin, le personnel est sans doute le principal acteur de médiation entre l’individu et le groupe, ainsi qu’entre les groupes et les institutions, et enfin entre le centre et le monde, sans oublier les diverses autres combinaisons entre ces polarités. Un des objectifs majeurs de ce travail de médiation est sans doute d’agencer le rapport à l’autorité, une des principales thématiques extraites de l’analyse des vignettes, sachant que l’autorité ne se limite pas à l’Office des étrangers, même si ses décisions sont évidemment d’une importance capitale pour les jeunes.

9. Comment développer le bien-être psychosocial des MENA ? Recommandations politiques et pratiques

Ces constats ouvrent vers des recommandations en termes de gouvernance du droit à la protection des mineurs. Ils ont été partagés en séminaire, en fin de projet, avec les autorités locales, des acteurs éducatifs et la ministre de la Jeunesse de la Fédération Wallonie Bruxelles. Les questions restées ouvertes sont complexes5L’une d’entre elles pousse à investiguer davantage auprès des jeunes concernés. Dans la présente recherche, leur approche a principalement été indirecte. En quoi la prise en charge et l’accompagnement éducatif du centre d’Assesse ont-ils pu les aider à développer des capacités facilitant leur intégration sociale en Belgique ? En quoi cet accueil a-t-il pu contribuer à panser leurs blessures psychologiques ? Quels conseils donner aux acteurs du secteur afin d’améliorer leur impact auprès des jeunes hébergés ?

Une autre question, plus immédiate, concerne le devenir incertain des jeunes contraints de quitter le centre à leur majorité sans solution (environ un sur quatre). Leur errance est une urgence humanitaire ; elle hypothèque également le travail éducatif mené avec les jeunes, qui souffrent d’être poussés dehors par la Loi, pourtant censée protéger les plus faibles. De multiples incohérences fragilisent les relations de confiance entre les jeunes et leurs éducateurs, et conséquemment leur insertion en Belgique. Le travail semble devoir recommencer à chaque ordre de quitter le territoire ou fugue préventive. Pour ces jeunes adultes sortant des radars, la cellule MENA de l’Office des étrangers n’est plus compétente et personne ne prend le relais. Quid d’une accélération des processus d’examen des demandes de protection internationale ? Un plan B est-il possible pour faire barrage à la rue et à la débrouille ? Quel rôle peut y jouer la société civile en collaboration avec les pouvoirs locaux (Debelder, 2020) ? Quelles sont les possibilités d’hébergement alternatif ? Quel rôle les clubs et les fédérations sportives, ainsi que les mouvements de jeunesse, entre autres, peuvent-ils jouer dans ce processus ? Comment assurer la continuité et l’efficacité des services dans des contextes de raréfaction des ressources et de rigidification des dispositions réglementaires (Park et coll., 2018) ?

a. L’influence des pratiques socioculturelles ou sportives

La présente étude fait le constat d’un dynamisme sportif et culturel plus fort parmi les jeunes dits « résilients » que ceux définis comme « vulnérables ». Le sport a un rôle potentiel — non systématique — dans l’intégration des jeunes migrants et l’insertion des adolescents en général : il peut agir sur la construction identitaire, la capacité économiqueet le lien social. La recherche développe également des constats sur les contextes et la pratique de différents sports, ainsi que leur potentialité en termes de liens sociaux.

Aussi, il semble important que les autorités qui organisent l’inclusion de jeunes MENA renforcent le développement des outils alternatifs à la médicalisation et à la psychothérapie : activités artistiques, créatives, récréatives, ludiques, narratives et sportives, afin de miser sur la confiance développée pour conforter le positionnement au centre, à l’école, dans la société. L’accès au jeu et au divertissement est un droit inscrit dans la Convention des droits de l’enfant. L’OMS (2020) place les loisirs et les sports à la base du bien-être psychosocial. L’accès à ces activités pour les MENA nécessite l’appui des politiques sociales. Il faut préciser les modalités de ce droit, garanti par FEDASIL (Loi Accueil 2007 et normes minimales de qualité).

Par ailleurs, les feedbacks positifs et les critiques bienveillantes de coaches ou de pairs significatifs sont l’occasion d’un surcroît de confiance en soi. Leur immédiateté répond à des besoins spécifiques liés aux traumas et renforce l’insertion positive dans l’environnement. Il s’agit de valoriser les canaux de communication informels des sphères sportives, de jeunesse et de loisirs pour compenser les difficultés de la communication scolaire (formelle, écrite, discontinue et différée).

Le football semble être le sport le plus intégrateur pour trouver rapidement une place dans la vie locale. Quand c’est possible, il est intéressant de privilégier un sport collectif inclusif par excellence, mais dans certains cas, la question des documents de séjour doit être résolue afin d’accéder à une licence sportive. Le cricket, quant à lui, ne favorise pas les liens sociaux avec les natifs, mais sa forte dimension symbolique canalise beaucoup d’affects, notamment lors d’épreuves déstabilisantes. Valoriser ce sport et d’autres activités communautaires comme espace-temps de ralliement et de temporisation qui rassure permet une gestion groupale des émotions. Les arts martiaux, enfin, sont corrélés avec la résilience. Les pratiques en solo (running, fitness, films/musiques du pays d’origine, jeux répétitifs en ligne) sont efficaces pour gérer les angoisses et contribuent à construire une intériorité protectrice préparant le travail psychothérapeutique. Le travail éducatif doit arbitrer et varier pratiques individuelles et collectives : tenir compte des apports de divers types d’activités et leur réserver un espace-temps et des moyens (budget, coordination, suivi, évaluation).

b. L’influence de la pratique éducative

Les souffrances sont universelles, mais celles sur lesquelles nous choisissons de travailler sont culturelles. Les équipes qui accueillent et accompagnent des MENA en phase post-traumatique sont amenées à faire un important travail de décentration par rapport aux représentations professionnelles acquises et à se repositionner dans la co-responsabilité et la réciprocité. Les clés de compréhension des besoins et des trajectoires sont trop complexes pour être préétablies. La qualité des interactions est confirmée en tant que facteur majeur de développement de la résilience. La recherche confirme aussi le rôle primordial des tuteurs de résilience et met en évidence l’intérêt de les diversifier : le bien-être psychosocial et la résilience passent par un désenclavement des centres, notamment dans les localités où ils sont implantés : médiation, liaison…

La crise sanitaire a eu un effet inattendu : ramener les jeunes dans une forme de normalisation sociale, embarqués, comme les autres, dans une suspension de la ligne du temps et une distanciation généralisées. Des bénéfices psychologiques et cognitifs sont constatés : les progrès en français ne sont pas freinés par la fermeture de l’école, la consommation d’antidouleurs diminue drastiquement. Il s’agit d’identifier et valoriser les compétences mises en œuvre par les jeunes et les équipes éducatives durant le confinement ; arbitrer les perceptions en équipe pour améliorer la lisibilité des profils ; négocier des aménagements plus efficaces que le fonctionnement unilatéral…

Plus le temps passé en centre est long, plus on note la capacité à mettre en œuvre des compétences sociales, linguistiques et l’autonomie fonctionnelle. Les « résilients » présentent une durée moyenne plus longue et une meilleure qualité de relation avec les éducateurs. Il faut mettre en évidence l’importance de l’accueil et de l’accompagnement pour construire une réponse adaptative aux difficultés rencontrées. Ils doivent stabiliser les jeunes dans un centre approprié et éviter l’errance institutionnelle.

Les échéances juridiques, médicales, scolaires sont source de stress. Les anticiper contient l’angoisse : préparer les auditions, consultations, examens pour que le jeune puisse se projeter. Toutefois, la complexité, les incohérences et les limites des systèmes décisionnels, l’attente interminable sur laquelle on n’a aucune prise et les incertitudes chroniques génèrent des progressions en dents de scie, des décompensations, des somatisations et autres difficultés psychiques et comportementales. Il faut ainsi donner aux MENA des clés de lecture de nos institutions : cela semble avoir un effet rassurant pour certains. Une information claire et ajustée renforce la relation éducateurs/résidents. Même si les frustrations, comme les cercles vertueux, générés par les procédures juridiques s’expriment dans les centres et impactent les équipes. L’incompréhension est source de difficultés dans la construction du lien, en particulier pour les « vulnérables ». Les malentendus peuvent conduire à la perte de contact. Il s’agit de préparer les équipes à « encaisser » les décisions. Une compréhension mutuelle finit par émerger si on affine la perception des besoins et si on y répond au moment opportun. Le timing nécessite une observation attentive des jeunes, d’autant que les décisions importantes qui engagent la vie des MENA sont prises ailleurs, et le personnel du centre n’y peut rien. Il en est de même des arrêts inopinés des activités (confinement), les changements de statut ou les transferts… Ils posent un défi émotionnel aux jeunes et un challenge organisationnel au centre d’accueil.

c. L’influence de la maîtrise de la langue

La recherche montre que l’impact de la barrière de la langue sur le bien-être psychosocial est sous-estimé, tant dans la vie quotidienne que dans le parcours scolaire ou les enjeux de procédure. Les habiletés psychosociales se construisent dans l’interaction langagière. L’étude montre que l’apprentissage de la langue est une priorité : il faut augmenter l’occurrence des activités à valeur linguistique ajoutée.

Les malentendus sont à la base de la plupart des conflits et des désaffiliations. Les francophones accèdent plus facilement à des psychothérapies ; ils sont majoritaires pour l’accès à la semi-autonomie ; ils ont une meilleure qualité/quantité de liens avec les éducateurs. Renforcer la pratique d’activités à plus-value linguistique et interculturelle : insérer davantage les jeunes dans des équipes/familles, développer le parrainage ; rechercher des partenariats associatifs (Fédération des scouts, Compagnons Bâtisseurs, etc.) ; développer les liens avec le voisinage (une question redoutée) ; valoriser la médiation linguistique par les anciens, les représentants des communautés immigrées, des membres de l’équipe parlant les langues des jeunes sont autant de pistes vertueuses.

d. L’influence de la gouvernance du droit à la protection des mineurs

Les politiques d’asile et le traitement des demandes de protection font partie des facteurs d’instabilité qui génèrent des troubles psychosociaux. L’observation montre que l’issue de la demande de protection prévaut sur tout autre facteur : quelles que soient les modalités éducatives qui tentent de compenser le geste d’exclusion ou de lui attribuer un sens, elles sont insuffisantes pour préserver le seuil minimal de sécurité et de dignité.

Nos systèmes ne savent que faire des nomades et des errants. Ce déni est préjudiciable à tous points de vue : le hors radar est potentiellement criminogène, l’exclusion déclenche des réflexes potentiellement agressifs, la perspective du retour à la rue décrédibilise le travail éducatif et fragilise toute possible insertion — sans pour autant résoudre la question. L’errance des jeunes majeurs est une urgence humanitaire. Nos institutions doivent acter l’urgence de faire barrage à la rue et à la débrouille : mettre en place un relais spécifique post-MENA pour envisager des mesures humanitaires, une collaboration entre pouvoirs locaux et société civile, des hébergements alternatifs provisoires. Par ailleurs, les jeunes adultes vulnérables sont confrontés à de multiples difficultés administratives, même s’ils ont obtenu un statut. La transition est brutale. L’accompagnement et la transition vers l’autonomie devraient être envisagés jusqu’à 25 ans, soit la « phase 4 » de la politique d’accueil des MENA. Le coût de la prévention est à mettre en balance avec le coût des conséquences sanitaires, sécuritaires et sociales engendrées par l’errance. Accélérer l’examen des demandes de protection internationale et les procédures MENA est également une recommandation urgente.

Globalement, le durcissement en matière de reconnaissance du statut de MENA, tels que l’utilisation renforcée de l’examen osseux (en réalité peu fiable), alimente l’anxiété et la méfiance. Depuis la crise de l’accueil de 2015, les procédures de protection sont de plus en plus instruites exclusivement à charge et visent l’exclusion6L’intensité des troubles observés auprès des MENA augmente d’année en année, en lien avec la gravité des traumatismes, ainsi que le renforcement de la politique de fermeture des frontières. Notre sens de la démocratie et du droit indique qu’il faille revenir aux fondamentaux de la protection des mineurs.

e. Redéfinir l’accueil dans une perspective de réciprocité et de co-responsabilité

Vivre son adolescence en migration est en quelque sorte une « double peine » : les pertes et les situations traumatisantes sont plus sensibles lorsqu’elles surviennent à un âge où l’identité est en pleine construction, d’autant plus quand les faits traumatisants sont répétés et augmentent les risques de décompensation.

Le parcours vulnérabilise. Les violences aggravées sur le trajet sont en augmentation. La rupture des liens et des repères est spatiale, culturelle, temporelle et relationnelle. Partout en Europe, à quelques exceptions près, les conditions d’hébergement se dégradent, jusqu’à porter atteinte à la dignité humaine. Les délais de procédure sont une violence supplémentaire qui altère la santé mentale de ceux qui les subissent. L’humiliation, la peur, la honte, l’incompréhension, la condescendance, le déni sont des terreaux peu favorables à la rencontre et à la — pourtant nécessaire — réciprocité.

Pour éviter l’augmentation des troubles psychosociaux, il faut redéfinir l’accueil en tenant compte des nouvelles réalités migratoires. Les efforts réalisés pour intégrer les enfants migrants bénéficient non seulement aux enfants eux-mêmes, mais également à la société dans son ensemble.

L’accueil, ça commence par dire bonjour et souhaiter la bienvenue. C’est exprimer des égards envers ceux qui ont marché.
C’est reconnaître qu’ils n’ont pas marché jusqu’ici par hasard. C’est transformer l’attente en écoute d’abord, en action ensuite.
C’est prendre des précautions à l’égard des imaginaires, des patrimoines symboliques, des deuils et des colères :
c’est accepter leur pédagogie.

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Notes

  1. Même si l’on pourrait parler d’un effet « normalisateur » de l’accueil pour des jeunes avec un passé « hors normes », ou, mieux, d’un espace-temps de pacification de rapports au monde et à soi.
  2. Harris et coll., 2005 ; Pumariega et coll., 2005 ; Hassan et Rousseau, 2007 ; Kirmayer et coll., 2007 ; Lindert et coll., 2008 ; Thomson et coll., 2015.
  3. (1) L’inventaire de « conflictualité » comprend les items suivants : Se montre rigide par rapport à des faits culturels ou religieux —Se montre suspicieux vis-à-vis de personnes d’autres origines —Se montre suspicieux vis-à-vis de membres de sa communauté —Manque de clés culturelles pour évoluer dans la société —Subit des moqueries et/ou se montre moqueur —Exprime fréquemment des frustrations —Vit un sentiment de persécution —Subit des pressions familiales —Change d’avis régulièrement, se montre versatile. (2) L’inventaire de « choc » : Se montre perdu, sidéré —A des séquelles physiques et psychiques —Vit des absences, des silences prolongés —Traverse des périodes de blocage —Évoque des flashes —S’isole, évite les contacts. (3) L’inventaire d’« agressivité » : Laisse éclater sa colère —Envahit l’espace d’autrui —S’auto-scarifie —Néglige le matériel et l’environnement —Ne respecte pas autrui —Ne respecte pas le cadre. (4) L’inventaire de « dépression » : Pleure souvent —Se néglige —Rumine —Parle de sa perte d’espoir —Dit avoir perdu confiance —Se montre apathique —Se montre hyperémotif —Culpabilise.
  4. Les jeunes sont signalés par leur initiale. Le signe (r) les désigne en tant que membres du sous-groupe identifié comme « résilient » et le signe (v) en tant membres du sous-groupe dit « vulnérable ».
  5. Parmi lesquelles l’accueil scolaire spécifique des MENA qui ne sera pas traité ici.
  6. Les statistiques 2017-2019 du Conseil du Contentieux des étrangers, instance de recours contre les décisions de l’Office des étrangers ou du Commissariat Général aux Réfugiés et Apatrides, confirment que 92 % des recours formulés devant des juges flamands se soldent par un rejet, contre 71 % chez les juges francophones ; 1,2 % des dossiers s’achèvent par une reconnaissance du statut de réfugié côté néerlandophone, contre 12,2 % côté francophone. Les juges flamands sont donc neuf fois plus sévères.

Altay Manço, Danièle Crutzen, Leïla Scheurette