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Création d’entreprise par les migrants extra-européens : ce que les décideurs wallons en pensent

Mohamed Sidi Cissé, Honorine Kuete Fomekong, Christina Cerfontaine et Altay Manço

© Une étude de l’IRFAM, Liège, 2025

Pour citer cette analyse
Mohamed Sidi Cissé, Honorine Kuete Fomekong, Christina Cerfontaine et Altay Manço, « Création d’entreprise par les migrants extra-européens : ce que les décideurs wallons en pensent », Etudes de l’IRFAM, n°1, 2025

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Les entrepreneurs issus de l’immigration extra-européenne représentent un segment dynamique et innovant de l’économie belge. Bien qu’ils contribuent de manière significatives à l’économie, ces créateurs d’entreprise se heurtent à des défis spécifiques qui nécessitent une attention particulière de la part des décideurs politiques, économiques et administratifs. Parmi ces obstacles figurent les barrières linguistiques, un accès limité aux réseaux professionnels, la non-reconnaissance de leurs titres et qualifications, des difficultés d’accès au financement et une connaissance insuffisante des réglementations locales. À cela s’ajoutent les préjugés et les discriminations, qui freinent leur intégration économique et sociale. Face à ces enjeux, il est crucial de mieux comprendre les réalités auxquelles ces entrepreneurs sont confrontés, afin de concevoir des solutions institutionnelles adaptées et efficaces. Dans le prolongement de l’étude menée par l’IRFAM en 2024 « L’entrepreneuriat des migrants : une stratégie d’inclusion viable ? », notre travail s’attache à explorer la manière dont les acteurs institutionnels wallons — qu’ils soient responsables politiques, administratifs, financiers, représentants des classes moyennes, chercheurs ou professionnels des médias spécialisés — perçoivent, appréhendent et accompagnent l’entrepreneuriat migrant extra-européen (Lévy-Tadjine, 2011).

Les entrepreneurs issus des migrations se distinguent par un dynamisme économique marqué, illustré par la diversité de leurs activités et leur capacité à prendre des risques, d’après une revue de l’Université d’Harvard. Dans plusieurs quartiers urbains wallons, en effet, la présence des travailleurs indépendants immigrés contribue à renforcer l’offre commerciale locale, en diversifiant les services et les produits disponibles. Au-delà de cet impact économique direct, ces entreprises génèrent des richesses et créent des emplois, souvent au bénéfice de personnes récemment arrivées et en situation de vulnérabilité sur le marché du travail (Kuete et coll., 2021). Pourtant, malgré leur contribution significative, ces entrepreneurs restent peu pris en compte par les structures d’accompagnement financées par la Région wallonne.

Notre approche repose sur une analyse interactionniste des politiques publiques locales, en mettant l’accent sur l’intervention de l’État dans l’activation de l’emploi (Vrancken, 2022). Elle s’articule également autour d’une réflexion sur la question migratoire, en valorisant les contributions socio-économiques des personnes issues de l’immigration (Manço et coll., 2017). L’objectif est d’explorer la manière dont les porteurs de projets commerciaux migrants sont appréhendés par les décideurs locaux, d’évaluer l’adéquation et l’efficacité des dispositifs qui leur sont proposés et d’identifier dans quelle mesure ces derniers répondent aux besoins du public concerné. Cette étude collective se situe ainsi à l’intersection des trajectoires migratoires et professionnelles des entrepreneurs et des opportunités socio-économiques et politiques qui s’offrent — ou non — à eux (Jouve, 2005).

La diversité entrepreneuriale en Wallonie

Selon Statbel, au 1er janvier 2023, 11 % de la population wallonne était composée de personnes de nationalité étrangère. La majorité de ces ressortissants proviennent des États membres de l’UE, tandis que 5 % des résidents sont des citoyens de pays hors UE, mais ce chiffre avoisine les 7 % si l’on inclut les personnes originaires de pays non européens ayant opté pour la nationalité belge. Du reste, près de 10 % des personnes actives en Wallonie sont originaires de pays non-membres de l’Union européenne, principalement du Maroc, de Turquie et de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, tels que le Cameroun ou la République démocratique du Congo.

En Belgique, le statut d’indépendant est défini par le Service Public Fédéral Économie (2022) comme toute personne exerçant une activité professionnelle lucrative à son propre compte, sans lien de subordination avec un employeur. Ce groupe représente environ 12 % de l’ensemble des actifs. Il est intéressant de noter que, selon l’OCDE (2011), le taux de travailleurs indépendants est plus élevé parmi les actifs nés à l’étranger (15 %) que parmi ceux nés en Belgique.

D’après les données de la Sécurité sociale des indépendants (2020), 14 % des indépendants exerçant en Belgique sont issus de l’immigration. Ce groupe se distingue par une diversité notable en termes d’origine, de genre et de durée d’installation dans le pays d’accueil. Parmi ces caractéristiques influençant l’activité entrepreneuriale, l’origine (UE ou hors UE) joue un rôle majeur, impactant le type d’activité exercée, son volume et le développement des affaires.

Par ailleurs, un récent rapport de la Fédération belge des notaires (2023) met en lumière l’essor des créations d’entreprises. Entre mai 2022 et avril 2023, pas moins de 40 813 nouvelles sociétés ont été enregistrées en Belgique, ce qui représente une augmentation d’environ 3 % par rapport à l’année précédente. Ces entrepreneurs sont majoritairement jeunes, avec un âge moyen de 39 ans, et leur répartition géographique met en évidence une concentration en Flandre, où 26 088 nouvelles sociétés ont été créées (+ 3,4 %), suivie par la Wallonie avec 9 253 créations (+ 2,7 %). Bruxelles, quant à elle, affiche une légère baisse de 0,7 % avec 5 472 sociétés.

Enfin, selon l’INASTI (2022), plus d’un quart des créateurs d’entreprises en 2022 étaient de nationalité étrangère, chiffre en hausse par rapport à 2021. Parmi les ressortissants non européens, les Ukrainiens occupent la première place, suivis par les Marocains et les Turcs, dont le nombre reste stable.

Entrepreneuriat migrant : enjeux politiques

Face à l’importance grandissante des entrepreneurs migrants en Belgique, promouvoir la diversité dans le monde des affaires s’impose comme un enjeu politique majeur. Les responsables politiques saluent la diversité culturelle, non seulement comme un vecteur d’innovation, mais aussi comme une passerelle vers de nouveaux marchés, à la fois locaux et internationaux, comme l’indique un communiqué du ministère belge des Affaires étrangères (2022). La même année, une recherche est lancée sur l’origine des commerçants en Belgique. Cette vision s’inscrit dans le cadre des initiatives européennes qui valorisent l’immigration comme un atout économique pour le continent. En 2016, la Conférence européenne sur l’entrepreneuriat des migrants a d’ailleurs mis en lumière la contribution essentielle des entrepreneurs issus de l’immigration, tout en soulignant les défis auxquels ils sont confrontés. Parmi ces défis, on peut citer le manque d’informations sur l’environnement culturel et réglementaire de leur pays d’accueil, ainsi que les obstacles administratifs et socioculturels qui peuvent compromettre la viabilité de leurs entreprises.

En Belgique, les exigences légales ajoutent une complexité supplémentaire pour les entrepreneurs immigrés. Tout étranger souhaitant exercer une activité lucrative indépendante doit obtenir une « carte professionnelle », délivrée par la Région de résidence via l’administration communale. Cette procédure, particulièrement rigoureuse en Wallonie comparée à la Flandre, exige la constitution d’un dossier détaillé. Celui-ci doit inclure des preuves de moyens financiers, des diplômes reconnus, un certificat de bonne vie et mœurs, ainsi qu’une démonstration convaincante de la viabilité économique du projet. Cette dernière est évaluée à travers une enquête conduite par les autorités régionales, qui peuvent également vérifier les compétences professionnelles du demandeur, notamment par le biais de la validation ou l’équivalence des diplômes.

Cette bureaucratie, souvent lourde et chronophage, constitue un obstacle en particulier pour les entrepreneurs migrants confrontés à des barrières linguistiques et culturelles. Par ailleurs, la carte professionnelle est délivrée pour une durée limitée, imposant une pression supplémentaire aux porteurs de projets, qui doivent rapidement prouver la pérennité et le succès de leurs activités.

Face à ces défis, la Commission européenne a préconisé le développement de programmes d’accompagnement adaptés aux besoins des entrepreneurs migrants. Ces initiatives incluent des formations spécialisées et des programmes de mentorat, en particulier pour les jeunes et les migrants, afin de renforcer leurs compétences entrepreneuriales et leur capacité à naviguer dans un environnement complexe. Diverses aides sont ainsi lancées, par exemple, des appels à propositions dans le but de maximiser leur potentiel économique et d’encourager l’innovation.

Un phénomène méconnu et sous-estimé

Bien que de nombreuses études se penchent sur les entreprises créées par des personnes migrantes, la manière dont ces dernières sont perçues par les décideurs politiques, économiques, administratifs et par les organisations professionnelles représentatives reste un sujet négligé, notamment au niveau local. Comme en témoigne l’étude de l’Union des Classes Moyennes (2017), les organisations patronales sont peu sensibles aux spécificités de ces acteurs économiques issus des migrations. L’analyse du cas de Bruxelles conclut que s’il existe des freins à l’implantation d’entrepreneurs issus de la diversité dans cette région, ces obstacles ne sont pas propres à ce groupe et ne justifient donc pas le développement d’une politique particulière, contrairement à l’avis d’autres observateurs (Kuete et Manço, 2021).

Quant à l’approche sociologique des indépendants d’origine étrangère, elle pourrait véhiculer l’image incomplète du créateur, souvent réduit à un entrepreneur « par défaut », parfois assimilé au chômeur en fin de droits (Kuete et coll., 2024). Si cette catégorie existe, elle ne représente qu’une facette de la réalité. En effet, le chômage ou la relégation professionnelle peuvent également être des déclencheurs incitant à l’entrepreneuriat, en mobilisant des ressources personnelles telles que l’épargne, le niveau de formation ou le soutien familial.

Cependant, les activités entrepreneuriales menées par les immigrés sont encore suvent considérées comme un phénomène périphérique et marginal des migrations internationales. Or, dans de nombreuses villes européennes, telles que Marseille ou Berlin, elles constituent une réalité bien ancrée et durable, marquée par la présence visible, constante et croissante d’entrepreneurs et de travailleurs indépendants issus de l’immigration (Guiheux et Zalio, 2014).

La présence commerciale des entrepreneurs immigrés contribue non seulement au renforcement et à l’autonomie économique des groupes migrants concernés, mais elle constitue également une plus-value pour les localités européennes. Cette dimension utilitaire ne doit pas échapper aux décideurs locaux, nationaux, voire européens, d’autant que de nombreuses études de l’Union européenne (Rath, 2011) et de l’OCDE (2013) soulignent l’importance des activités de ces créateurs d’entreprises. Ces travaux mettent en lumière leurs contributions économiques et identifient les contextes favorables à leurs développements. Les observations internationales montrent que les entreprises créées par des immigrées aident les systèmes économiques à s’adapter aux nouvelles exigences commerciales (innovations dans la production ou la distribution des biens et des services, diversification de l’offre, gain en termes de flexibilité et de disponibilité, etc.). Elles ouvrent aussi la voie à de nouveaux marchés, notamment par le biais du commerce international avec les pays d’origine des migrants. Ce qui contribue à la croissance des profits et, par conséquent, des recettes publiques.

En France, les travaux de Duhamel et coll. (2022), ainsi que ceux du Fonds de Participation en Belgique (2006) ont fourni des analyses détaillées destinées à éclairer les politiques publiques en matière d’immigration et d’intégration, en mettant particulièrement l’accent sur l’attractivité et la rétention d’entrepreneurs d’origine étrangère. Ces travaux constituent un cadre précieux pour la mise en œuvre de stratégies visant à encourager l’entrepreneuriat au sein de cette population, en soulignant l’importance de leur rôle dans l’économie locale.

Cabannes et Fougère (2013) ont quant à eux exploré les dispositifs de soutien à la création d’entreprise, tant en France qu’à l’échelle européenne. Leur analyse repose sur l’idée que l’aide publique à l’entrepreneuriat, en particulier pour les porteurs de projets immigrés, répond à plusieurs impératifs économiques et sociaux. En premier lieu, il s’agirait pour l’État de corriger les défaillances et dysfonctionnements du marché économique, tels que les difficultés d’accès au crédit, le manque de formation de certains porteurs de projet ou encore les discriminations existantes sur le marché de l’emploi. Par ailleurs, ces aides visent à stimuler des objectifs plus positifs, à savoir favoriser l’insertion professionnelle, encourager l’innovation et générer de nouvelles dynamiques d’emploi. À un niveau plus large, elles participent à la valorisation de la diversité culturelle et contribuent à la compétitivité ainsi qu’au dynamisme des territoires urbains, par le renouvellement de l’offre commerciale et l’émergence de jeunes investisseurs.

Enfin, l’intervention publique dans ce domaine est également justifiée par des enjeux sociaux. En soutenant les entrepreneurs issus de l’immigration, l’État cherche à offrir des opportunités aux publics défavorisés, souvent confrontés à des handicaps d’ordre socio-économique et culturel, comme la déqualification ou l’appréhension du risque et de l’échec entrepreneurial (Mayuto, 2021). En facilitant l’accès à l’entrepreneuriat, ces politiques visent à surmonter ces obstacles et à ouvrir de nouvelles perspectives économiques pour les individus et les communautés.

Ces travaux offrent aux décideurs publics, notamment au niveau local, des outils précieux pour évaluer l’impact socio-économique des politiques d’immigration et d’intégration visant la promotion et la valorisation de l’entrepreneuriat des personnes d’origine étrangère. Pourtant, si les études en économie et en sociologie reconnaissent de plus en plus les bénéfices socio-économiques de l’entrepreneuriat immigré, certains acteurs politiques locaux en Europe persistent à sous-estimer, voire à ignorer, ce phénomène (Rath et Swagerman, 2016).

Regards croisés sur l’entrepreneuriat immigré

Les études sur les migrations en Amérique du Nord indiquent que l’entrepreneuriat est souvent perçu comme une voie prometteuse d’intégration économique pour les migrants. Certaines localités nord-américaines encouragent d’ailleurs la présence d’enclaves ethniques, telles que Chinatown ou Little Italy, où les commerçants d’une même origine se regroupent, notamment en raison de leur potentiel touristique (Waldinger, 1994). Ces enclaves peuvent d’ailleurs favoriser l’émergence de dynamiques économiques spécifiques, comme l’innovation des produits et services, ainsi que la diversité culinaire et culturelle des commerces.

Néanmoins, ces résultats ne doivent pas occulter des difficultés rencontrées par de nombreux entrepreneurs immigrés. Brzozowski et Lasek (2019) soulignent que le taux d’échec est élevé dans ce secteur, et que tous les travailleurs indépendants ne parviennent pas toujours à progresser dans leur pays d’accueil. Par conséquent, il convient d’être prudent quant à la promotion systématique de l’entrepreneuriat comme stratégie d’intégration. Si l’entrepreneuriat peut constituer un terreau fertile pour certains, il ne faut pas négliger les risques inhérents à l’activité indépendante.

Bien que ces recherches soulignent une plus grande propension des migrants à se lancer dans l’entrepreneuriat, les bénéfices individuels et l’impact socio-économique à long terme de ces initiatives demeurent peu appréhendés par les décideurs politiques. De Tapia (2012) suggère que l’inaction des élus locaux face à certaines situations pourrait s’expliquer par leur position délicate d’arbitre entre les intérêts divergents de leurs administrés. En effet, ils doivent concilier les attentes des résidents natifs, majoritaires dans l’électorat, avec celles des populations immigrées souvent minoritaires et parfois privées du droit de vote. L’auteur illustre ce propos par l’exemple de l’Alsace, où les commerces d’alimentation tenus par des personnes originaires du Maghreb, du Moyen-Orient ou de Turquie jouissent d’une certaine tolérance de la part de la population. Cette acceptation s’explique par la diversité des produits proposés, la position au centre des villes des commerces et les horaires d’ouverture élargis, appréciés par la clientèle. Néanmoins, les commerçants natifs expriment régulièrement leur mécontentement, notamment quant à l’occupation de l’espace public (étalages sur les trottoirs). Malgré ces tensions, les contrôles sont rares et les sanctions peu sévères, laissant ainsi perdurer une situation ambivalente. Ainsi, paradoxalement, la passivité des élus locaux face aux tensions entre commerçants pourrait s’expliquer par une stratégie politique visant à ménager toutes les sensibilités.

En effet, comme le souligne Waldinger (1994), l’émergence d’îlots commerciaux tenus par des entrepreneurs issus de l’immigration a souvent coïncidé avec la montée en puissance d’une nouvelle génération de décideurs locaux, eux aussi issus de l’immigration. Cette dynamique, désormais répandue en Europe et en Amérique du Nord, suggère une corrélation entre la présence de commerces tenus par des immigrés et une participation politique accrue de cette communauté. Ainsi, en ne prenant pas parti de manière trop marquée, les élus pourraient chercher à conserver le soutien des deux camps, tout en bénéficiant de l’influence grandissante des nouveaux acteurs politiques issus de l’immigration.

La petite entreprise familiale apparaît ainsi comme vecteur d’intégration économique pour certains groupes de migrants, leur permettant de s’adapter aux mutations du marché tout en favorisant leur ascension sociale, voire une forme d’entrisme politique. Cependant, cette réussite entrepreneuriale peut générer des tensions avec les populations locales, notamment lorsque les activités économiques des nouveaux arrivants entrent en concurrence avec celles des habitants établis.

Chuang et Trémon (2020) illustrent cette dynamique complexe à travers les exemples de Prato en Italie et d’Aubervilliers en France. À Prato, la réussite économique de la communauté chinoise dans le secteur textile a suscité des réactions hostiles, allant jusqu’à une criminalisation de leur activité. En revanche, à Aubervilliers, les entrepreneurs chinois sont perçus de manière positive, contribuant à la revitalisation économique d’une ville en difficulté. Ces deux cas mettent en évidence l’importance du contexte local dans l’accueil des entrepreneurs immigrés. À Prato, la concurrence économique et les tensions sociales ont conduit à la stigmatisation des entrepreneurs chinois, tandis qu’à Aubervilliers, leur contribution au développement économique a été reconnue et valorisée.

Dans cette optique, certaines municipalités européennes ont choisi d’adopter une approche proactive en soutenant l’entrepreneuriat migrant. L’exemple de Lisbonne est particulièrement instructif. En 2014, la municipalité a mené une étude approfondie sur la diversité dans l’économie locale, en consultant des représentants associatifs, des entrepreneurs immigrés et locaux, ainsi que des responsables municipaux. Cette initiative a révélé l’apport significatif des migrants au dynamisme économique de la ville, notamment à travers la création de nouveaux commerces dans certains quartiers. La mise en place d’un dialogue structuré entre la municipalité et les entrepreneurs immigrés a permis de développer une politique de soutien adaptée, incluant la traduction de documents administratifs, l’accompagnement des porteurs de projet et la révision des procédures de passation de marchés publics afin d’éviter toute discrimination. Cette initiative a non seulement renforcé l’intégration économique des migrants, mais a aussi consolidé l’interculturalité et l’attractivité touristique de la capitale portugaise. Inspiré par cette expérience, le Conseil de l’Europe encourage d’autres villes européennes à suivre cette voie.

Ces différents exemples mettent en lumière les impacts des politiques publiques et les contextes locaux sur l’essor de l’entrepreneuriat immigré. Si certaines villes choisissent d’accompagner activement ces dynamiques, d’autres adoptent une posture plus passive, laissant place à des tensions et à des inégalités d’opportunités. Une meilleure prise en compte des réalités économiques et sociales des entrepreneurs migrants pourrait ainsi favoriser des stratégies plus inclusives, contribuant à une croissance économique partagée et à un renforcement de la cohésion sociale.

Wallonie : terre d’entrepreneurs et de défis ?

Les états des lieux récents de l’écosystème entrepreneurial wallon (Lavison et coll., 2023) mettent en avant des éléments du panorama économique régional. Ils soulignent que la région offre un environnement favorable à la création d’entreprise, enrichi par de nombreuses initiatives et programmes de soutien destinés à encourager le lancement et la croissance des initiatives.

La Wallonie intègre également une dimension inclusive dans ses politiques entrepreneuriales, accordant une attention particulière au soutien des demandeurs d’emploi, des femmes et des jeunes qui souhaitent entreprendre. Cependant, la Région reconnaît que les différents dispositifs en place gagneraient à être mieux coordonnés et à se renforcer mutuellement, notamment pour accompagner les publics plus vulnérables, tels que les immigrés et les personnes en situation de handicap. Par ailleurs, il convient de souligner que l’OCDE, en collaboration avec le Service Public de Wallonie (SPW), a rédigé une analyse des forces et des faiblesses du système de soutien destiné aux entrepreneurs immigrés et aux « handipreneurs » en Wallonie.

Ce travail met en lumière des actions politiques concrètes visant à renforcer le soutien aux entrepreneurs issus de groupes sous-représentés ou désavantagés, en offrant aux décideurs publics et aux parties prenantes des outils pratiques pour mieux adapter les politiques publiques. Dans cette optique, l’OCDE, en collaboration avec la Commission européenne (CE), a conçu le Better Entrepreneurship Policy Tool (BEPT). Cet outil aide les acteurs à analyser et à améliorer l’environnement entrepreneurial inclusif et social au sein de leur territoire.

Le dispositif s’adresse à un large éventail de parties prenantes, notamment : décideurs politiques au niveau national, régional et local, chambres de commerces, associations et réseaux, conseillers professionnels, bailleurs de fonds, instituts de recherche et universités, prestataires de l’enseignement et de la formation, responsables de fonds structurels…

Ce cadre d’action vise à encourager une approche collaborative pour maximiser l’impact des initiatives en faveur de l’entrepreneuriat inclusif et social.

L’entrepreneuriat wallon sous la loupe

Si la Wallonie est en retard en matière de création d’entreprises, les données sur le travail indépendant des immigrés en Wallonie restent limitées, car les statistiques s’appuient souvent sur la nationalité plutôt que sur le pays de naissance. Le monitoring socio-économique de 2019 révèle cependant qu’en 2015, les immigrés représentaient 24 % des travailleurs indépendants en Wallonie, un chiffre supérieur à la moyenne nationale de 21 %. En comparaison, cette proportion atteignait 13 % en Flandre et 62 % à Bruxelles.

Entre 2008 et 2015, le nombre de travailleurs indépendants immigrés a connu une croissance plus rapide que celui des entrepreneurs natifs en Wallonie, bien que cette progression soit moins marquée que dans d’autres régions du pays. Par ailleurs, 75 % des entrepreneurs immigrés en Wallonie proviennent de l’Union européenne, un taux plus élevé qu’en Flandre et à Bruxelles, où cette proportion avoisine 60 %.

Malgré une légère augmentation récente du taux de création d’entreprises en Wallonie, celui-ci reste inférieur à la moyenne nationale. À l’échelle européenne, la région se classe 55e sur 125 dans l’indice régional de l’entrepreneuriat et du développement (REDI), soulignant des défis persistants pour dynamiser son écosystème entrepreneurial.

Le graphique ci-dessus (Lavison et coll., 2023) illustre la diversité des acteurs publics et des partenariats public-privé au sein de l’écosystème entrepreneurial wallon. Le SPW joue un rôle central dans le soutien à l’entrepreneuriat, notamment à travers l’agrément et le financement de dispositifs tels que les structures d’accompagnement à l’autocréation d’emplois (SAACE), les chèques formation pour la création d’entreprise, les agences-conseil en économie sociale, et les cités des métiers. D’autres acteurs régionaux incluent les gouvernements locaux, la SOWALFIN (ou Wallonie entreprendre), le réseau IFAPME et le Forem.

Parmi les 80 structures recensées, l’accompagnement entrepreneurial proposé, bien que répandu, demeure trop généraliste. Face à la diversité et à l’évolution rapide des besoins des entrepreneurs, il est impératif d’adapter cet accompagnement pour le rendre réellement accessible et pertinent pour tous, indépendamment de leurs origines et situations.

Dans ce contexte, l’accompagnement entrepreneurial en Wallonie demeure insuffisant pour les personnes issues de l’immigration. Bien que des acteurs tels que MicroStart, Interra ASBL et LEAD Belgium offrent un soutient spécialisé, leur portée reste limitée. Parallèlement, les organisations d’insertion, comme l’ASBL Le Monde des Possibles, se concentrent sur l’intégration socioprofessionnelle des migrants, notamment à travers des cours de français et un soutien à l’emploi, sans proposer d’accompagnement entrepreneurial direct. De même, l’initiative « Migrants » du Forem, mise en place depuis 2016 pour faciliter les démarches administratives liées au travail et à la formation, ne couvre pas la création d’entreprise. Ainsi, malgré des initiatives louables, un manque de soutien entrepreneurial spécifique pour les migrants demeure.

Immigrés, entrepreneurs singuliers

En Belgique, le taux de travailleurs indépendants parmi les immigrés dépasse la moyenne observée dans l’Union européenne. Alors qu’à l’échelle européenne, les immigrés sont généralement moins enclins que les natifs à se lancer dans l’entrepreneuriat, cette tendance ne s’applique pas aux ressortissants de l’UE établis en Belgique. Ceux-ci entreprennent même davantage que la population native. Cette situation privilégiée découle largement de la libre circulation au sein de l’Union européenne, qui offre des conditions d’installation et d’exercice professionnel plus favorables. À l’inverse, les immigrés originaires de pays tiers sont confrontés à des obstacles administratifs et économiques plus contraignants.

Bien que la proportion d’immigrés travailleurs indépendants en Europe reste inférieure à la moyenne, elle connaît une forte progression. Entre 2006 et 2020, leur part a plus que doublé au sein de l’UE, témoignant d’un intérêt croissant pour l’entrepreneuriat malgré les défis rencontrés. Cette évolution reflète leur capacité d’adaptation aux opportunités économiques et souligne leur rôle grandissant dans le secteur indépendant.

En Belgique, la présence des immigrés parmi les travailleurs indépendants dépasse la moyenne européenne. En 2020, 10 % d’entre eux étaient originaires d’un autre État membre de l’UE (contre 3 % en moyenne dans l’UE), et 8 % provenaient de pays hors UE (contre 7 % en Europe). Cette dynamique, plus marquée que dans le salariat, s’explique notamment, selon l’OCDE (2019), par l’augmentation des flux migratoires vers l’Europe au cours des vingt dernières années.

Un soutien peu évalué

L’évaluation des mesures de soutien à l’entrepreneuriat des immigrés révèle une faible sensibilisation. En particulier, la promotion d’une culture entrepreneuriale inclusive apparaît comme le domaine le moins développé, illustrant un manque d’initiatives en Wallonie pour encourager l’entrepreneuriat des immigrés à travers divers canaux (Lavison et coll., 2023).

L’enseignement formel joue un rôle limité dans la transmission d’attitudes positives envers l’entrepreneuriat des immigrés, et les campagnes de sensibilisation spécifiques à cette population restent rares. Peu d’actions sont mises en place pour encourager directement les immigrés à entreprendre, et les modèles de réussite, bien que mobilisés pour promouvoir l’entrepreneuriat en général, ne sont pas utilisés pour valoriser les parcours entrepreneuriaux des immigrés et de leurs descendants.

Les obstacles à l’entrepreneuriat migrant

Les entrepreneurs font face à des obstacles de nature et d’ampleur variables selon leurs profils. Les entrepreneurs immigrés, en particulier, doivent surmonter des défis supplémentaires par rapport à leurs homologues natifs. Parmi ceux-ci figurent les barrières linguistiques, l’adaptation à une nouvelle culture marchande, la complexité des démarches administratives, l’absence d’antécédents de crédit, les contraintes liées au statut légal et à l’éligibilité au travail, ainsi qu’un réseau professionnel souvent limité (Kuete et coll., 2024).

Les difficultés financières constituent un autre frein majeur. Toute création d’entreprise exige un apport initial pour couvrir les coûts de lancement et assurer la viabilité du projet jusqu’à sa rentabilité. Si l’accès au financement est un défi commun à de nombreux entrepreneurs, il est particulièrement ardu pour les immigrés. Selon Breschi et ses co-auteurs (2019), même lorsqu’ils parviennent à obtenir un financement externe, ces entrepreneurs reçoivent généralement des montants inférieurs à ceux accordés aux non-immigrés. De plus, ils doivent faire face à des taux d’intérêt plus élevés et à des exigences de garanties plus strictes. Ces conditions limitent leur accès aux ressources financières, freinant ainsi leur croissance et leur réussite.

Plusieurs raisons expliquent ces différences, comme le manque relatif d’actifs pour garantir les prêts. Les entrepreneurs immigrés, en particulier les nouveaux arrivants, disposent souvent de moins de ressources pouvant servir de garantie pour l’obtention de prêts. D’une part, leur patrimoine est généralement limité : ayant récemment déménagé, ils n’ont souvent pas eu le temps ou les moyens d’acquérir des biens de valeur, tels que des propriétés ou autres actifs significatifs. D’autre part, l’absence d’un historique de crédit dans le pays d’accueil complique l’évaluation de leur solvabilité par les institutions financières.

De surcroît, les entrepreneurs immigrés disposent souvent de ressources financières propres plus limitées que leurs homologues natifs. Les coûts liés à l’installation dans un nouveau pays, notamment le logement et les dépenses de subsistance initiales, peuvent épuiser leurs économies. Par ailleurs, les premiers emplois qu’ils occupent sont généralement moins rémunérés, réduisant ainsi leur capacité à épargner et à investir dans un projet entrepreneurial.

La discrimination sur la fortune prévalant sur les marchés du crédit (« on ne prête qu’aux riches ») représente ainsi un obstacle important pour les entrepreneurs immigrés. Au-delà des indicateurs financiers objectifs, les prêteurs peuvent aussi nourrir des préjugés à leur égard, remettant en question leur capacité à gérer une entreprise avec succès. Par ailleurs, les critères de sélection des institutions financières peuvent être biaisés, notamment en exigeant des garanties que les immigrés ne sont pas en mesure de fournir. Face à ces difficultés, ils se tournent fréquemment vers des sources de financement informelles, mobilisant leurs ressources personnelles ainsi que l’aide financière de leur famille et de leurs proches, comme le note une étude de l’OCDE et de la Commission européenne (2019).

Un écosystème de financement généraliste

Cette discrimination systémique est renforcée par les mécanismes de soutien qui n’intègre pas les spécificités des populations minoritaires, notamment les migrants. L’écosystème de l’entrepreneuriat est structuré en Wallonie autour de plusieurs acteurs publics, privés et associatifs qui jouent un rôle crucial dans l’accès au financement. Ces programmes sont presque tous généralistes : ouverts à tous, mais aveugles aux particularités sociales des porteurs de projet.

Dans ce contexte, SOWALFIN, acteur prépondérant, se concentre sur le financement des PME de moins de 30 salariés. La coopérative Crédal et structures similaires, proposent depuis près de 40 ans du microcrédit aux particuliers et des crédits solidaires pour la création, la reprise et le développement d’entreprises en Wallonie et à Bruxelles, ciblant principalement des entrepreneurs qui ne parviennent pas à obtenir une réponse adaptée à leurs besoins dans le secteur bancaire traditionnel. MicroStart, acteur majeur du microcrédit en Belgique depuis 2011, occupe 75 % de ce marché au niveau national. Cette association se distingue en étant pratiquement le seul organisme à proposer des produits financiers spécifiquement conçus pour répondre aux besoins des entrepreneurs immigrés. Ses programmes offrent des microcrédits aux porteurs de projets n’ayant pas accès aux financements bancaires traditionnels, ainsi que des services de formation et d’accompagnement, dispensés notamment par des spécialistes retraités de la finance. Enfin, le Forem, s’appuyant sur le décret du 27 octobre 2011 relatif au soutien à la création d’emploi par la promotion des transitions professionnelles vers le statut d’indépendant, propose un financement accessible à tous via le programme Airbag. Ce programme vise à aider les nouveaux indépendants à atteindre la rentabilité de leur activité, en leur octroyant une aide financière pouvant s’élever jusqu’à 12 500 €.

Force est de constater que la communication publique sur les questions entrepreneuriales, à l’image des programmes, reste largement généraliste, négligeant les spécificités des personnes immigrées. Les campagnes d’information et de sensibilisation menées par des organismes comme le Forem ou la SOWALFIN se concentrent principalement sur le grand public et n’incluent pas de stratégies visant explicitement à représenter ou à attirer les entrepreneurs issus de l’immigration. Cette approche peut limiter l’accessibilité et la pertinence des ressources et des informations disponibles pour ces groupes, qui pourraient bénéficier de messages plus adaptés à leurs besoins spécifiques. Un effort pourrait être fait dans le choix des langues de communication et la collaboration avec des associations de migrants serait bénéfique pour diffuser l’information au sein de leurs communautés.

Les acteurs de terrain constatent une méconnaissance des dispositifs et un phénomène d’autocensure chez les entrepreneurs immigrés (Lavison et coll., 2023). Ceci souligne la nécessité d’utiliser des canaux de communication adaptés : médias communautaires, langues ciblées, WebTV, etc., pour contrer le déficit d’information et le manque de légitimité perçu, et ainsi mieux informer ce public des changements récents.

L’entrepreneuriat des immigrés : la perception des décideurs

Considérant les effets systémiques analysés qui freinent l’émergence et le développement des entreprises fondées par des personnes immigrées en Wallonie, l’objectif principal de ce texte est d’analyser les perceptions et les approches des décideurs politiques, administratifs et économiques wallons vis-à-vis des enjeux propres à cet entrepreneuriat. Nous nous intéressons, plus précisément, à leur vision des forces et faiblesses de ces initiatives, aux sources qui nourrissent cette perception, ainsi qu’aux actions de soutien mises en place et à leurs résultats concrets.

Deux analyses critiques préalables ont motivé ce travail au sein de l’IRFAM. Sur base de travaux précédents de notre institut et de la synthèse des constats qui précède ces lignes, la première critique suggère que les décideurs politiques et économiques accordent peu d’attention aux créateurs d’entreprise issus de l’immigration extra-européenne, ce qui entraîne une invisibilisation et une sous-représentation de ces entrepreneurs et entrepreneuses dans les initiatives de soutien et les programmes de développement économique. La seconde hypothèse rappelle, enfin, l’inadéquation de plusieurs projets mis en place par la Région wallonne et ses partenaires. Ces mesures destinées aux créateurs d’entreprise ne sont ni suffisamment adaptées ni véritablement accessibles aux personnes issues de l’immigration, limitant leur efficacité et leur impact auprès de cette population pourtant active dans le champ du commerce local.

Nous confrontons ces hypothèses, dans un débat d’idées, aux réflexions d’un échantillon de témoins locaux expérimentés dans le domaine qui nous occupe. L’objectif est de recueillir une diversité de points de vue auprès de quatorze décideurs rencontrés par notre équipe à Liège, au premier semestre 2024, pour un échange de points de vue. L’échantillon est composé de deux personnalités politiques (une vice-présidente de parti et une assistante parlementaire), de deux responsables administratifs (un agent communal et un chef de pôle au sein d’une ville), de quatre acteurs économiques, hommes et femmes (un conseiller commercial dans une banque, un administrateur et un directeur d’ASBL, un conseiller de microcrédit), de quatre entrepreneurs immigrés hommes et femmes (dans le domaine de la restauration, du transport et de la petite distribution), un professeur d’université, ainsi qu’une ancienne conseillère de l’UCM.

Ces témoins représentent un panel diversifié (en âge, genre, origine, profession, expérience) et concerné de personnalités liégeoises accédant, de diverses façons, à la gestion de la question étudiée. Elles ont été interpellées par notre équipe elle-même composite et comportant plusieurs personnes étant engagées aussi dans la gestion d’activités indépendantes ou coopératives. L’ensemble des informations reçues a été analysé dans le respect de l’anonymat des répondants. Par souci de confidentialité, les extraits d’entretien utilisés ne distinguent pas les décideurs.

Il est important de noter que ces entretiens se sont déroulés en 2024, en pleine campagne pour les élections fédérales, communautaires, régionales et locales. Ce contexte politique a pu amplifier chez certains répondants, un discours plus engagé ou favorable à l’entrepreneuriat migrant qu’ils ne l’auraient fait en dehors de cette période. Ainsi, les déclarations doivent être interprétées en tenant compte de cette possible influence sur la formulation de leurs propos et de leurs engagements affichés.

Pour enrichir la perspective analytique, ces témoignages ont été croisés avec la précédente étude de l’IRFAM portant sur les parcours de créateurs d’entreprise issus de l’immigration extra-européenne. Cette confrontation a permis d’identifier les besoins spécifiques de ces entrepreneurs et de mettre en lumière les attentes restées sans réponse. Les données recueillies ont été ainsi analysées de manière thématique afin de cerner les forces et les faiblesses des dispositifs d’accompagnement existants. L’objectif de l’IRFAM est d’émettre des recommandations politiques et de proposer des pistes d’action pour mieux intégrer la diversité ethnoculturelle dans l’écosystème entrepreneurial wallon, en luttant contre les discriminations systémiques, en renforçant la résilience des entrepreneurs issus de l’immigration et en favorisant le dynamisme économique des communes wallonnes (Cabannes et Fougère, 2013).

Soutien à l’entrepreneuriat migrant : une ambition marginale

Les discours des répondants révèlent une reconnaissance des politiques et dispositifs de soutien à l’entrepreneuriat en Belgique, tout en soulignant leur inadéquation aux réalités des entrepreneurs migrants.

« Quand j’étais au cabinet ministériel […] j’étais spécialisée dans les politiques d’emploi pour les publics éloignés, y compris les personnes migrantes ; notre volonté, c’est que l’entrepreneuriat migrant soit favorisé, car il y a des difficultés qui leur sont propres, et ces difficultés demandent une attention particulière… » (Vice-présidente de parti politique).

D’autres répondants insistent sur la contribution positive des migrants à l’économie locale, tout en mettant en lumière les obstacles structurels auxquels ils font face.

« Je perçois la création d’entreprise par les migrants comme une vraie opportunité pour dynamiser notre économie locale. Les migrants apportent une richesse de compétences et de perspectives qui stimulent l’innovation et la diversification. Cependant, il est essentiel de reconnaître et de s’attaquer aux obstacles spécifiques qu’ils rencontrent, comme l’accès au financement et la complexité des démarches administrative. Je suis convaincue de l’importance de mettre en place des politiques de soutien adaptées pour faciliter leur intégration et maximiser leur contribution économique » (Assistante parlementaire).

Les barrières rencontrées sont variées : langue, différences culturelles, méconnaissance des institutions, difficulté à identifier les opportunités économiques. Une répondante souligne : « […] il y a un certain nombre de choses qui sont spécifiques à la trajectoire de l’immigration et que les autres entrepreneurs ne rencontrent pas ».

Ces extraits corroborent les travaux de recherche soutenant la nécessité d’un soutien spécifique des migrants dans leur projet de création d’entreprise (Lavison et coll., 2023). Cependant, de tels accompagnements sont rares en Wallonie, comme montré dans notre précédente étude sur l’accompagnement à l’entrepreneuriat pour les publics migrants. En effet, nos répondants expriment une absence de réponse adéquate aux besoins des créateurs d’entreprise migrants, soulignant l’inefficacité des politiques publiques en place, tout en précisant que des initiatives existent.

Une responsable politique illustre ce déficit : « En Belgique, il faut dire qu’il y a très peu de programmes, de politiques qui s’adressent spécifiquement aux migrants créateurs d’entreprises. En général, on a deux types de dispositifs, soit ce sont des programmes d’aides à l’entrepreneuriat qui sont généralistes, soit des dispositifs d’aide à l’intégration et à l’insertion, mais pas spécifiquement pour l’entrepreneuriat pour le public migrant, c’est la difficulté ! »

Face à ces lacunes, la Région wallonne en collaboration avec le SPW a mandaté l’OCDE pour rédiger un rapport sur le soutien à l’entrepreneuriat inclusif, notamment pour les migrants. L’objectif du travail de Lavison et coll. (2023) est d’identifier les obstacles existants et de proposer des recommandations concrètes afin d’améliorer l’efficacité des politiques publiques.

Toutefois, certains acteurs soulignent que les financements dédiés aux entrepreneurs migrants sont souvent ponctuels et liés à des appels à projets européens, sans effet structurel.

« Il existe des appels à projets européens où les migrants bénéficient de lignes budgétaires dédiées. Par exemple, des initiatives comme le partenariat stratégique dans le cadre du programme Erasmus+, les appels de la Direction générale des migrations et des Affaires intérieures DG HOME, le programme Interreg, soutiennent explicitement les démarches entrepreneuriales des migrants. Ces projets européens fournissent des fonds spécifiquement alloués pour encourager et faciliter l’entrepreneuriat au sein des populations migrantes, offrant ainsi des ressources essentielles pour surmonter les obstacles et promouvoir l’inclusion économique » (Directeur d’ASBL).

Néanmoins, ces financements restent marginaux et dépendants des priorités politiques du moment : « Ces mesures sont liées à des priorités politiques ponctuelles et sont financées de manière temporaire, mais il n’y a pas d’effet systémique avec ces politiques. Elles restent marginales et dépendent d’appels à projets […] Le vrai problème de ces politiques publiques, c’est qu’elles ne sont pas structurelles, elles ne sont pas paradigmatiques, elles ne changent pas un modèle de fonctionnement et c’est problématique ! Voyez-vous pendant deux ans, on peut développer une bonne pratique et qui s’arrête en cours, d’un moment à l’autre » (Directeur d’ASBL).

Enfin, bien que plusieurs dispositifs existent pour soutenir l’entrepreneuriat en Wallonie (Wallonie Entreprendre, Creashop à Liège, programmes du Forem), aucun ne cible spécifiquement les entrepreneurs migrants. Un Administrateur d’ASBL partage : « En Wallonie, plusieurs politiques et programmes ont été mis en place pour soutenir l’entrepreneuriat. Par exemple, le site Wallonie Entreprendre et le programme Creashop de la ville de Liège offrent des ressources et des opportunités pour les entrepreneurs. De plus, le Forem propose divers programmes pour accompagner les créateurs d’entreprises. En revanche, parmi ces programmes, il n’y en a aucun qui est spécifique ou qui a une vocation à soutenir l’entrepreneuriat immigré. On peut dire, qu’ils sont donc restrictifs et inadaptés au public migrant, mais ils ont le mérite d’exister… »

Par ailleurs, le rapport Lavison et coll. (2023) de l’OCDE met en avant plusieurs initiatives dédiées à l’entrepreneuriat féminin. Toutefois, aucun programme spécifique ne cible les femmes immigrées. Les acteurs de terrain constatent d’ailleurs que leur participation aux dispositifs d’accompagnement entrepreneurial reste marginale. Plus largement, le manque de données sur l’implication des personnes immigrées dans les dispositifs généralistes de soutien à l’entrepreneuriat complique l’évaluation de leur efficacité. En effet, le statut migratoire n’étant généralement pas pris en compte comme critère de suivi, il devient difficile d’analyser l’impact des politiques publiques sur l’accompagnement entrepreneurial des migrants et plus particulièrement des femmes migrantes.

L’accès au financement pour les migrants

L’accès au financement constitue un obstacle majeur pour les entrepreneurs migrants. En conséquence, de nombreux entrepreneurs d’origine étrangère doivent se tourner vers des sources de financement informelles. Lorsqu’ils parviennent à obtenir un financement externe, les montants octroyés restent souvent faibles, assortis de taux d’intérêt plus élevés et d’exigences de garanties plus strictes (Breschi et coll., 2019).

Nos répondants confirment ces difficultés : « Comme toutes les banques, nous accordons des prêts aux personnes qui répondent aux critères établis. Chaque banque a sa propre politique pour accorder des prêts. Pour les créateurs d’entreprise, il faut satisfaire certaines conditions. Toutefois, dans les banques classiques, il n’existe pas de prêts spécifiques pour les créateurs d’entreprise migrants. Nous traitons tout le monde de la même manière. Si vous ne répondez pas aux critères de la banque, il existe des options de microcrédit. Souvent, nous recevons des créateurs d’entreprise avec très peu de garanties, ce qui décourage la banque de prendre le risque de prêter, de peur que les prêts ne soient pas remboursés dans les délais » (Conseiller financier).

Les microcrédits apparaissent comme une alternative, bien qu’ils présentent aussi des limites, selon un témoin propriétaire de magasin. Ils offrent des montants réduits, souvent assortis de taux d’intérêt plus élevés et d’exigences strictes.

Un conseiller en microcrédit explique : « Il faut savoir d’abord que le microcrédit est accordé à des personnes exclues du crédit bancaire. Ici, nous accompagnons les entrepreneurs qui, pour la plupart, ont rencontré des difficultés à obtenir un prêt auprès des banques classiques. Souvent, ils ne répondent pas à certains critères ou exigences, ce qui dépend de la politique que chaque banque met en place pour l’accompagnement des entrepreneurs. Nous accompagnons plusieurs migrants créateurs d’entreprises, les intérêts sont bien plus élevés que dans les banques, mais nous proposons également des services qui sont gratuits en plus des prêts ».

Malgré ces défis, certaines structures financières spécialisées proposent des solutions adaptées aux entrepreneurs migrants, combinant conseils, formations et financements plus flexibles, voire des garanties pour accéder au crédit classique.

« Il existe déjà des structures financières qui accompagnent les migrants souhaitant se lancer dans l’entrepreneuriat qui offrent des conseils spécialisés et des solutions de financement ou de garanties adaptées à leurs besoins spécifiques. Par exemple, certaines institutions proposent des microcrédits avec des conditions plus flexibles, tandis que d’autres fournissent des formations et un soutien administratif. Je pense qu’à travers ces structures, les entrepreneurs migrants peuvent accéder à des ressources pour démarrer et développer leurs entreprises, surmontant certains des obstacles financiers et administratifs qu’ils rencontrent » (Administrateur d’ASBL).

En Wallonie, MicroStart joue un rôle important dans ce domaine, en octroyant des microcrédits aux entrepreneurs exclus du circuit bancaire traditionnel et en leur proposant un accompagnement sur mesure. Toutefois, la demande de microcrédit dépasse largement les capacités actuelles de l’institution, un constat qui reflète également les tendances européennes (OECD, 2021). Face à ces inégalités d’accès au financement, les politiques publiques pourraient jouer un rôle central en garantissant un accès équitable aux instruments financiers disponibles, indépendamment du sexe, de l’âge ou de l’origine ethnique. Il apparaît essentiel que les services de tutelle renforcent les dispositifs de soutien et de garantie, afin d’améliorer les chances de réussite des entrepreneurs migrants et de surmonter les barrières financières qui freinent leur développement.

Évaluation des défis et perspectives d’amélioration

Les constats confirment que les décideurs politiques et économiques prêtent une attention limitée aux créateurs d’entreprise issus de l’immigration extra-européenne, ce qui entraîne une faible représentation de ces entrepreneurs dans les initiatives de soutien. Si les élus interrogés occupent des fonctions communales variées et appartiennent à différentes tendances politiques, leur nombre restreint ne permet pas d’obtenir une vision exhaustive des perceptions et des actions menées à l’échelle régionale.

Toutefois, une tendance générale se dégage : les entrepreneurs migrants restent largement invisibles dans les stratégies de développement économique. Lorsque les décideurs évoquent l’entrepreneuriat, ils adoptent une approche idéalisée, mettant en avant des principes d’inclusion sans pour autant s’appuyer sur des données concrètes ou des exemples précis. Cela interroge sur leur connaissance des défis réels que rencontrent ces entrepreneurs. Or, nos précédentes recherches montrent que ces obstacles sont bien identifiés : difficultés d’accès aux financements, reconnaissance des diplômes étrangers, validation des compétences, barrières linguistiques et complexité administrative, notamment pour l’obtention d’un statut d’indépendant en tant qu’étranger hors UE.

Les programmes de soutien, bien que théoriquement accessibles à tous, ne prennent pas suffisamment en compte ces réalités. Les dispositifs existants sont souvent conçus pour répondre aux besoins des entrepreneurs locaux, sans adaptation aux particularités des créateurs d’entreprise issus de l’immigration. En conséquence, ces derniers sont sous-représentés dans les dispositifs de financement, de mentorat et de formation. Cette inadéquation se double d’obstacles structurels, tels que des procédures administratives lourdes et un accès limité à des informations pertinentes. De plus, l’absence de représentation de ces entrepreneurs au sein des instances décisionnelles renforce leur marginalisation, réduisant ainsi leur accès aux ressources nécessaires à leur développement.

Par ailleurs, les politiques publiques mises en œuvre en Région wallonne pour soutenir la création d’entreprises se révèlent peu adaptées à cette population. Plusieurs éléments expliquent cette situation. D’une part, les formations et l’accompagnement proposés sont majoritairement dispensés en français, ce qui constitue un frein pour ceux dont la maîtrise de la langue est limitée. D’autre part, les outils et ressources ne tiennent pas toujours compte des différences culturelles, rendant ces dispositifs parfois peu pertinents. Par exemple, la création d’entreprises familiales est courante auprès du public migrant, alors que cette modalité apparaît comme déprécié par les accompagnateurs des structures d’aide (Fonds de participation, 2006).

L’accessibilité des aides constitue un autre défi. Les informations sur les dispositifs de soutien sont souvent diffusées par des canaux qui ne touchent pas efficacement les entrepreneurs issus de l’immigration extra-européenne. De plus, les critères d’éligibilité peuvent être complexes et mal adaptés à leurs réalités, décourageant ainsi le recours aux aides existantes. Cette complexité administrative s’ajoute aux difficultés déjà mentionnées, amplifiant les inégalités d’accès aux ressources entrepreneuriales.

Un autre élément réside dans le manque de sensibilisation des décideurs régionaux aux besoins spécifiques de ces entrepreneurs. L’absence de concertation avec cette population lors de l’élaboration des politiques publiques limite leur pertinence et leur efficacité. De même, les structures de représentation entrepreneuriale, telles que les chambres de commerce ou les associations professionnelles, ne reflètent pas toujours la diversité de la population immigrée, ce qui conduit à une marginalisation de leurs préoccupations dans les processus décisionnels.

Voici le témoignage d’une spécialiste du terrain qui a veillé à analyser les besoins du public migrant.

« Si en Afrique, l’entrepreneuriat est principalement une recherche de survie (petits commerces des rue), il pourrait rapidement se transformer en de petites entreprises rentables grâce à des conseils simples. Là-bas, pas de problèmes administratifs, mais pas d’accès au financement non plus. Les groupements locaux apportent des solutions rapides grâce aux systèmes des tontines, par exemple. En Belgique, au début des années 2010, la naissance des réseaux d’affaires dédiés aux entrepreneurs migrants avait pour objectif de promouvoir les dispositifs d’accompagnement et favoriser, de manière inclusive, la création d’entreprise et la croissance économique. En avance sur le sujet, le Canada a montré l’exemple et inspiré de nouvelles initiatives, notamment en Flandre, avec un accompagnement des porteurs de projet. Ou encore le réseau Lead Belgium à Bruxelles et ses formations. Ces exemples proposent des dispositifs adaptés au public des migrants, et des femmes issues de la diversité. En particulier, pour les femmes ciblées par ces programmes et arrivant des pays hors EU en Wallonie, gorgées d’espoir et d’ambitions et qui souhaitent créer une entreprise, le choc est rude. Le premier obstacle à la création d’entreprise est le langage administratif, la longue série de démarches et de frais à engager avant de débuter et gagner un premier euro, et ce, malgré les organismes existants censés faciliter et centraliser l’information, comme le « 1890 ». L’invitation à rejoindre un des programmes d’aides à la création d’entreprise est souvent déclinée par les migrants hommes et femmes, leur absence significative dans ce type de programmes est une triste réalité. La langue et les codes sociaux, la non-reconnaissance des diplômes, l’accès exigé à certaines professions, l’absence de codes administratifs correspondant à l’activité professionnelle projetée, le racisme et les préjugés, la méfiance des propriétaires dans la recherche d’un lieu commercial, la lourdeur administrative, le manque de fonds propres, la pression de leur communauté, les exigences en termes de contrôle, hygiène et sécurité, etc. C’est la longue liste des obstacles auxquels les organismes représentatifs et les associations d’aide ne cherchent pas de réponse. Le risque d’orientation vers l’économie informelle est réel. Car ces activités sont orientées vers les besoins des communautés immigrées. Il serait utile de former des équipes d’accompagnatrices et d’accompagnateurs interculturelles compétentes afin d’assurer un suivi sur le terrain, dès le début de la création de l’entreprise et durant les premières années. Cet accompagnement pourrait inclure le suivi administratif et comptable et/ou en s’inspirant des initiatives de mentorat qui permettrait aussi d’identifier des personnes-ressources dans les institutions, les banques, les administrations. En leur fermant la porte en Wallonie pour des raisons institutionnelles, on les fait fuir en Flandre où les procédures sont plus simples. Nous privons l’économie wallonne d’un apport économique tout en confinant les migrants dans une économie parallèle de survie » (ancienne conseillère UCM).

La conseillère illustre son analyse par le cas suivant : « Voici le vécu de Fatou qui, arrivée d’Afrique de l’Ouest, prend rendez-vous dans un guichet d’entreprise en Wallonie pour enregistrer son activité dans le bien-être et la médecine traditionnelle. Elle a une réputation d’experte recommandée par des familles. Fatou est remballée, honteuse, quitte le guichet sans son numéro d’entreprise, sans la possibilité d’officialiser son activité, car sa description haute en couleur ne correspond à aucun code NACE (Nomenclature Statistique des Activités Économiques). Si elle avait formulé les choses différemment, si elle avait été accompagnée, aurait-elle été entendue ? ».

Les réseaux de soutien à l’entrepreneuriat, comme les incubateurs et accélérateurs, restent ainsi peu accessibles aux migrants, en raison de barrières culturelles et d’un manque de visibilité sur ces dispositifs. De ce fait, ces entrepreneurs demeurent souvent isolés. Les initiatives de microcrédit, bien qu’utiles, comme celles proposées par MicroStart, ne suffisent pas à pallier le manque de financement. L’absence de garanties et de fonds propres constitue un frein majeur à l’accès aux crédits bancaires traditionnels, limitant ainsi les capacités d’investissement et de croissance des entreprises créées par des migrants.

Enfin, un manque de reconnaissance des réussites et des contributions des entrepreneurs issus de l’immigration est à noter. Cette faible visibilité (médiatique) contribue à leur marginalisation et alimente des préjugés qui freinent encore davantage leur intégration dans le tissu économique local.

Face à ces constats, il apparaît essentiel que les décideurs politiques et économiques revoient leurs stratégies pour mieux inclure ces entrepreneurs dans les dispositifs de soutien. Cela passe par une simplification des démarches administratives, la création de programmes spécifiques adaptés aux réalités des migrants et gérés ne coopération avec des associations de migrants, ainsi qu’une meilleure accessibilité aux financements. En valorisant leur rôle et leur contribution, il devient possible de renforcer la diversité économique et culturelle, tout en favorisant une intégration plus dynamique et équilibrée.

Discussion des constats

Les recherches portant sur la manière dont les décideurs locaux perçoivent l’entrepreneuriat des immigrés restent encore limitées. Pourtant, cette perception influence directement les politiques publiques et les dispositifs économiques mis en place, avec un impact significatif sur le développement des commerces portés par les migrants. Il est donc essentiel d’identifier les biais qui orientent ces prises de décision, car ils peuvent renforcer ou, au contraire, freiner l’intégration économique de ces entrepreneurs.

La littérature existante met principalement en avant les atouts et les défis liés à l’entrepreneuriat migrant. Parmi les aspects positifs, le dynamisme économique des créateurs d’entreprise issus de l’immigration est souvent souligné, notamment dans les régions européennes fragilisées par la désindustrialisation. Ces entrepreneurs sont perçus comme les moteurs de développement local, capables d’apporter de nouvelles idées, des compétences variées et une diversité culturelle enrichissante. Leur présence génère également des opportunités d’emploi, tant pour les locaux que pour d’autres migrants, contribuant ainsi à la réduction du chômage et à la croissance économique par le biais des taxes et cotisations sociales. De plus, leur capacité d’innovation et la diversification des services et produits qu’ils proposent constituent une valeur ajoutée pour le tissu économique local.

Cependant, entre ces potentialités et la réalité du terrain, un fossé persiste. Les attentes placées dans l’entrepreneuriat migrant, tant par les populations locales que par les décideurs, ne se traduisent pas par des actions concrètes pour en faciliter le développement. L’absence de dispositifs spécifiques, couplés à une superposition des niveaux de pouvoir — local, régional, national et européen — complique encore davantage la mise en place de mesures adaptées. Cette complexité institutionnelle rend difficiles l’identification et la reconnaissance des acteurs économiques issus de l’immigration, qui peuvent ainsi être marginalisés, voire totalement invisibilisés.

Dans certains cas, la perception des entrepreneurs migrants est davantage marquée par leurs difficultés que par leurs réussites. Lorsque les décideurs locaux se focalisent sur les obstacles rencontrés — comme les barrières linguistiques, le manque de capitaux ou les défis administratifs —, cela alimente une forme de méfiance et de déni de reconnaissance. Ce climat limite l’accès à des ressources essentielles, notamment le financement, le soutien technique et l’accompagnement entrepreneurial. Par ailleurs, les migrants doivent souvent faire face à un manque d’informations sur les dispositifs existants, à l’absence de réseaux professionnels utiles et à une méconnaissance du fonctionnement institutionnel de leur région d’accueil. La lourdeur des procédures administratives, souvent peu adaptées à leurs réalités post-migratoires, constitue également un frein majeur.

Face à ces constats, il est légitime de s’interroger sur la manière dont se construit la perception des décideurs locaux à l’égard de ces entrepreneurs. Leur connaissance des réalités que vivent les créateurs d’entreprise issus de l’immigration influence directement la mise en place — ou l’absence — de mesures adaptées à leurs besoins. Or, les espaces de dialogue entre élus, chambres de commerce et associations de migrants sont rares, ce qui limite les opportunités d’interconnaissance et de concertation. Pourtant, certaines initiatives ont vu le jour pour tenter de combler ce manque. En Wallonie, c’est le cas des projets AVACI (2022, Liège), BEN (2022, Namur) et « Migrants qui dynamisent notre économie » (2024, Mons). Portés par plusieurs associations, dont l’IRFAM, ces projets visaient à lutter contre les discriminations et à favoriser l’inclusion des entrepreneurs issus de l’immigration extra-européenne. Ils ont permis de mettre en évidence une problématique majeure : le faible niveau d’interaction entre les porteurs de projets issus de l’immigration et les décideurs politiques, financiers et administratifs.

Ce manque de connexion peut s’expliquer par une dépendance des décideurs aux études et rapports existants pour évaluer l’impact de l’entrepreneuriat migrant. Or, la documentation sur ce sujet reste relativement rare, souvent difficile d’accès ou technique comme les publications de l’OCDE (2011). Plus abordables et actuels, les travaux de l’IRFAM, ainsi que de l’UCM (2017) demeurent peu diffusés. De même, si certains articles de presse soulignent le rôle des entrepreneurs migrants, la rareté des informations médiatiques à leur sujet pourrait elle-même refléter un manque de reconnaissance de leurs contributions même si l’on a vu ces dernières années plusieurs expositions, en Belgique et dans les pays limitrophes, opérer une certaine appropriation historique des commerçants étrangers au sein de divers musées.

Pour pallier ces lacunes, des partenariats entre le secteur public et le secteur privé pourraient jouer un rôle clé. Le développement de programmes de mentorat, de formation et d’accompagnement dédiés aux entrepreneurs migrants, la simplification des démarches administratives et l’amélioration de l’accès au financement et à l’information utile sont autant de pistes à explorer. Certains dispositifs existent déjà, à l’image de MicroStart ou de Hub.Brussels, mais leur connaissance et leur mobilisation par les acteurs politiques, administratifs et financiers restent limitées. Ces structures sont-elles suffisamment visibles ? Sont-elles sollicitées pour orienter les migrants créateurs d’entreprise ? Prennent-elles en compte leurs besoins spécifiques ?

Autant de questions qui soulignent une problématique plus large : la faiblesse des liens entre les acteurs institutionnels et les entrepreneurs issus de l’immigration. Sans un dialogue renforcé et une meilleure prise en compte de leurs réalités, dans le cadre d’une gouvernance interculturelle, ces derniers resteront confrontés aux mêmes obstacles, limitant ainsi leur potentiel de contribution à l’économie locale.

Conclusion et recommandations

Cette étude s’est penchée sur la perception et l’engagement des décideurs politiques, administratifs et financiers à l’égard de l’entrepreneuriat des migrants extra-européens. Nous avons d’abord analysé les représentations qu’ils se font des entreprises créées par des migrants, en les confrontant aux obstacles concrets rencontrés par ces entrepreneurs, ainsi qu’aux dispositifs de soutien existants. L’examen des politiques belges et européennes a mis en évidence les cadres législatifs pouvant tantôt faciliter, tantôt entraver l’accès à l’entrepreneuriat pour cette population. En nous intéressant plus spécifiquement à la Wallonie, nous avons exploré les initiatives locales et régionales qui influencent directement les parcours des entrepreneurs migrants.

Obstacles et enjeux

L’analyse a révélé plusieurs freins majeurs à l’entrepreneuriat migrant : l’accès limité aux financements, la complexité des démarches administratives et la barrière linguistique. Ces difficultés entravent non seulement la création d’entreprises, mais aussi leur pérennisation, limitant ainsi l’intégration économique et sociale des entrepreneurs issus de l’immigration.

Les résultats de notre étude suggèrent que les décideurs politiques, administratifs et financiers, ainsi que les médias, devraient accorder une attention accrue à ces entrepreneurs et reconnaître leur contribution au dynamisme économique local. Il serait pertinent de développer davantage d’actions publiques ciblées, notamment à destination des acteurs de l’accompagnement entrepreneurial. Il s’agirait d’outiller ces derniers afin qu’ils puissent mieux répondre aux besoins spécifiques des porteurs de projets issus des migrations et leur proposer un soutien adapté.

Pistes d’action

Une meilleure compréhension des réalités vécues par les entrepreneurs migrants en Wallonie est essentielle. Il s’agit d’identifier leurs motivations, d’améliorer leur accompagnement, de réduire leur délai de reconversion entrepreneuriale et de minimiser leur taux d’échec. Des formations spécifiques pourraient être mises en place pour les aider à analyser leur environnement économique et à identifier des opportunités. Un encadrement structuré leur permettrait également de valoriser leurs compétences acquises dans leur pays d’origine et de mieux s’intégrer dans l’écosystème entrepreneurial local.

Pour favoriser un environnement entrepreneurial plus inclusif et dynamique, plusieurs actions doivent être envisagées. Parmi, elles, la simplification des procédures administratives, comme la mise en place de guichets uniques qui faciliterait l’enregistrement des entreprises et limiterait la bureaucratie. Un accompagnement personnalisé par des conseillers multilingues et des services de mentorat spécifiques aux entrepreneurs migrants seraient également bénéfiques. L’amélioration de l’accès aux financements sera évidemment cruciale. Il serait pertinent d’élargir les dispositifs de microcrédit et de garantir un soutien public aux banques pour encourager le financement des entrepreneurs disposant de peu de garanties. Plusieurs sociétés coopératives qui répondent à cet objectif existent en Wallonie. Il faut les connecter avec le public immigré. Il faut encore renforcer les réseaux d’affaires des porteurs de projets. Dans ce cadre, favoriser les échanges entre entrepreneurs migrants et investisseurs locaux permettrait d’optimiser le partage d’expérience et l’accès aux ressources, dans le cadre de « hubs » localisés. L’inspiration peut aussi venir d’exemples de bonnes pratiques étrangers répertoriés par des instances internationales (OCDE et Union européenne, 2016).

Vers une politique plus inclusive

La réussite des entrepreneurs migrants ne se limite pas à leur propre parcours, mais bénéficie à l’ensemble de la société. En créant des emplois, en stimulant l’innovation et en participant à la revitalisation des quartiers, ils contribuent à l’attractivité économique locale. Leur intégration favorise également la cohésion sociale, en valorisant la diversité et en réduisant les inégalités. À titre d’exemple, le marché de la Batte, chaque dimanche à Liège, illustre l’impact positif de l’entrepreneuriat migrant sur le dynamisme urbain et l’économie locale.

Afin de mieux intégrer ces entrepreneurs et de tirer parti de leur potentiel, il est essentiel d’adopter une approche concertée qui inclut leur participation active aux processus décisionnels. Dans le cadre d’une gouvernance locale interculturelle, ils sont les mieux placés pour identifier les défis spécifiques qu’ils rencontrent et proposer des solutions adaptées.

Enfin, il est indispensable de mettre en place un suivi et une évaluation réguliers des politiques de soutien à l’entrepreneuriat migrant. La collecte de données et le retour d’expérience des entrepreneurs permettront d’ajuster les mesures mises en place et d’optimiser leur efficacité. Par ailleurs, il est également essentiel de sensibiliser davantage les décideurs politiques aux réalités et aux besoins spécifiques des entrepreneurs issus de l’immigration. Cela permettrait de concevoir des politiques plus inclusives et adaptées, favorisant un environnement entrepreneurial plus équitable et dynamique.

En adoptant une stratégie plus inclusive et en renforçant les interactions entre les différents acteurs de l’écosystème entrepreneurial, il devient possible de transformer les défis actuels en véritables opportunités, au bénéfice de tous.

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Altay Manço, Christina Cerfontaine, Honorine Kuete Fomekong, Mohamed Sidi Cissé