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Le poids des mesures : accueillir les personnes exilées, d’Ukraine et d’ailleurs

Charlotte Poisson et Sylia Dospra
© Une étude de l’IRFAM, Liège, 2023
Crédit photo : SOFFT asbl

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Pour citer cette étude
Charlotte Poisson et Sylia Dospra, « Le poids des mesures : accueillir les personnes exilées, d’Ukraine et d’ailleurs », Étude n°1 de l’IRFAM, 2023.

Note sur l’usage du genre
Les réseaux de solidarité aux personnes migrantes et le secteur du travail social sont majoritairement composés de femmes (Gaspar, 2012), aussi le féminin sera utilisé dans la suite du document pour désigner tant les citoyens et les professionnels féminins que masculins, sauf mention contraire. Dans les autres cas, le masculin grammatical est utilisé comme épicène, les personnes désignées peuvent être des femmes ou des hommes ou non binaires. Bien que le texte soit au féminin, les hommes sont tout autant touchés par ces ressentis d’injustice, de malaise, de quête de sens dans le travail social qui sont révélés dans cette étude. Nous souhaitons cette précision car trop souvent la sphère des ressentis et de l’émotionnel est dévolu aux femmes en opposition à l’homme « raisonnable » (Niedenthal, Krauth-Gruber, Ric, 2009). Il en va de même pour les personnes réfugiées en provenance d’Ukraine qui furent majoritairement des femmes accompagnées de leurs enfants. Nous avons là aussi choisi l’accord au féminin tout en précisant que les éléments rapportés dans le texte concernent tout autant les hommes que les femmes.

Introduction

En février 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des milliers de ressortissantes ukrainiennes quittent leur pays pour trouver refuge dans des États européens. Dans un premier temps il s’est agi majoritairement de femmes et d’enfants. Les hommes (de 18 à 60 ans) se trouvant sous l’interdiction de quitter l’Ukraine. Le féminin sera donc utilisé dans la suite du texte pour désigner les réfugiés tant hommes que femmes ou personnes non binaires.

En trois mois, la Belgique accueille 40 000 réfugiées, dont 12 000 arrivent en Wallonie. Les acteurs politiques locaux et l’Union européenne (UE) ont rapidement pris des mesures pour faciliter l’accueil et l’hébergement de ces personnes en encourageant et s’appuyant fortement sur les solidarités citoyennes qui ont répondu présente. Dans le même temps, une décision remarquable a été prise tant au niveau du droit européen que national. L’UE a activé, pour la première fois, la directive de la protection temporaire à destination des Ukrainiennes et des ressortissantes de l’Ukraine. À la différence de la demande de protection internationale (en vue d’obtenir le statut de réfugié), l’octroi de cette protection est fondé sur la nationalité et ne requiert pas un examen individualisé de la demande. En leur accordant un droit de séjour immédiat, dès l’introduction de la demande, bien que limité dans le temps, les États européens leur ont ainsi facilité toute une série de démarches administratives et d’intégration. Sans remettre en cause l’application de la directive, de nombreuses voix ont critiqué le « deux poids, deux mesures » des dirigeants européens qui se sont gardés de mettre en place des moyens équivalents face à d’autres crises : en Syrie, au Yémen, au Tigré, en Afghanistan, notamment.

Prise à l’unanimité par les États membres de l’UE, l’application de cette directive a ainsi déclenché, en cascade, une chaîne de décisions à prendre, de stratégies à définir, de mesures à appliquer et d’acteurs à impliquer. Au bout de ces chaînes hiérarchiques de délégations multiples, la mise en œuvre de cet accueil inédit repose notamment sur un ensemble d’acteurs et d’actrices de l’intervention sociale. Il s’agit de professionnelles et de bénévoles de première ligne comme des assistantes sociales, psychologues, juristes, formatrices de français langue étrangère, coordinatrices d’association, etc. Il s’agit aussi de nombreux citoyens, pleinement impliqués dans la stratégie d’accueil à Bruxelles et en Wallonie, et en particulier dans une de ses dimensions les plus prenantes à savoir l’hébergement. Pour elles et eux, l’application de la directive intervient aussi dans un contexte spécifique, dont nous pouvons d’emblée souligner deux dimensions. Du côté du travail social et de soin, la crise pandémique a poussé à son paroxysme les limites d’un secteur marqué par le désinvestissement financier et les logiques de la marchandisation. De leur côté, les soutiens associatifs et citoyens aux personnes migrantes affichent une fatigue généralisée après plusieurs années d’actions de solidarité auprès de personnes réfugiées dans un contexte politique de répression, de stigmatisation, de criminalisation et de déresponsabilisation étatique. En commun, se révèle un déficit de reconnaissance et une fatigue professionnelle, collective et individuelle.

L’injonction à considérer des publics si différemment selon leurs nationalités provoque ainsi certaines incompréhensions, et un manque d’adhésion au sein des actrices engagées dans l’accueil et l’intégration. Or ces intervenantes sociales et ces citoyennes sont, pour les personnes réfugiées, les représentantes de notre société, et leurs principales interlocutrices dans leur pays d’installation (temporaire ou non). Au départ de ce constat, cette étude vise à investiguer les manières dont l’application de cette directive européenne et l’accueil des réfugiées ukrainiennes ont été appréhendées et vécues. Notre point d’entrée se situe au niveau micro, nous partons des relations interindividuelles des actrices pour comprendre les dynamiques et les réalités systémiques qui les traversent. Comment celles-ci ont-elles été intégrées dans des actions sociales qui consistent à quotidiennement s’adapter ou « faire avec » les injustices et les incohérences qui découlent de politiques ou d’institutions qui nous dépassent ? Entre volonté de traitement équitable, respect des procédures, pressions multiples et déceptions face à des actions peu coordonnées, quelles réactions ont été mises en place ? La traduction concrète et au jour le jour de cette préoccupation en micro-pratiques de résistances, de compensation, de solidarité fait intervenir directement la dimension citoyenne, critique et politique des acteurs de l’action sociale. Par ailleurs, le traitement bureaucratique et néolibéral de l’asile (et de l’intégration) renforce toujours l’individualisation et la mise en concurrence des requérants de la protection internationale, en même temps que les politiques d’attribution du statut de réfugié se révèlent davantage restrictives. Comment, dès lors, formuler des réponses au « deux poids, deux mesures » qui soutiennent les droits des minorités, promeuvent les entraides et participent à la cohésion sociale ?

En s’appuyant sur une enquête de terrain auprès d’une dizaine d’intervenantes1 du secteur associatif de l’accueil et de l’intégration et de la rencontre d’une dizaine de réfugiées ukrainiennes, principalement dans la région liégeoise, cette étude souhaite porter un regard sur le cadre législatif et les conséquences de l’activation de la directive de la protection temporaire pour interroger le principe de l’universalité du droit d’asile dans un traitement juridique clairement différencié entre réfugiées ukrainiennes et d’autres origines. Ensuite, l’étude se penchera sur ce traitement différencié à l’aune des solidarités citoyennes qui se sont mises en place et des mesures exceptionnelles prises par les autorités publiques. Enfin, nous tenterons de mieux comprendre l’émergence d’un sentiment d’injustice de la part de certains intervenants sociaux, face à ce traitement différencié jugé par beaucoup comme inéquitable, semant le doute dans l’éthique professionnelle, voire nuisant à leur santé mentale.

La protection temporaire, une protection d’exception

Au cours des douze premiers jours de la guerre en Ukraine en février 2022, plus de deux millions de personnes quittent le pays et prennent le chemin de l’Europe occidentale. Pour permettre leur accueil au sein des États membres, l’UE prend l’une des décisions les plus importantes depuis des années dans le domaine du système commun d’asile européen, en décidant le 4 mars 2022 d’activer la directive relative à la protection temporaire pour les réfugiées ukrainiennes.

Selon la législation européenne, la directive sur la protection temporaire (DPT) est définie comme « une mesure exceptionnelle visant à fournir une protection immédiate et temporaire en cas d’afflux massif ou d’afflux massif imminent de personnes déplacées en provenance de pays non membres de l’UE qui ne sont pas en mesure de retourner dans leur pays d’origine ». L’activation de cette directive, entraîne pour les États membres une série d’obligations et dégagent des droits pour les personnes bénéficiaires dont l’octroi d’un permis de séjour pour toute la durée de la protection (qui peut aller d’un à trois ans selon la décision de l’UE), une garantie d’accès à la procédure d’asile et aux informations appropriées sur la protection temporaire, et le droit de se déplacer vers un autre pays de l’UE (sous certaines conditions) avant la délivrance du permis de séjour. En outre, les bénéficiaires de la protection temporaire ont un accès immédiat au logement, à l’emploi, à la protection sociale, aux soins médicaux, au système éducatif et au système bancaire.

Une « loi morte » depuis vingt ans

La directive sur la protection temporaire de l’UE a été qualifiée pendant des années de « loi morte », car malgré son existence, elle n’a jamais été activée depuis son adoption en 2001. Cette année-là, en raison des conflits armés qui ont eu lieu dans les Balkans ayant provoqué un déplacement important de personnes vers l’UE, les États membres se dotent d’un outil juridique qu’ils pourraient activer en cas de l’arrivée rapide d’un grand nombre de personnes dans le système d’accueil normal. Bien que cette directive soit devenue un élément important du système d’asile dans la zone européenne, elle n’a jamais été proposée comme solution aux nombreux déplacements de réfugiés aux portes de l’UE ces deux dernières décennies. Deux raisons principales expliquent cette situation. La première est l’absence de compréhension commune de la définition d’un « afflux massif », et la seconde réside dans le fait que les États membres craignent de créer – selon eux –un effet d’attraction qui entraînerait davantage les arrivées. Malgré ces craintes, en mars 2022, le Conseil européen a adopté à l’unanimité la décision d’accorder aux personnes fuyant la guerre en Ukraine le droit à une protection temporaire et a également décidé d’étendre ce droit jusqu’en mars 2024. La protection temporaire est accordée pour une période d’un an à partir de la date de sa mise en œuvre et est prolongée automatiquement, deux fois six mois, sauf si une décision du Conseil européen intervient entre-temps et y met fin. Au bout de deux ans, une nouvelle décision du Conseil européen est nécessaire pour prolonger ce statut pour une nouvelle période d’un an maximum. La protection temporaire ne peut dès lors excéder trois ans au total.

Les principaux objectifs de la DPT sont d’établir des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’un important nombre de personnes déplacées en provenance d’un même pays tiers qui ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine et, en même temps, d’assurer un équilibre entre les moyens déployés par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil. Les personnes pouvant bénéficier de cette protection sont celles, selon la directive, qui ne peuvent pas retourner vivre dans leur pays, car elles ont fui des zones de conflit armé ou sont victimes de violations de leurs droits fondamentaux mais elle les autorise à y séjourner.

Le cas des personnes non ukrainiennes fuyant l’Ukraine

Dans le cas de l’Ukraine, les discussions des États européens autour du mécanisme d’activation ont commencé immédiatement après l’invasion de la Russie et en quelques jours la décision a été prise à l’unanimité. La décision précise les personnes qui peuvent demander cette protection. Il s’agit des citoyens ukrainiens et leurs familles qui ont quitté l’Ukraine, des immigrants d’autres États et leurs familles qui ont bénéficié d’une protection internationale en Ukraine et les immigrants d’autres États à qui l’Ukraine a donné une autorisation de séjour permanent et qui ne peuvent pas retourner dans leur pays dans des circonstances sûres. Les personnes en provenance d’Ukraine, sans nationalité ukrainienne ni titre de protection internationale, n’ont à ce jour pas reçu de protection temporaire dans les États membres. Le raisonnement derrière cela étant qu’une personne qui séjourne en Ukraine pour un motif d’études, par exemple, n’est pas menacée dans son pays d’origine et peu y retourner. Ce serait cependant ne pas prendre en compte le projet de vie de cette personne, ses opportunités dans l’exil, ses perspectives. Le cas des étudiants étrangers résidant en Ukraine a été particulièrement frappant. Le pays recense 76 000 étudiants internationaux, dont un quart provenait de pays africains (Maroc, Nigeria, Égypte en tête), un autre quart était constitué d’étudiants en provenance d’Inde. L’attractivité de l’Ukraine pour les étudiants réside dans différents facteurs, notamment dans le fait que c’est un des seuls du continent européen à octroyer un visa2 pour étudiant, les pays membres de l’UE refusant de le faire. « Les universités ukrainiennes sont considérées comme une porte d’entrée sur le marché du travail européen, offrant des prix de cours abordables, des conditions de visa simples et la possibilité de résidence permanente »3. De plus, on se souviendra que ce sont également des personnes originaires de pays africains qui ont subi des refoulements aux frontières, ont été empêchées de monter dans les trains quittant le pays, ont dénoncé des discriminations aux frontières alors qu’elles tentaient de fuir l’Ukraine, au même titre que l’ensemble des réfugiés. Ce qui ne peut que renvoyer au caractère inégalitaire du droit d’asile européen, à sa politique restrictive d’accès au territoire, limitant l’octroi des visas et les entrées en Europe occidentale.

« Actuellement je suis des dossiers de personnes qui vivaient en Ukraine, mais qui ne sont pas ukrainiennes. Un monsieur qui a obtenu un visa étudiant, camerounais, qui est arrivé en Ukraine en février 2022 et donc il est presque tout de suite reparti. Il est venu en Belgique, pour sauver sa peau. Il n’a pas trouvé de solution pour son statut de séjour en Belgique. La situation est terrible. » Juriste dans une association à Liège.

L’activation de la protection temporaire : un traitement différencié de l’asile ?

En regard des demandes de protection internationale « classique », la directive sur la protection temporaire facilite la procédure des ressortissantes ukrainiennes et, en même temps, elle représente un outil utile pour les États européens. Elle les a aidés à agir immédiatement et à proposer aux Ukrainiennes de meilleures conditions d’accueil. Mais, malgré ce fait, une question controversée se pose : l’activation de la protection temporaire était-elle une loi nécessaire à appliquer ou était-elle en réalité un choix politique ? C’est, en d’autres termes, la question de l’universalité (supposée) du droit d’asile qui est posée (Gemenne et Thiollet, 2022).

Cette question se pose pour deux raisons principales. Tout d’abord, la protection temporaire a été activée pour la première fois en 2022, bien qu’il y ait eu, par le passé d’autres crises causant le déplacement forcé de populations vers les États de l’UE et qui auraient pu justifier l’activation de cette directive. Souvenons-nous, en 2015, plus de deux millions de réfugiés syriens ont demandé l’asile dans les États de l’Union. La justification exprimée alors pour la non-activation de la protection temporaire dans ce cas cible le fait que les Syriens sont arrivés sur le continent européen sur une période d’un an et non pas sur une période de quelques jours, comme cela s’est passé avec les Ukrainiennes. Cependant, comment expliquer la différence de réactions politiques avec la situation des Afghans en août 2021 ? Six mois avant le début de l’invasion de l’Ukraine, 2,3 millions de personnes ont, en effet, fui l’Afghanistan en quelques jours en raison de la prise de contrôle du pays par les talibans. Près de 800 000 d’entre elles ont demandé l’asile dans les États européens. Les demandes des Afghans ont augmenté de 72 %, passant d’environ 10 000 en août à 17 300 en septembre, ce qui a fait de cette population le plus grand groupe de demandeurs d’asile dans l’UE. Pour autant, l’activation de la protection temporaire n’a pas eu lieu. La réaction générale de la société civile et des politiques européens a été beaucoup plus négative : certains comme Marine Le Pen ou Viktor Orban avertissant que l’accueil des Afghans pourrait entraîner l’entrée de nombreux réfugiés supplémentaires en Europe, dans les mois suivants. Plusieurs États membres, dont ceux qui actuellement accueillent le plus de réfugiées ukrainiennes, notamment la République tchèque, le Danemark, la Grèce, la Hongrie, l’Autriche et la Pologne, avaient à l’époque déclaré qu’ils n’accepteraient pas de réfugiés supplémentaires en provenance d’Afghanistan. Le sociologue David De Coninck (2022) identifie quatre éléments qui différencient ces attitudes. Il s’agit d’abord de la menace symbolique, à savoir la peur que les réfugiés « remettent en cause la religion, les valeurs, les systèmes de croyance, l’idéologie ou la vision du monde du groupe d’appartenance ». Or les Européens se sentent davantage menacés par les réfugiés non-européens ou occidentaux. Le second élément concerne la présence de l’Ukraine dans la conscience collective, au travers d’événements sportifs et culturels. L’ethnicité est considérée comme un troisième élément qui rapproche les personnes ukrainiennes des autres populations européennes. Enfin, la guerre en Ukraine, contrairement à la prise du pouvoir par les talibans, fait intervenir une peur commune de l’agresseur par les dirigeants et les populations européennes. Outre ce dernier élément, ces pistes d’explications manifestent la xénophobie et l’islamophobie de nos représentations et de notre empathie collective et sélective. Elles soulignent aussi que les déterminants de l’activation de DPT se trouvent moins du côté d’un nombre de personnes en fuite sur une durée déterminée, que du côté de notre rapport à la population en fuite et de la perspective de l’accepter au sein de notre société.

La deuxième raison qui suscite cette question est le cas des personnes qui vivaient en Ukraine avant l’invasion russe, sans avoir la citoyenneté ukrainienne : les étudiants étrangers ou les demandeurs de protection internationale. En quittant le pays, ces personnes, comme nous l’avons souligné, n’ont pas pu bénéficier de la protection temporaire. La situation des personnes ukrainiennes présentes en Belgique bien avant le début de la guerre, mais « sans papiers » reste, par ailleurs, incertaine4.

L’activation de la protection temporaire a permis l’organisation de l’accueil des Ukrainiennes au sein de l’UE. Mais cette mesure a mis au grand jour la sélectivité de ses dirigeants, pratiquée jusqu’ici de manière non assumée, bien que les directives européennes prises ces dernières décennies en matière de droit d’asile pouvaient démontrer cette orientation. Le fait que l’on ait pu constater ouvertement le processus de sélection des migrants aux frontières, « avec des discours et des méthodes tout à fait différents de ce qui se pratiquait habituellement à l’égard d’autres mouvements migratoires importants »5, a confronté les États membres de l’UE à leur manque de volonté face au soi-disant principe d’universalité du droit d’asile, prônant des valeurs humanistes et d’accueil. « La différence de traitement entre réfugiés ukrainiens et ceux provenant d’autres régions du monde n’est pas seulement moralement choquante, elle mine également le sens politique de l’engagement des démocraties occidentales en faveur des libertés fondamentales et du droit humanitaire » (Gemenne, Thiollet, 2022).

Le fait que cette loi fasse des exceptions pour certains groupes a créé un sentiment d’injustice parmi les réfugiés, mais aussi parmi les travailleuses sociales chargées d’appliquer cette directive et l’ensemble des droits et obligations qui s’en suit. À ce jour, le nombre de réfugiées ukrainiennes à travers l’Europe est supérieur à sept millions. Celles enregistrées pour une demande de protection temporaire dépassent les 4 900 000, selon la dernière mise à jour du 24 janvier dernier.

L’« autre circuit » de l’accueil des réfugiées ukrainiennes

Afin de s’enregistrer et d’obtenir la protection temporaire, les réfugiées ukrainiennes ont été orientées vers un centre spécifique au Heysel, à Bruxelles, ouvert pour l’occasion. Une partie du personnel de l’Office des étrangers et de Fedasil étant mobilisé au centre d’enregistrement du Heysel, les files s’allongent devant le Petit Château de Bruxelles, où doivent s’enregistrer les « autres » demandeurs d’asile. Cela entraînera en cascade une série de conséquences pour les réfugiés en Wallonie.

Une stratégie d’accueil qui repose sur les solidarités citoyennes

Lorsque la Russie envahit l’Ukraine en février 2022, nombreuses sont les associations actives dans l’accueil et l’intégration des personnes migrantes à pressentir une arrivée importante de réfugiées ukrainiennes. Moins nombreuses sont celles qui imaginent que leur traitement et leur accueil sera à ce point différent des « autres » réfugiés fuyant, eux aussi des régions en guerre. À la mi-mars, 11 000 réfugiées ukrainiennes étaient enregistrées sur le sol belge, parmi eux, 70 % déclaraient avoir une solution d’hébergement chez des proches et des connaissances. Ce profil de réfugié a ensuite évolué avec l’arrivée de personnes issues de l’Ukraine, sans aucun contact dans les pays occidentaux, disposant de moins de moyens financiers que le premier groupe et sollicitant de l’aide au niveau de l’hébergement, entre autres. En mars 2022, la Belgique se préparait à accueillir entre 100 000 et 200 000 réfugiées ukrainiennes (c’est-à-dire 2,8 % du total arrivant sur le sol de l’UE)6, avec une répartition de 60 % en Flandre et 40 % à Bruxelles et Wallonie, dont les trois-quarts pour cette dernière. Notons qu’à la fin janvier 2023, la Belgique avait enregistré sur son territoire quelque 65 900 Ukrainiennes (UNHCR, 2022). Dans les faits, 46 % sont enregistrés en Flandre, 35 % en Wallonie et 4 % à Bruxelles.

En mars 2022, Sammy Madhi, alors secrétaire d’État à l’asile et migration, sollicitait les entités fédérées en leur demandant de trouver 30 000 places d’hébergement en un mois. Les Régions ont alors imaginé diverses solutions d’hébergement collectif, mais aussi individuel et ont, dans ce sens, lancé un grand appel à la solidarité citoyenne7 pour solliciter des places d’hébergement. C’est ainsi que 88 % des logements recensés pour héberger les Ukrainiennes (soit un total de 40 000 places) ont été proposés par des citoyens belges (Le Soir, du 19 mars 2022). Cet élan de solidarité de la part de la société civile ne peut être que salué et corrobore le constat qui fait apparaître les initiatives citoyennes informelles comme les « nouveaux acteurs des domaines de l’accueil et de l’intégration » (Debelder, 2020). Cependant, il n’est pas sans soulever certaines questions sur la manière de gérer un accueil d’urgence en le faisant reposer sur les citoyens et provoquer, à plus long terme, des conséquences majeures tant pour les citoyens hébergeurs que pour les réfugiés hébergés. Comme le souligne une travailleuse sociale :

« Faire reposer l’accueil des réfugiées ukrainiennes quasi exclusivement sur un hébergement citoyen n’est, d’une part, pas durable à long terme, car il est évident et compréhensible qu’à un moment les hébergeurs puissent être épuisés et d’autre part, pose des questions sur la délégation de cette mission de l’État vers les citoyens, avec toutes les conséquences que cela entraîne, car les citoyens ne sont pas des professionnels de l’accueil, ne sont pas formés à cela, n’ont pas forcément les bonnes informations ».

Pour les réfugiées ukrainiennes, l’accès premier à l’information s’est fait principalement par l’intermédiaire des hébergeurs chez lesquels elles logent. Nombre d’associations ont ainsi relaté leur premier contact avec des Ukrainiennes par l’intermédiaire de leurs hébergeurs, et non pas par l’intermédiaire des assistantes sociales des centres d’accueil, par exemple. Cela exige une démarche proactive de la part tant des réfugiées ukrainiennes que des familles qui les hébergent, bien souvent peu informées des procédures. Cette dépendance entre hébergeurs et réfugiées peut s’avérer problématique, dans une série de situations.

« Il est difficile pour les réfugiées ukrainiennes hébergées dans des villages wallons, loin des centres urbains où se trouvent beaucoup de services et d’associations, de se mettre dans un processus d’apprentissage du français, d’accéder à l’information afin de mieux connaître toutes les opportunités d’inclusion. Elles sont limitées à ce que la famille connaît et peut fournir comme indication ». Juriste d’une association à Liège.

Dans le même sens, une autre intervenante met en avant l’importance du lien de confiance qui doit être préservé entre les hébergeurs et les autorités. Ces dernières devaient respecter leurs engagements, entre autres la garantie faite aux hébergeurs de ne pas dépasser un délai de trois mois d’accueil. On le sait, ce délai a été largement dépassé, dans une majorité des cas. Les hébergeurs, bien que compréhensifs, ont vu leur confiance s’étioler envers les autorités publiques ne respectant pas leurs engagements. Cela pourrait mettre à mal une participation solidaire future de la part des citoyens.

« La commune m’a proposé d’héberger un couple pendant 3 mois. Il était très clair que si je ne faisais pas moi-même les démarches pour trouver un autre logement à ces personnes, elles seraient encore chez moi dans 6 mois. Finalement, elles sont restées 5 mois. Je peux comprendre que la commune a du mal à trouver des places d’hébergement, mais moi, je ne suis pas prête à recommencer ».

Des hébergeuses et hébergeurs en première ligne

En étant principalement hébergées dans des familles et non par Fedasil ou la Croix-Rouge ou des communes, c’est d’abord, un ensemble d’informations, de soutien, d’orientation qui feront défaut aux réfugiées ukrainiennes. Si l’élan de solidarité a été encouragé par les villes et communes devant trouver, dans l’urgence, des places d’accueil, les hébergeurs auront à assurer un ensemble de tâches administratives indispensables à l’installation et l’intégration de leurs « invitées ». En Wallonie, ils seront soutenus en cela, dans une certaine mesure, par les Centres publics d’action sociale (CPAS) qui ont mis en place des « cellules Ukraine » financées par une enveloppe budgétaire spécifique.

Cette situation a impliqué pour les hébergeurs une grande responsabilité dans la recherche et la transmission d’informations, une responsabilité échue, ensuite, sur les travailleuses sociales, interlocutrices privilégiées des hébergeurs. Ces interactions ont souvent été source de tensions, lorsque l’hébergement s’est poursuivi longtemps après l’échéance convenue au départ et sans solutions adaptées. Bien qu’il y ait eu différentes initiatives de la part des autorités publiques en Wallonie et à Bruxelles afin d’apporter un soutien psychologique aux hébergeurs de réfugiées ukrainiennes, ces derniers déplorent un soutien tardif et tout relatif de la part des autorités.

« Je ne savais pas vers qui me tourner pour demander des informations. Le CPAS me disait que c’était aux Ukrainiennes d’appeler pour trouver un autre logement. Mais comment voulez-vous ? Elles ne parlent pas français, ne savent pas où chercher… C’est moi qui le faisais. » Hébergeuse, Province du Luxembourg.

« Ça n’a pas été tous les jours facile de partager la cuisine, les habitudes, les horaires. En plus j’essaie de faire “zéro déchet” chez moi, et le couple de réfugiés que j’hébergeais, pour me remercier, ils m’apportaient les colis alimentaires auxquels ils avaient droit, mais je n’en avais pas besoin. » Hébergeuse, Province du Luxembourg.

Bien évidemment, des témoignages d’expériences positives de l’accueil existent, toutefois les paroles relevées ici, ont la justesse de rendre compte des difficultés inhérentes à toute rencontre entre personnes qui ne se connaissent pas, ont des références différentes, voire opposées. À plus forte raison, lorsque cette rencontre prend la forme d’une cohabitation et le partage d’une certaine intimité au quotidien, elle donne une indication sur les besoins en termes de soutien et de médiation interculturelle. Le témoignage précédent met ainsi en avant l’importance des pratiques de contre-don pour les personnes accueillies, comme des gestes de gratitudes qui peuvent témoigner de la bonne santé de la relation entre les hôtes. Ces pratiques donnent cependant lieu ici à une incompréhension. Cette dernière pourrait en particulier fournir des outils de réflexion préparant à l’accueil chez soi8.

Aperçu de quelques mesures prises pour faciliter l’installation et l’intégration des Ukrainiennes

En Wallonie, un ensemble de démarches et de procédures liées au parcours d’asile, à l’installation et à l’intégration ont été, facilitées, voire des obligations levées, spécifiquement pour le public ukrainien. D’une manière générale, la protection temporaire octroyée aux ressortissantes ukrainiennes leur a ouvert de facto certains droits, dont celui de recevoir un revenu d’intégration sociale du CPAS de la commune de résidence, ce qui a engendré un accès direct aux formations et au marché de l’emploi, propulsant ainsi ces exilées dans le parcours de l’« intégration » en sautant la phase « accueil ».

Au niveau de l’administration publique et du secteur associatif, les initiatives les plus répandues ont été la traduction vers l’ukrainien et/ou le russe de différentes informations liées à l’installation et à l’intégration des personnes nouvellement arrivés en Wallonie. Nombre d’associations et de services publics de première ligne ont traduit leur page d’accueil, leurs brochures d’informations et ont mis en place des séances d’informations en ukrainien ou en russe sur des thématiques telles que le logement, l’enseignement, la formation, etc. La Wallonie a édité une page spéciale en ukrainien, ainsi qu’un Guide du parcours du réfugié ukrainien. Cette facilitation du droit d’accès à des informations dans une langue comprise par la population réfugiée doit être saluée. Elle est en même temps révélatrice d’un traitement différencié. En effet, cette systématisation de la traduction et de l’accès facilité à l’information ne l’a pas été pour d’autres langues avec la même ampleur. Pour trouver des traductions dans d’autres langues parlées par des personnes primo-arrivantes en Wallonie, il faut consulter les pages des structures dédiées aux réfugiés : le site du SeTIS wallon, du CGRA ou de quelques initiatives locales qui dégagent des moyens pour faire traduire des informations ciblées dans une sélection de langues les plus représentées en Wallonie9. Cela pose également la question du meilleur médium pour diffuser de l’information dans différentes langues.

Au niveau des transports en commun, on se souviendra, par exemple, des mesures prises par la SNCB qui vont dans le sens du soutien généralisé européen à la population ukrainienne. La compagnie des chemins de fer a ainsi rendu gratuitement accessible son réseau pour les réfugiées ukrainiennes au moyen du ticket « Help Ukraine ». Rappelons que les demandeurs d’asile de toute origine séjournant dans un centre d’accueil bénéficient également de tickets gratuits pour leurs déplacements (liés à leur procédure d’asile, à une formation, à la recherche d’un logement ou un rendez-vous médical). L’avantage accordé par la SNCB pour les Ukrainiens fut que leur seul passeport puisse servir de titre de transport et pour tout type de voyage. En Fédération Wallonie-Bruxelles, la procédure d’équivalence de diplômes pour les réfugiés ukrainiens bénéficiant de la protection temporaire a été rendue gratuite (au lieu de 200 euros pour les autres réfugiés). L’Ukraine faisant partie de la liste des pays non européens délivrant des permis de conduire reconnus par l’UE, la reconnaissance des permis de conduire ukrainiens est assurée10.

En ce qui concerne le parcours d’intégration, début octobre 2022, un arrêté du gouvernement wallon prévoit une nouvelle catégorie de dispense au suivi du parcours d’intégration normalement obligatoire pour tous les primo-arrivants en Wallonie. Cet arrêt lève l’obligation pour les réfugiés ukrainiens de suivre ce parcours, par ailleurs contesté sur certains aspects11. Pour les travailleuses sociales et les réfugiés, c’est une nouvelle marque du traitement différencié. Bien que dans le contexte actuel marqué par le manque de soutien structurel, cette dispense fut un soulagement pour certaines associations submergées de travail et pour qui cette obligation représente une charge de travail supplémentaire. Toutefois, cette levée d’obligation est controversée. De l’avis de certaines intervenantes sociales, cela conduit les Ukrainiennes à ne pas avoir accès à des informations (citoyennes et sociales) et à des cours de français qui pourtant leur sont indispensables en Belgique. Pour d’autres, il s’agit d’une manière pour la Wallonie12 de ne pas augmenter la pression sur le secteur de l’intégration et donc de ne pas devoir revoir les moyens alloués à ce secteur. Nombre de réfugiées ukrainiennes nous rapportent pourtant leur souhait d’entreprendre ce parcours dont les différentes acquisitions seront malgré tout exigées si elles décident de rester à plus long terme en Belgique ou d’y accéder à un autre statut.

Les cours de français langue étrangère (FLE) à destination des Ukrainiennes ont bien souvent été organisés, dans un premier temps, sur initiative locale et prise en charge par des bénévoles. Les Ukrainiennes, hébergées dans la majorité des cas en zone rurale (maisons disposant de chambres surnuméraires), loin des centres urbains et des associations dispensant des cours de FLE, c’est au niveau local qu’une réponse a pu été apportée en organisant des cours pris en charge par des bénévoles, dans des salles mises à la disposition par la commune. Par ailleurs, les centres régionaux d’intégration, compte tenu de la levée de l’obligation du parcours d’intégration pour ce public, ont gardé le public « obligé » prioritaire dans l’orientation vers des cours de FLE dispensés par des opérateurs agréés.

« Étant donné qu’on savait que l’obligation du parcours d’intégration allait être levée pour les Ukrainiennes, on a décidé de ne pas leur imposer un changement supplémentaire en leur proposant d’autres cours de FLE dans des associations agréées, par exemple. Il faut savoir que les Ukrainiennes suivaient déjà des cours de français, trouvés par les hébergeurs, mais pas toujours des cours reconnus. On a décidé de ne pas les changer d’opérateurs, dans un premier temps et dans l’urgence de la situation. Ce qui compte c’est qu’ils apprennent le français proche de là où ils résident. Car ils étaient souvent plus éloignés de la ville. Et puis surtout pour ne pas prendre des places pour des personnes qui, elles, étaient soumises au parcours obligatoire d’intégration. » Travailleuse, Centre régional d’intégration.

Les Ukrainiens sont-ils des migrants « privilégiés » ?

La protection temporaire n’est pas le Graal imaginé. Celle-ci est certes immédiate, mais est de courte durée ce qui peut engendrer des obstacles dans les recherches de logement avec des réticences de la part de certains propriétaires de louer pour une courte période, de même dans la recherche d’un emploi où l’employeur peut voir de manière défavorable le fait d’engager une personne ayant un titre de séjour limité dans le temps.

Une travailleuse sociale souligne l’injonction implicite liéeà la facilitation d’un ensemble de démarches. Celle-ci pousserait les réfugiées ukrainiennes à devoir s’intégrer rapidement (trouver un travail, une formation, des cours de français, etc.), ce qui « négligerait le traitement du stress post-traumatique subi par les réfugiés ».

« Nous avons dû intervenir auprès du CPAS qui voulait mettre à l’emploi, dans le secteur du nettoyage, une jeune femme ukrainienne, diplômée, seule avec ses deux enfants, arrivée en Belgique depuis peu de temps, avec tous les chocs de la guerre. Nous avons expliqué la nécessité pour elle d’apprendre le français, d’avoir la possibilité de faire reconnaître son diplôme, de chercher un emploi dans son domaine et non pas de commencer directement un emploi à temps plein, en devant gérer des horaires décalés, en soirées alors qu’elle est seule avec ses enfants, dans un logement précaire ».

Les Ukrainiens, bien qu’ils puissent être considérés comme des migrants « privilégiés », n’échappent cependant pas à nombre d’obstacles. Les personnes rencontrées témoignent toutes de difficultés dans les démarches qu’elles ont dû effectuer à leur arrivée et encore maintenant dans leurs parcours. Comme pour tout exilé, leur vie est à reconstruire dans le pays d’accueil, elles doivent elles aussi apprendre la langue, retrouver un réseau professionnel, amical, de soutien, se débattre avec des démarches administratives complexes…

« J’habite un studio en dehors du centre-ville avec mon enfant. Je dois déménager le mois prochain, mais je ne trouve pas d’autre logement. En Ukraine, je travaillais comme scientifique dans un laboratoire, ma maison a été bombardée, je n’ai plus rien et ici on me propose de faire des ménages la nuit. Le CPAS a mis trois mois avant de me verser ma première allocation, car il y a eu un problème informatique. Je suis allée chercher des colis alimentaires. » Réfugiée ukrainienne.

Enfin, on peut également s’interroger sur le statut qui sera proposé aux nombreux réfugiés ukrainiens qui décideront, par choix ou par nécessité, de rester en Belgique, après l’arrivée à échéance de la protection temporaire. Quel sera leur titre de séjour et quelles seront les procédures qu’ils devront effectuer pour l’obtenir ? « Connaissant les tendances lourdes de l’application restrictive du régime migratoire dont l’État belge est, disons-le, coutumier, nous pouvons émettre l’hypothèse que les exilé.e.s ukrainien.nes (…) n’auront d’autre choix que d’intégrer les structures “classiques” de l’asile. À défaut d’une reconnaissance par ces réseaux, les Ukrainien.nes deviendront par la force des choses des “sans-papiers” (…) et la “crise” à laquelle l’État belge tente aujourd’hui d’échapper en accélérant la reconnaissance de protection des exilé.e.s se manifestera dans trois ans » (Vertongen et Costa Santos, 2022).

Sentiments d’injustice dans le secteur associatif

« Les autorités ont donné aux Ukrainiennes des voies légales d’accès que les autres migrants n’ont pas. Ça me met en colère, ce “deux poids, deux mesures”. Cette volonté des politiques de faire venir cette nationalité et pas d’autres, c’est vraiment révoltant. » Formatrice de français langue étrangère.

« Le gouverneur de la province a mis en place un convoi et est revenu avec 180 Ukrainiennes qui ont été dispatchées sur différentes communes. Il y a eu une grosse mobilisation citoyenne. Ça m’a posé question. Pour les transmigrants13, il y avait eu du soutien, oui, mais beaucoup moins. » Hébergeuse.

Cet « autre » circuit de l’accueil a eu des conséquences sur le secteur associatif en exigeant une certaine réactivité, une adaptation des procédures dans le contexte de flou des directives émanant du politique lent à se positionner par moment.

« Je trouve que c’est une injustice. Les autres réfugiés voient que de l’autre côté [pour les Ukrainiens] c’est tellement facile d’avoir un statut, c’est injuste. Les Ukrainiens n’ont rien à voir dans cette situation, ce sont les politiques. Mais je constate qu’elles n’appartiennent pas au groupe des “migrants”, considéré comme péjoratif, ce sont des Européens, ils ont la peau blanche. Il y a une pression médiatique, politique pour accueillir les Ukrainiens. Derrière ces directives, il y a une instrumentalisation, c’est montrer au monde que l’Europe aide ces pauvres personnes opprimées par la Russie. C’est un message fort. » Psychologue, travaillant avec des demandeurs d’asile.

« Au début, il y a eu un tel discours différent, des effets d’annonce aussi avec soi-disant un accès à la mutuelle moins cher, le train gratuit… Pourquoi les trains gratuits pour eux ? Ce n’est pas juste ! Et là, je pense que les autorités se sont très vite retrouvées face à des murs du secteur associatif dénonçant cette inégalité de traitement et donc elles ont fait marche arrière. » Travailleuse d’un Centre régional d’intégration.

L’ensemble des intervenantes rencontrées soutiennent le traitement différencié des réfugiées ukrainiennes provoque une situation de « deux poids, deux mesures » qui se fait ressentir dans leur travail au quotidien. Bien souvent le terme d’injustice est utilisé par les intervenantes de première ligne pour qualifier ce traitement. Dans une volonté de fournir un accompagnement équitable pour tous, les intervenantes voient leurs motivations à exercer leur métier buter contre un cadre législatif jugé inéquitable. Ce n’est certes pas la première fois que les professionnelles de l’action sociale sont confrontées à ce sentiment d’injustice. Elles le vivent régulièrement et de manière flagrante quand il s’agit par exemple des droits d’accès au logement, aux formations entre personnes natives, réfugiées ou sans-papiers. Mais dans le cas de l’accompagnement des réfugiées ukrainiennes, ce traitement inégal semble inique, et ce, dès l’entrée sur le territoire ce qui engendre une détresse chez les travailleuses sociales déjà confrontées à une charge importante de travail en termes de suivis de personnes demandeuses d’asile et/ou reconnues réfugiées qui rencontrent nombre d’obstacles (logement, reconnaissance des diplômes, difficultés administratives, recherche de formation et d’emploi, etc.). À ces pressions déjà sensibles, les intervenantes de première ligne voient une pression supplémentaire s’ajouter du fait de l’exigence politique d’un accueil prioritaire pour les personnes venant d’Ukraine. Cette situation est le reflet d’une politique d’asile européenne toujours plus restrictive, sélective et donc… injuste, totalement en porte à faux avec les valeurs humanitaires et les droits fondamentaux.

Tenter de rétablir une certaine idée de la justice

Les intervenantes sociales rencontrées tiennent à souligner le fait qu’elles n’interviennent pas plus en faveur d’une nationalité que d’une autre. Le principe de leur traitement est d’être équitables et justes pour toutes et tous : c’est la règle d’un travail social de qualité. Ce credo est leur manière de montrer leur distance par rapport aux injonctions politiques et une façon de signifier leur révolte, voire leur dégoût face à une gouvernance estimée inéquitable. Cependant, il convient de se demander, si, sous prétexte d’un traitement qui se veut équitable, certaines actions en faveur des personnes originaires de l’Ukraine devrait-elles être boycottées ? Plus encore, ne peut-on pas s’interroger pourquoi, par le passé, ne faisions-nous pas certaines démarches pour les migrants de toute origine (comme de leur proposer des explications dans leur langue) et qu’il est devenu possible de les imaginer, aujourd’hui, pour les Ukrainiennes ?

« Au début [de l’accueil] on voulait publier une petite brochure traduite en ukrainien pour expliquer les premières étapes de l’accueil ici. Et puis on ne l’a pas fait. On s’est dit “pourquoi pour eux et pas pour les autres ?” » Formatrice FLE dans une association.

« Pour moi, il n’y a pas de différence. Je fais le même travail pour toutes les nationalités, c’est l’égalité ! » Travailleuse sociale dans une association.

« On organise des séances d’informations sur le logement. On l’a fait en russe/ukrainien, mais on le fait aussi en arabe. Les demandes sont là aussi pour les autres réfugiés » Travailleuse sociale dans une association.

« Je traite tous les dossiers de manière équitable. Actuellement, je m’investis pour les dossiers des personnes non ukrainiennes en provenance d’Ukraine. L’accueil qui leur est réservé est catastrophique, elles n’ont pas de statut de séjour. On réfléchit à tous les moyens possibles pour leur obtenir un statut légal » Juriste.

Ces témoignages révèlent une hésitation parmi certaines professionnelles : d’une part, si elles en font « un peu plus » pour les Ukrainiennes, cela contribuera à créer des situations inéquitables entre réfugiés. Alors, faut-il continuer à « ne pas faire », par exemple, la traduction de brochures dans différentes langues, la création d’animations spécifiques liées aux besoins particuliers, la proposition de séances d’information avec traducteur…, et ce pour aucun réfugié ? D’autre part, pourquoi ne pas mettre en œuvre ce qui est actuellement attendu pour les Ukrainiennes, aussi pour les autres ? L’accueil réservé aux Ukrainiennes ne peut-il pas servir d’étalon de « bonnes pratiques » de l’accueil et de l’intégration, des à reproduire pour tous ? Le Centre régional d’intégration de Verviers a organisé début février 2023 une séance d’information spécifiquement destinée au public ukrainien sur la thématique de l’entrepreneuriat. Cette matinée a remporté un franc succès et le sujet a rencontré les besoins des personnes présentes. Le fait de proposer des actions pour un public en particulier ne renforce pas l’inéquité d’une situation, mais c’est plutôt l’absence d’actions répondant à des spécificités vécues par les migrants dans leur ensemble qui y contribue. Car les pratiques mises en place pour l’accueil des réfugiées ukrainiennes sont des initiatives remarquables de professionnalisme, de mobilisation et de solidarité qui prouvent nos capacités de (ré)actions face aux besoins des personnes migrantes. La période ukrainienne peut être une pierre kilométrique de nos pratiques d’accueil et d’intégration d’immigrants.

Champ d’autonomie et pratiques de résistance

Selon Gaspar (2012), entre postures cliniques (répondre aux souffrances de l’individu), militantes (vouloir changer les choses) ou normatives (respecter les règles), les travailleurs de l’action sociale adaptent leurs missions à l’aune de leur volonté de garantir un accompagnement de qualité équitable pour tous. Aussi, face à des injonctions estimées inégales, certains d’entre eux adaptent leurs priorités dans l’objectif de « donner un coup de pouce » à l’ensemble de leur public. Il s’agit pour ces intervenants de retrouver une autonomie dans leur champ de compétence et de tenter de rétablir une certaine idée de justice. Cela contribue également, dans une certaine mesure, à « maintenir le sens du travail social » pour des intervenantes qui ne « comptent pas leur temps et accomplissent des tâches en plus de ce qui est strictement prescrit pour débrouiller une situation, faire avancer un dossier » Melchior (2011). Une approche interprétative de ces ajustements consiste à les considérer comme l’élaboration d’autant de « ruses » (Grimard et Zwick Monney, 2016) nécessaires face à des règles institutionnelles jugées problématiques.

« Même si je trouve ce traitement profondément inéquitable et injuste, je ne transmets pas cette situation comme une injustice aux résidents, sinon on reste bloqué, on n’a pas de marche de manœuvre. Dans mon travail au quotidien, je suis devenu plus permissif, plus flexible, plus compréhensif. Je vais essayer de trouver des alternatives, des solutions qui ne correspondent pas à ma fonction, pour compenser ce traitement que je juge inéquitable. Par exemple, je vais parfois aider des personnes en appelant le CPAS si elles en ont besoin, ce qui n’est normalement pas dans mes fonctions, je vais faire un peu plus que ce que je fais habituellement, rédiger des documents, appuyer les cas des personnes migrantes que j’accompagne, etc. Avant je le faisais moins. » Psychologue en centre d’accueil pour demandeurs d’asile.

« Dans le traitement des dossiers des personnes qui sont dans l’obligation de suivre le parcours d’intégration, nous gardons la priorité envers les personnes “obligées”. Même si les Ukrainiens sont volontaires et veulent suivre le parcours, ce qui est positif, nous ne les faisons pas passer avant les autres. Ce serait injuste pour les autres migrants qui attendent une place dans des cours de FLE, des cours de citoyenneté. » Travailleuse d’un Centre régional d’intégration.

« Dans nos groupes de FLE, il n’y a pas d’animosité entre les différentes nationalités, personne qui va dire “oui, mais vous les Ukrainiennes, vous êtes chanceuses”. On travaille les identités multiples avec les participantes. On travaille l’interculturalité, et la culture qu’elles construisent ensemble dans les groupes, ça, c’est super important. » Formatrice FLE.

« On a toujours gardé les autres réfugiés (non ukrainiens) prioritaires, c’était vraiment notre levier. On a mis un point d’honneur à ce que le temps qu’ils perdaient peut-être pour obtenir leur séjour parce que tout le monde était au Heysel pour les Ukrainiens, ils ne le perdraient pas chez nous ». Travailleuse d’un Centre régional d’intégration.

Le fait que certaines associations aient accueilli un grand nombre de réfugiés en provenance d’une même région géographique, parlant la même langue, présentant des besoins et demandes relativement similaires, dans un même laps de temps, a encouragé les structures à adapter et ajuster leur programme et leur offre de formation.

« On a mis en place une session de citoyenneté à la demande des stagiaires ukrainiennes, même si elles ne sont pas obligées de suivre le parcours d’intégration et comme nous ne sommes pas agréés, nous avons conclu un partenariat avec une autre association voisine. Pour ce faire, on a aménagé leurs horaires de FLE pour y inclure la citoyenneté. On a aussi organisé une visite au CRIPEL, elles ne connaissaient pas, elles ont pu s’y inscrire. On a fait des démarches administratives, on les aide aussi au niveau de la compréhension et de la lecture de courriers. On a aussi dû appeler le CPAS qui voulait mettre à l’emploi une des participantes ukrainiennes. Mais ça, on le fait aussi pour les autres réfugiés, ce n’est pas spécifique ». Formatrice FLE.

« Dans le cadre d’un projet, nous avons pu engager une interprète en ukrainien quelques heures par semaine. Cela nous a permis de mieux accompagner les réfugiés, de répondre à leurs questions. » Responsable des permanences sociales d’une association.

Épuisement d’un secteur qui fait « ce qu’il peut »

« En quelques semaines, nous sommes passés de la gestion hebdomadaire de 60 dossiers à 120 dossiers ! Mon équipe a vu sa charge de travail doubler, en plus de continuer à accompagner les réfugiés non ukrainiens. La pression sur les travailleuses a été énorme. Une collègue est partie en burn-out. » Travailleuse d’un centre régional d’intégration.

La « fatigue du travailleur social » est bien réelle. En tant qu’« artisans tisseurs de liens », les travailleurs sociaux sont des « acteurs de changement (…) qui ont en commun d’offrir un service à des personnes en vue de leur développement durable, de l’augmentation de leur potentiel culturel et relationnel, l’optimalisation de leurs compétences et leur épanouissement physique et psychique » (Montaclair, 2010). Dans le cas de l’accueil des Ukrainiennes, une réactivité et une efficacité ont été exigées, sans moyens supplémentaires rapidement octroyés ni reconnaissance. Les intervenantes sociales ont été les chevilles ouvrières de la mise en place des décisions politiques.

Pour permettre l’accueil des réfugiées ukrainiennes, les CPAS ont certes bénéficié d’une enveloppe budgétaire majorée afin de renforcer leurs initiatives d’accompagnement de ces personnes. Les intervenantes du secteur de l’intégration soulignent un manque d’anticipation nécessaire à l’application concertée des mesures prises aux niveaux européen et national. Ainsi, au cours des premiers mois, l’impact s’est fait notamment ressentir dans le manque de places dans les cours de français langue étrangère pour accueillir les Ukrainiennes. Une enveloppe budgétaire régionale débloquée quatre mois après le début de l’accueil14 met en évidence deux réalités. D’un côté, cette mesure montre les moyens exceptionnels mis en œuvre dans l’accueil et l’intégration de ces personnes, dans un secteur qui souffre structurellement d’un manque de ressources. D’un autre côté, il s’agit de quatre mois durant lesquels ces mêmes actrices de l’intervention sociale sont conduites à prendre en charge à leur niveau l’application de ces mesures exceptionnelles.

« Si la Belgique décide d’accueillir autant de réfugiés, il faut donner les moyens pour organiser rapidement des cours de français. Il n’y a pas eu cela. Les cours étaient complets, partout. C’est moi qui ai dispensé les premiers cours de FLE. Pareil pour les traductions, je faisais bénévolement, même dans certains cas auprès des CPAS ». Interprète ukrainien-français.

« En plus du traitement de dossiers qui avait doublé en l’espace de quelques mois, il a fallu également gérer les centaines d’appels des hébergeurs, excédés par la lenteur administrative, les délais, la quantité de papiers à fournir, etc. On a fait ce qu’on a pu dans ce contexte. » Travailleuse d’un centre régional d’intégration.

Le surcroît des charges des intervenantes sociales qui font « ce qu’elles peuvent », sur fond de crise géopolitique, est aussi contemporain de multiples transformations de leur contexte de travail qui se focalise notamment, de plus en plus, sur l’évaluation des résultats et des performances (Lamarche et Bechtold-Rognon, 2011). Aussi,la responsabilité des individus dans le processus de production des services sociaux est fortement scrutée, en omettant le tempset les moyens pourtant nécessaires dans toute relation d’aide sur laquelle se base le travail social. Or, ces dernières ressources relèvent plutôt de la responsabilité collective. « Le tournant néolibéral des politiques sociales engendre ainsi une mutation du travail social qui contribue à diffuser et appliquer un discours gestionnaire » (Bellot et coll., 2013) avec un manque flagrant de planification et de coordination.

Les associations déplorent, par exemple, ne pas avoir été (assez) consultées lors des prises de décisions du politique quant à l’accueil des Ukrainiennes et la mise en œuvre des directives les concernant. Pour Bellot et coll. (2013), « cette dynamique de fond se concrétise à travers l’adoption de diverses mesures allant d’un partenariat plus étroit avec le secteur marchand jusqu’aux coupures dans les programmes sociaux, en passant par le recours parfois instrumental aux associations », ainsi qu’au bénévolat. C’est ainsi que certaines travailleuses sont désillusionnées (Salembier-Trichard, 2019) et en perte de confiance (Allen et coll., 2022) face aux politiques.

« Je n’attends rien de la politique néolibérale. Pendant le Covid on a vu l’importance du “petit” travail, occupé par les migrants. Ce n’est pas pour ça qu’il y a eu plus de considération pour ces personnes. Je pense que si j’attendais quelque chose du politique, ce serait plus violent à vivre. » Psychologue, travaillant avec des demandeurs d’asile.

« Il faut que ce soit géré de manière structurelle. En 2014 le ministre Francken a fermé toute une série de places d’accueil, très rapidement. Le personnel l’a mal vécu, et n’a pas envie de revivre cette expérience. Donc c’est logique maintenant qu’il y ait un problème de recrutement pour ouvrir de nouveaux centres d’accueil. On les considère n’importe comment alors qu’il y a la possibilité de les garder en réserve ». Médecin-psychologue travaillant dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile.

Le secteur social est considéré, de même que le secteur de la santé sur lequel s’appuie cette observation, comme un secteur « non productif, où l’argent qui y est mis est vu comme un coût et non comme un investissement »15. Aujourd’hui, ce sont les travailleuses de l’accueil des Ukrainiennes qui vivent une crise avec des pressions multiples, hier, c’étaient les professionnelles de la santé lors de la pandémie, demain ce seront les enseignants, les travailleuses du care, ou d’autres secteurs encore. À chaque « crise », les mobilisations entraînent forcément un surplus de travail, exigeant une réactivité et une implication importante. Au-delà d’un refinancement indispensable, ces professions « du social » gagnent à être envisagées de manière non figée en proposant un cadre de fonctionnement souple et adaptable. Cela permet des connexions pertinentes (et parfois innovantes) entre champs d’intervention et de compétences, ouvre les possibilités de partenariat, d’échanges d’information et de soutien dans les pratiques entre intervenants. C’est cette vision que promeut le collectif « Santé en lutte » : « On est clairement dans une vision interprofessionnelle (…) quand on cherche à travailler sur la santé dans sa globalité, on doit nécessairement s’intéresser à ses déterminants et donc collaborer avec des gens qui travaillent sur le droit au logement, contre la pauvreté, pour le droit à l’éducation, etc. ». Cette modalité d’action, en plus de bénéficier à la personne destinataire, contribue de plus à nourrir un sentiment de satisfaction pour les intervenants du secteur social. Manço et Harou (2009) ont montré, dans une recherche effectuée auprès d’enseignants d’élèves primo-arrivant que leur taux de satisfaction augmente dès lors qu’ils « sortent » par moment de leur fonction stricto sensu, lorsqu’ils donnent « un coup de pouce » au-delà de leur cadre, car ils voient concrètement les changements, les évolutions positives des situations. Au sein d’une structure, ces « sorties de cadre » sont facilitées si elles sont reconnues et encouragées par la hiérarchie et prises en compte en termes de temps et charge de travail avec, en contrepartie, pour l’intervenant, une certaine flexibilité dans son organisation de travail.

Les modalités de gestion de ces différentes crises (migratoires, pandémie…) gagneraient à être revues et davantage confiées à une cogestion entre les responsables politiques, les intervenants des secteurs concernés et les populations directement concernées. Associer ces groupes d’acteurs aux processus décisionnels, aux orientations et choix politiques qui affectent leur secteur remet au centre la valeur de leur expertise et de leur expérience. Il s’agirait donc d’évaluer les pratiques passées pour permettre une anticipation salutaire des crises futures, en élaborant des « plans d’urgence », en répertoriant les besoins des secteurs confrontés à ces crises, en ajustant les mesures structurelles.

« Si je ne le fais pas, qui va le faire ? » : le cas des interprètes

Les interprètes ont fortement été sollicités à l’arrivée des Ukrainiennes, comme cela est le cas dans toutes les autres situations d’arrivées massives de migrants ne parlant pas encore le français. Ces professionnels jouent un rôle indispensable dans le parcours d’accueil et d’intégration des réfugiés. Cependant, la profession d’interprète en milieu social est rarement valorisée à sa juste valeur ; elle est en manque de reconnaissance, sous-financée et bien souvent, ce sont des solutions tierces, gratuites et de « débrouille » qui sont utilisées, estimant que le simple fait d’être bilingue suffit à être interprète16. C’est ainsi que l’on voit arriver la voisine, le fils ou la fille de la personne primo-arrivante qui sera l’interprète du jour. En plus de poser des problèmes de déontologie que l’on peut imaginer, cette situation pose la question de l’accueil, de la prise en compte des besoins linguistiques des réfugiés et au-delà, de la reconnaissance d’une profession essentielle, occupée bien souvent par des personnes migrantes elles-mêmes qui effectuent souvent, faute de mieux, les traductions bénévolement.

« Il y a eu très peu de séances d’informations en ukrainien mises en place par la commune. C’est moi qui suis allée traduire, bénévolement, à la commune. J’étais vraiment très fâchée qu’ils n’aient pas pensé à des traducteurs ! Comment les réfugiées pouvaient comprendre ? Si je n’étais pas là, qui allait le faire ? Alors je suis allée traduire. J’ai fait beaucoup de choses bénévolement » Traductrice ukrainien/français.

« J’ai été sollicitée pour aller aider au Heysel, au centre d’enregistrement. J’y allais tous les jours, en plus de mes activités dans l’association que je gère. J’avais des semaines de 60 h ! Mais si je ne le faisais, qui l’aurait fait ? Les réfugiés ne comprenaient pas le français, parfois pas l’anglais non plus. Je devais être là pour traduire et expliquer ». Traductrice russe/français.

La question du travail bénévole en intervention sociale

De manière générale, une majorité des travailleuses sociales interrogées (qui ont donc un contrat de travail) expliquent « en faire un peu plus », en dehors de leurs heures de travail et de manière bénévole. Ces heures de travail non comptabilisées et donc non rémunérées bénéficient pourtant à l’ensemble du secteur de l’intégration et par répercussion aux politiques en charge de ce secteur. C’est ce que Zalzett et Fihn (2020) appellent « l’idéologie du dévouement » selon laquelle « pour réduire le coût de la masse salariale (…), “l’entreprise associative” a recours aux heures supplémentaires des salariés, sans les payer. Et pour faire accepter ce supplément de travail aux travailleurs sous-payés, il va falloir les persuader de l’importance “éthique” de leurs missions ; il va falloir les responsabiliser ; il va falloir les culpabiliser ».

La manifestation du 31 janvier 2023 du secteur non marchand à Bruxelles renvoie aussi aux sentiments de manque de considération de la part de politiques promouvant une approche toujours plus néolibérale déstructurant l’emploi dans ce secteur. Bruneau et Vanden Daelen (2022) rappellent, de plus, que « l’austérité pénalise les femmes ». Quand on sait que le secteur social est occupé principalement par des femmes (Gaspar, 2012) et que ce sont elles aussi qui sont les premières à vivre des situations de précarité17, même en ayant un emploi, il y a lieu de mettre en place des politiques publiques qui prennent en compte cette spécificité afin de réduire les risques de dégradation de leur santé physique et mentale et au bénéfice de leurs usagers.

Entre pratiques de résistance et recherche de sens et de justice, le fonctionnement du secteur social — qui finalement compte, en partie, sur le bénévolat de ses travailleurs rémunérés18 — apparaît comme problématique quand on sait que nombre de travailleurs sociaux disent vivre régulièrement des situations d’épuisement professionnel (Ravon, 2009 ; Montaclair, 2010).

Une professionnelle interrogée explique effectuer sa pratique de manière bénévole dans certaines situations particulièrement urgentes. Tout en soulignant la défaillance d’un État qui ne prend pas ses responsabilités dans l’accueil des personnes exilées, elle parle aussi de « dilemme éthique » lorsqu’elle se sent obligée de trancher entre ce qu’elle juge qu’il faudrait faire et ce qu’elle peut réellement faire compte tenu d’une marge de manœuvre limitée (en termes de temps et de moyens humains et financiers, ainsi qu’en termes de responsabilité juridique) :

« Quand je faisais les consultations avec les migrants en transit, j’étais bénévole, je n’avais pas de cabinet, le minimum de matériel. Les médicaments pouvaient être assurés par Fedasil. Une bénévole me dit un jour que moi aussi, Fedasil pouvait me rétribuer comme bénévole. Je pouvais aussi faire faire aux transmigrants des analyses plus complètes, une radio des poumons, leur proposer un suivi psy, ils y ont droit selon la directive accueil. Mais quel signal je renvoie à la ministre ? Je rentre dans leur jeu, qui fait en sorte qu’on n’ait pas besoin d’ouvrir de nouvelles places d’accueil. D’un côté les autorités profitent de ce travail bénévole et je me dis qu’il ne faut pas que j’en fasse plus bénévolement, de l’autre côté je veux bien effectuer mon travail, ma conscience professionnelle me dit de bien faire, même bénévolement. On est dans un dilemme éthique. J’essaye de ne pas trop me prendre la tête, sinon on ne s’en sort pas ! » Médecin-psychologue.

La « souffrance éthique » des travailleuses et travailleurs sociaux

Melchior (2011) définit l’éthique professionnelle des travailleurs sociaux comme « un ensemble de valeurs qui sous-tendent/étayent les pratiques professionnelles et qui leur donnent du sens ». Pour les intervenants de l’action sociale, il y a donc d’une part, la recherche de sens à donner à leur pratique, et d’autre part la recherche de convergence entre valeurs professionnelles et valeurs personnelles. « Une contradiction entre les valeurs professionnelles et l’éthique personnelle est généralement un obstacle rédhibitoire à l’entrée dans une profession. » (Melchior, 2011). Que se passe-t-il dès lors pour des intervenants qui recherchent (ou ont besoin) de cette convergence et qui sont confrontés à des changements dans les exigences, obligations, réglementations et par là, possiblement, à un changement de valeurs au sein de leur profession ? Selon Salembier-Trichard (2019), les conflits de valeurs font partie des facteurs de risque conduisant à l’épuisement professionnel et concourent à provoquer un « état de mal-être prégnant » si l’on suppose que « l’obligation de travailler d’une façon qui heurte sa conscience professionnelle représente une contrainte dont l’émergence et l’effet sur la santé mentale ont été décrits par de nombreux médecins »19 (Melchior, 2011).

Les directives sélectives et restrictives du droit d’asile européen ont, indirectement, des conséquences majeures sur la santé mentale des travailleuses et travailleurs sociaux chargés de les appliquer et qui sont donc confrontés à la montée des inégalités sociales voire, pour certains, qui ont le sentiment de contribuer à renforcer ces inégalités. La souffrance éthique dont parle Melchior (2011), éprouvée par certains travailleurs, est le reflet d’un mode de gestion « managériale » du travail social où les « contraintes imposées par ce système sont contradictoires avec leur mission ».

« J’étais mal de voir cette différence [de traitement entre réfugiés ukrainiens et non ukrainiens]. La commune a organisé des cars pour amener les Ukrainiens à Bruxelles afin qu’ils s’enregistrent, a organisé le dispatching, a organisé des séances d’infos. » Médecin-psychologue.

Ravon (2009) distingue deux types d’épreuves pour les professionnels, « l’épuisement dans la relation d’aide et le ressentiment face aux prescriptions contradictoires ». Les intervenants sociaux sont particulièrement exposés dans leur pratique au contact personnel et aux exigences de ce contact. Ravon (2009) parle d’usure professionnelle qui « révèle des situations de stress, de fatigue, d’exaspération et d’injustice, mais aussi des tentatives (généralement collectives) de résistance ou d’endurance, où l’on fait face aux difficultés éprouvantes et où l’on cherche à se faire reconnaître comme un groupe de professionnels capables ».

« La levée du parcours d’intégration pour les Ukrainiens, alors qu’elle ne l’est pas pour des Afghans par exemple, qui viennent eux aussi d’une région en guerre, a été très mal vécue par l’équipe. Mais quelle injustice ! Et en même temps, elles [les travailleuses sociales] disaient bien que ce n’était pas la faute des Ukrainiens. Je m’attendais à tout instant qu’une personne de l’équipe dise “je ne reviens pas”, c’était très dur. Mais toute l’équipe s’est soutenue, a été solidaire. » Travailleuse d’un centre régional d’intégration.

Pour les intervenants sociaux confrontés à des personnes en grande précarité, c’est notamment le cas d’un grand nombre de personnes migrantes, la mutation du travail social de ces dernières décennies a entraîné un malaise. En effet, la lutte contre l’exclusion dans un contexte sociétal toujours plus excluant semble de plus en plus ardue, voire impossible (Ravon, 2009). Dans ce cadre, les travailleuses et travailleurs sociaux éprouvent une difficulté croissante à assurer aux bénéficiaires l’accès à certains droits. Ils se sentent impuissants et voient leurs missions de moins en moins remplies. Ravon (2009) souligne que, « habitués à contenir les paradoxes, les travailleurs sociaux ne dénoncent pas tant les prescriptions contradictoires que l’incapacité de leurs dirigeants à reconnaître la réalité des efforts consentis pour que le travail soit correctement fait, malgré tout ».

« On a eu très peu d’informations, il y a eu un manque de transparence [de la part des autorités publiques] sur la levée de l’obligation du parcours [d’intégration], on a juste subi. Entre février-mars et septembre, on s’est sentis seuls, pas de consignes, pas de moyens en plus. On était dans le noir avec une empathie zéro pour ce que vivent les équipes. Moi je me sentais démunie. » Travailleuse d’un centre régional d’intégration.

Les intervenantes sociales rencontrées se sentent démunies, abandonnées face à des injonctions émanant de leur institution et/ou d’un politique qui exige (par force de décrets et de lois) une différenciation des publics avec lesquels elles sont amenées à travailler. Des injonctions en contradiction avec les objectifs et les valeurs de leur rôle de « tisseuses de liens ». Comment, dès lors, apporter une explication logique à ce fonctionnement global, une explication qui rendrait du sens à une pratique qui en est, par moment, dépourvue ? Comment ne pas imaginer une démotivation des intervenantes face à une telle dissonance entre la croyance en l’humanisme prôné par l’Europe et réalité de la pratique qui met en place de manière flagrante un traitement différencié entre les personnes exilées ?

Problèmes de logement : évolution vers un nouveau modèle d’accueil des réfugiés ?

La question majeure qui continue à se poser au sujet de l’accueil des personnes ukrainiennes, comme pour l’ensemble des personnes primo-arrivantes en Wallonie, est celle du logement. La situation est d’autant plus urgente que l’hébergement privé proposé aujourd’hui n’est pas tenable sur le long terme. La recherche d’un logement (abordable financièrement tout en étant salubre !) est difficile et longue20, surtout pour des personnes étrangères ou d’origine étrangère. Les gouvernements fédéraux et régionaux réfléchissent, depuis mars 2022, à des solutions d’hébergement, collectives ou modulaires21, permettant de prendre le relais de l’hébergement citoyen. Le gouvernement wallon, par l’intermédiaire des gouverneurs de province, tente d’organiser des lieux pouvant assurer l’accueil de réfugiés ukrainiens.

Au 23 janvier 2023, 41 logements modulaires sont apprêtés et seront installés dans différentes communes wallonnes. En sus, 1 185 places en hébergement collectif ont été réparties sur différentes provinces22. Les places d’accueil se trouvent dans des bâtiments aussi variés que des centres de conférences, des auberges de jeunesse, des espaces d’exposition, des anciens cliniques ou hôtels. Une société privée, Pro first23, a remporté le marché public wallon pour assurer la gestion de ces hébergements collectifs conventionnés. En Région bruxelloise aussi des places d’accueil s’ouvrent dans des infrastructures collectives et des logements modulaires. Dans la majorité des cas, les centres d’hébergement collectifs se veulent être des structures semi-autonomes dans lesquels, par exemple, les personnes cuisinent elles-mêmes. À Bruxelles, un premier centre a vu le jour en juillet 2022 pouvant accueillir entre 100 et 150 personnes, d’autres vont suivre. À la différence de la Wallonie qui a préféré une entreprise privée, la gestion des structures bruxelloises a été confiée à trois acteurs clés : le Samusocial, la Plateforme citoyenne et Communa24. Ces modalités sont intéressantes, car elles misent d’une part sur ces trois acteurs complémentaires et d’autre part sur l’association avec des personnes concernées : des représentantes de la communauté ukrainienne. « L’intention est de pouvoir développer des programmes d’accueil dont le fonctionnement est précisé par et pour les résidents, en fonction de leurs besoins, envies et savoir-faire » (Samusocial, 18 juillet 2022). À Bruxelles comme en Wallonie, ces places d’accueil ne sont pas gratuites. Une participation financière est demandée pour les personnes bénéficiant du Revenu d’intégration sociale. Ces logements diffèrent donc de l’hébergement « classique » des demandeurs d’asile inscrits dans le réseau de Fedasil ou de la Croix-Rouge dans le sens où « il ne s’agit pas d’une prise en charge »25.

C’est aux gouverneurs de Provinces, en tant que représentants des gouvernements fédéral, régional et communautaire dans leur province, que la Région wallonne a demandé d’assurer la prise en charge de l’hébergement des réfugiés ukrainiens en Wallonie. Bien qu’une des missions des gouverneurs se trouve être la planification d’urgence et la gestion de crise, cette nouvelle tâche a toutefois posé un certain nombre de questions en termes de ressources humaines compte tenu du fait que le personnel n’est pas formé aux questions migratoires et est pris par la gestion d’autres crises importantes (pandémie de Covid-19, inondations de 2021 pour le Province de Liège…).

« Le personnel du Cabinet du gouverneur n’est absolument pas compétent en matière de gestion de problématiques liées à l’accueil de personnes migrantes. Cela pose beaucoup de problèmes. Il faut des personnes compétentes, un recrutement particulier, cela ne s’improvise pas. (…) De plus, cela commence à faire beaucoup de crises à gérer. Après le Covid, les inondations et maintenant l’accueil des réfugiés… » Cabinet du gouverneur de la Province de Liège.

« La mission de gestion de l’hébergement pour les Ukrainiennes nous a demandé de revoir en urgence le fonctionnement des différents services et d’en créer un nouveau avec l’engagement de deux nouvelles personnes ». Cellule Ukraine, Cabinet du gouverneur de la Province du Luxembourg.

Quel est donc ce nouveau modèle de « gestion des crises » régionalisée, qui est délégué à un personnel peu expérimenté ? Nous pouvons également nous interroger sur l’appel de plus en plus récurrent à des sociétés privées dans des matières liées à l’hébergement des demandeurs d’asile26. Des sociétés privées sont-elles les plus à même pour gérer ces centres d’accueil ? Nous nous rappelons de précédents déplorables où tout ou partie de la gestion de centres d’hébergement de demandeurs d’asile avait été délégué au privé pour aboutir à la fermeture de ces lieux. Les compétences liées à l’accueil de migrants ne sont pas uniquement de l’ordre d’une opérationnalisation d’actions, mais procèdent également de réflexions autour de la question de savoir quel accueil nous voulons mettre en place pour les réfugiés. Comment dès lors les sociétés gestionnaires privées s’inscrivent-elles dans le tissu associatif, dans les réflexions citoyennes sur les problématiques de l’accueil des migrants ? C’est donc, plus largement, un positionnement face à des enjeux politiques que nous questionnons.

Conclusion et recommandations

L’activation de la directive sur la protection temporaire a établi un cadre politique, juridique et administratif général de traitement différencié à l’égard des réfugiées ukrainiennes (femmes et hommes) par rapport aux autres nationalités. Les motivations de cette activation ont révélé, d’une manière nouvelle, le caractère restrictif et sélectif des politiques migratoires européennes.

La protection temporaire octroyée aux ressortissantes ukrainiennes leur a ouvert de facto certains droits, donc celui au revenu d’intégration sociale du CPAS de la commune de résidence, ce qui a engendré un accès rapide aux formations et au marché de l’emploi, propulsant ainsi ces exilées directement dans le parcours de l’« intégration ». En Belgique, ce sont principalement les entités fédérées et les pouvoirs locaux qui ont géré et organisé l’accueil et l’hébergement, en urgence des Ukrainiennes. Sans le soutien de nombreux bénévoles et d’hébergeurs, ainsi que de la société civile, cet accueil n’aurait pas pu s’organiser de manière efficace.

Les travailleuses sociales chargées de l’accompagnement, de la formation et de l’orientation des réfugiés ont dû adapter leurs missions et revoir leurs pratiques. Confrontées à des directives différentes selon que le réfugié soit ukrainien ou non, beaucoup d’intervenantes soulignent le malaise ressenti face à ce traitement jugé inéquitable. Peu consulté lors des prises de décisions, le secteur social a eu le sentiment d’être réduit à un rôle d’exécutant dont les valeurs de justice ont été mises à mal. Alors que le secteur de l’intégration gagnerait à mettre en place un cadre de fonctionnement plus souple où les intervenantes sociales pourraient adapter leurs pratiques en fonction des situations individuelles rencontrées et dans des contextes souvent exceptionnels. Cette souplesse permettrait également de faire face à des crises et imprévus qui se sont multipliés ces dernières années. Par ailleurs, les interventions des travailleuses sociales sortant du cadre stricto sensu de leurs missions, mais qui ont des effets bénéfiques sur l’intégration sociale de migrants mériteraient d’être valorisées et reconnues en termes d’une part, de temps et charge de travail et d’autre part, comme des pratiques innovantes et efficaces.

En l’absence de tels ajustements politiques, demandons-nous si la précipitation vécue dans l’accueil des réfugiées ukrainiennes a porté ses fruits. La question de l’insertion sociale et professionnelle des Ukrainiennes, par exemple, est centrale. Comme pour l’ensemble des femmes immigrées, les aider à accéder à des emplois passe par la participation à des cours de langue, des formations ou des stages. Cette insertion est en lien avec le degré d’intégration de leurs enfants dans le système d’éducation ou dans le système d’accueil de la petite enfance (Brücker, 2022). Cela nécessite donc de penser et de promouvoir des possibilités de prises en charge adaptées aux besoins des mamans réfugiées souvent monoparentales.

L’exemple allemand est en cela inspirant, car il met en parallèle trois données importantes : les besoins et demandes en place d’accueil pour enfants (1), la pénurie croissante de main-d’œuvre d’enseignants et d’éducateurs (2) et l’offre potentielle de main-d’œuvre que représente les réfugiés ukrainiens, femmes et hommes (3). Cependant, Brücker (2022) explique que cette potentialité est entravée en Allemagne (et ce cas de figure se retrouve dans d’autres pays européens), car les métiers d’enseignants et d’éducateurs sont des professions réglementées qui ne peuvent être exercées sans diplômes reconnus par les autorités compétentes. L’auteur estime qu’il est « nécessaire de trouver des solutions de transitions pragmatiques, par exemple, des programmes pour les enseignants qui ont acquis leurs diplômes à l’étranger et qui pourraient commencer à exercer des tâches d’assistance dans le système d’éducation allemand et, par étapes, obtenir l’homologation complète de leurs diplômes ». À Varsovie qui a accueilli en quelques semaines près de 300 000 réfugiés ukrainiens, l’administration a réussi à créer un contexte d’accueil relativement favorable à l’insertion des réfugiés : ils ont été logés dans des appartements, fréquentent des cours de langue ou des formations, et leurs enfants sont scolarisés. On estime à environ 100 000 le nombre de réfugiés ukrainiens qui y ont trouvé un emploi. Ces exemples nous permettent d’imaginer des contextes et des modalités d’accueil et d’intégration qui s’appuient sur les expériences et compétences des réfugiés, qu’ils soient ukrainiens ou non.

Nous pouvons emprunter à la sociologue Karen Akoka (2020, 329) sa remarque conclusive selon laquelle, aujourd’hui, « l’asile sert moins à protéger une poignée d’individus plus ou moins aptes à personnifier l’archétype du réfugié politique cher à l’imaginaire libéral occidental qu’à légitimer une politique d’immigration de plus en plus restrictive, en lui servant de caution humaniste. » En effet, tandis qu’un accueil inédit est déployé pour les réfugiées ukrainiennes, l’État belge est condamné à de multiples reprises pour non-respect de ses engagements à l’adresse des demandeurs d’asile d’autres nationalités. Dans la mise en concurrence des populations étrangères en situation précaires, la construction de catégories juridiques, politiques et administratives semble davantage poursuivre le projet d’érosion des droits fondamentaux du plus grand nombre. Pourtant, la généralisation des mesures prises à l’égard des réfugiées ukrainiennes permettrait une sortie par le haut de politiques qui sèment les injustices.

Les recommandations que nous proposons partent des constats réalisés lors des entretiens. Elles montrent l’importance des liens sociaux et des réseaux de citoyens actifs dans les domaines de l’accueil et de l’insertion. Elles pointent aussi la nécessité de favoriser un modèle de gestion de « crise » axé sur la consultation, en temps opportun, des intervenantes sociales concernées par ces problématiques afin de s’appuyer sur leurs expériences et promouvoir des actions concertées et cohérentes.

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Valoriser les solidarités citoyennes, car elles facilitent l’insertion des migrants

Grâce à la remarquable mobilisation citoyenne (dont la solidarité, envers les migrantes ukrainiennes, n’a pas été criminalisée par l’État, mais a été, au contraire, sollicitée), les pouvoirs publics sont parvenus à proposer un grand nombre de places d’accueil, et ce, dans un court laps de temps. Appuyons-nous sur ce précédent pour soutenir et encourager les mobilisations et les solidarités envers tous les migrants, car celles-ci renforcent un modèle de l’accueil favorable à l’intégration sociale et professionnelle des migrants. C’est en quelque sorte, mais à plus grande échelle, le fonctionnement vertueux des projets innovants et à succès de type « duos » mettant en lien une personne migrante et une personne qui réside en Belgique depuis plus longtemps, ayant un certain réseau social et professionnel et des connaissances et compétences pouvant bénéficier à l’insertion des immigrés. La directive sur la protection temporaire rend possibles les mobilités internes à l’espace Schengen pour les Ukrainiens. Ceux-ci vont alors avoir la liberté de se rendre dans la région de leur choix en fonction des connexions sociales qu’ils auront, ce qui facilitera leurs démarches d’insertion.Ces solidarités citoyennes ne doivent pourtant pas dédouaner l’État (et l’Europe dans une plus large mesure) de ses responsabilités en termes d’accueil et d’hébergement des migrants sur son territoire. Dans le même sens, l’aide des citoyens est complémentaire à l’accompagnement effectué par les professionnels de l’action sociale, elle ne le remplace pas. Les professionnels peuvent diffuser des informations juridiques et sociales pertinentes et inscrivent, leurs actions dans des réseaux et des plateformes, et ont la possibilité de faire remonter des besoins, des constats dans le but de renforcer tant des décisions politiques que des mobilisations collectives.

Favoriser un modèle de gestion de crise tourné vers la consultation des acteurs concernés

Les situations de « crise » que nous venons de connaître ces dernières années (pandémie, inondations, guerre en Europe et flux d’exilés, augmentation des coûts énergétiques) doivent nous pousser à interroger nos modalités de gestion des situations critiques. Trop peu consultés par le politique, les professionnels concernés par ces situations d’urgence que ce soient les soignants lors de la pandémie ou les intervenants du secteur de l’accueil des migrants pour les flux migratoires ont pourtant une expertise à faire valoir sur ces sujets. De plus, ce serait une manière opportune d’accorder de la reconnaissance à des secteurs qui en manquent et de valoriser des professionnels de première ligne dont le rôle essentiel fut patent. Ne serait-il pas intéressant de capitaliser les précédentes expériences de gestion de crise, afin d’anticiper et d’organiser de manière optimale la riposte face à de futures situations similaires ? Par exemple, en ce qui concerne les enjeux liés à l’accueil et l’hébergement de migrants quelle est la plus-value socio-économique de déléguer cette gestion à des sociétés privées dont le champ d’expertise n’est pas lié aux flux migratoires. Ces transactions interrogent et mériteraient davantage de transparence et de débats démocratiques afin d’expliquer les choix et d’évaluer les résultats, les modalités de contrôle, ainsi que les perspectives découlant cette option.

Appliquer à l’ensemble des réfugiés les actions spécifiques prévues dans le cas ukrainien

Les initiatives à destination des personnes migrantes qui atteignent des résultats appréciables sont celles qui répondent à des besoins et des préoccupations exprimés par les premiers concernés. Il est dès lors pertinent de proposer des actions ciblées en lien avec des spécificités rencontrées par les publics visés. Dans le cas ukrainien frappé par l’urgence, des facilités ont été accordées dans l’ensemble des pays européens en un temps record. Pourquoi ne pas répliquer cette réactivité à d’autres groupes de réfugiés qui vivent des urgences similaires ? La réflexion est identique pour ce qui est des pratiques d’accueil et d’insertion. Les commodités, par exemple linguistiques ou administratives, prévues pour les uns et absents pour les autres donnent lieu à des sentiments d’inéquité. Au lieu de restreindre les possibilités des uns pour ne pas créer des inégalités entre réfugiés, l’idée serait de les reproduire tous. C’est également une des recommandations issues du rapport de six institutions belges de droits humains, publié en septembre 2022, selon laquelle, « les mesures exceptionnelles et les bonnes pratiques pourraient être consolidées afin d’offrir le même soutien à d’autres catégories de personnes qui en ont besoin ».

Renforcer les collaborations entre acteurs du niveau local

Les acteurs publics (provinces, villes, communes et CPAS) et privés (associations, collectifs de citoyens, voire entreprises de services) gagneraient à tendre vers davantage de concertations en ce qui concerne l’accueil des réfugiés, surtout dans des situations d’urgence tel que nous venons de vivre avec les arrivées massives en provenance d’Ukraine. C’est en tous cas le souhait des intervenantes rencontrées qui sollicitent régulièrement autant les différents services communaux que des associations partenaires. Des collaborations pourraient garantir une action cohérente et de meilleures orientations, au plus proche des besoins qui seraient rapportés par les différents acteurs, en fonction des publics qu’ils accompagnent. Un tel partenariat, évitant les redondances, permettra des économies d’échelle et rendra possible l’anticipation d’actions, dans des moments critiques qui se poseront demain.

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Notes

  1. En contactant les associations et services de première ligne de l’accueil et de l’intégration des personnes primo-arrivantes de la région liégeoise, fin 2022, nous avons pu rencontrer dix personnes, dont neuf femmes (deux formatrices en français, une juriste, trois coordinatrices d’association, une interprète, une psychologue-médecin et une chargée de projet). Le seul homme de l’échantillon est psychologue. Cet échantillon est complété par deux interviews réalisées aux cabinets des Gouverneurs des Provinces de Liège et du Luxembourg. Quelques hébergeuses ont aussi été rencontrées.
  2. Claire Rodier, interrogée lors du débat « Migrations : Accueil et représentations à géographies variables ?  », Festival des Libertés, Bruxelles, octobre 2022.
  3. Ali S., « Guerre Ukraine – Russie : Pourquoi tant d’étudiants africains et indiens étaient dans le pays », BBC News du 3 mars 2022.
  4. Blommaert J., « La protection des personnes fuyant l’Ukraine : immédiate, complète, mais temporaire et pas pour tous », Analyses du CIRÉ, Bruxelles, 2022.
  5. Rodier C. (2022), communication orale.
  6. Lamquin V., « Réfugiés de la guerre en Ukraine : les Régions doivent trouver 30 000 places d’ici fin mars », Le Soir du 10 mars 2022.
  7. Cet appel de la part des autorités publiques aux solidarités citoyennes ne peut que mettre en exergue le contraste de traitement de la question de l’hébergement et du sort qui était réservé autour de l’an 2020 aux hébergeurs de migrants dans les procès dits de la « solidarité»
  8. Ces constats et témoignages se retrouvent également dans des expériences précédentes vécues par les hébergeurs qui avaient accueilli des migrants en transit. Les mêmes besoins en médiation interculturelle avaient été relevés. Dans ce sens, La Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés a rédigé un document intitulé « Cadre de l’hébergement » proposant une série de balises, entre autres au niveau du cadre éthique de l’hébergement.
  9. On pense, entre autres, au service de Médiation interculturelle du Centre Hospitalier Régional Citadelle, au Monde des Possibles et à son service Univerbal d’interprètes en milieu social. Soulignons également le Dispositif de concertation et d’appui aux Centres Régionaux d’Intégration de Wallonie qui a certaines publications multilingues (écrites et audiovisuelles).
  10. Au même titre que les permis de conduire délivrés par les pays tels que le Maroc ou la Turquie, mais au contraire de l’Irak, la Syrie ou l’Afghanistan dont la Belgique compte un grand nombre de personnes reconnues réfugiées, mais n’en accepte pas les permis de conduire. Par ailleurs, plusieurs autres avantages concernant la vie quotidienne en Belgique sont encore accordés aux personnes originaires de l’Ukraine, mais il n’est pas utile de les développer dans le cadre de ce travail.
  11. Parcours ne répondant pas aux besoins des primo-arrivants, des listes d’attente pour s’inscrire au cours de français et de citoyenneté, des horaires de jour difficilement compatibles avec un emploi…
  12. En Flandre, l’obligation du parcours est également levée pour les Ukrainiennes.
  13. Migrants en transit sur le territoire belge qui veulent rejoindre un autre pays, souvent la Grande-Bretagne, qui ne rentrent donc pas un dossier de demande d’asile en Belgique, n’ont donc pas droit à des places d’hébergement et se retrouvent sans papiers et sans logement. La plateforme citoyenne a vu le jour en 2015, pour donner suite à une forte mobilisation, afin de proposer à ces personnes un hébergement chez des habitants.
  14. Le gouvernement wallon a dégagé une enveloppe de 1,5 million d’euros afin de lancer un appel à projets en juillet 2022 pour soutenir les axes « alphabétisation/FLE » et « soutien social et juridique » des initiatives locales d’intégration. Il a également octroyé des subsides facultatifs, arrivés tardivement, pour soutenir l’embauche dans les associations.
  15. Interviews de Moïra et Faïza, travailleuses de la santé par Gilles Grégoire, CADTM, 2022.
  16. Afin de sensibiliser à l’importance de la professionnalisation du métier, le SeTIS wallon (opérateur compétent en Région wallonne pour l’interprétariat et la traduction en milieu social) organisait, en 2022, un colloque intitulé « Interprète en milieu social, une affaire de professionnels ! »
  17. « En Belgique, 70 % des personnes en situation de pauvreté individuelle sont des femmes (…) : les femmes ont deux fois plus de risques de tomber dans la pauvreté que les hommes » (Wernaers, 2022).
  18. Le secteur social compte également sur le bénévolat des personnes qui n’y sont pas employés. Selon la Plateforme Francophone du Volontariat, les 420 000 bénévoles belges francophones (officiellement identifiés) de tout âge représentent, en 2016, les 10 % de la population globale de la partie de langue française et réservent en moyenne quatre heures par semaine à leur engagement. Une partie importante de ces personnes interviennent dans les champs du travail social, de la formation, de l’éducation et de la santé.
  19. Collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail (2009), « Indicateurs provisoires de facteurs de risques psychosociaux au travail ».
  20. « À Bruxelles, 51 000 ménages attendent un logement social. En moyenne, le délai d’attente est de douze ans. À Liège, les loyers ont augmenté de 16 % en un an parce que les gens dans la difficulté ont besoin d’un logement [par suite des inondations de 2021] » (Interview de Sarah De Laet, Médor, n° 29, 2022).
  21. Les logements modulaires sont des préfabriqués conçus pour un hébergement temporaire, avec une, deux ou trois chambres, équipés et qui sont pensés pour être déplacés et transportés. Les communes wallonnes et bruxelloises ont mis à disposition des terrains pouvant les accueillir.
  22. Il s’agit de sept centres en province du Luxembourg (310 places), six dans le Hainaut (354 places), cinq en province de Liège (255 places), trois dans le Brabant wallon (150 places) et deux en province de Namur (116 places), selon Service Public Wallonie, « Webinaire sur les structures collectives en Wallonie », 24 janvier 2023.
  23. La société d’évènementiel avait également remporté en mars 2021 le marché public pour l’organisation logistique des cinq centres de vaccination du Brabant wallon.
  24. Située à Bruxelles, l’association Communa a pour objectif de réhabiliter des lieux inutilisés et des bâtiments vides en les mettant temporairement à disposition de projets citoyens. Elle « s’engage pour une ville plus abordable, plus démocratique, plus résiliente et plus créative » etdéveloppe des« propositions concrètes pour faire face à la marchandisation des espaces urbains ».
  25. Interview de François Bertrand de Bruss’Help qui assure la coordination régionale de l’aide (RTBF, 12 août 2022).
  26. Des entreprises de sécurité réalisent également la gestion de centres d’accueil de réfugiés dans la région liégeoise.

Charlotte Poisson, Sylia Dospra