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La vie associative comme réponse aux besoins socioculturels des jeunes musulmans en Europe

Photo © Scan-R

Altay Manço

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2023.

Pour citer cette analyse
Altay Manço « La vie associative comme réponse aux besoins socioculturels des jeunes musulmans en Europe », Analyses de l’IRFAM, n°1, 2023.

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La présente analyse aborde l’évolution et la diversité du mouvement associatif des jeunes issus de l’immigration originaire de pays musulmans en ce qu’il représente une réponse autogénérée aux besoins socioculturels et d’encadrement de cette communauté.

L’activité des intellectuels musulmans auprès de jeunes issus de l’immigration originaire du Maghreb est ainsi connue, par exemple en Belgique, depuis le début des années 80 (Maréchal, 2006). Cet encadrement vise à organiser des cours de religion, des tables de conversation, ainsi que des activités de plein air. Ce type d’engagement est plus ancien encore en France, où les membres de l’association « Les Amis de l’Islam » organisent, avec le soutien de structures chrétiennes, des séminaires sur la religion musulmane, ainsi que des colonies de vacances regroupant des jeunes venant de toute la France, mais également des pays voisins, dont la Belgique (Bezançon et coll., 1995 ; Filippi, 2019). Le Cheikh Khaled Bentounès (2018), par exemple, y contribue. Cet intellectuel né en Algérie en 1949 est, depuis 1975, le guide spirituel de la confrérie soufie Alawiyya qui compte de nombreux fidèles dans le monde. Il lance en 1999 l’association « Terre d’Europe » qui se veut un trait d’union entre l’islam et le monde occidental, ainsi qu’entre la génération d’adultes immigrés et la génération regroupant leurs enfants, voire leurs petits-enfants. En Grande-Bretagne aussi on rencontre des initiatives similaires qui conduiront rapidement à la naissance d’associations et de fédérations importantes (Phillips, 2009).

D’une prise de conscience politique à l’action socioculturelle

Pour Dassetto (2011), l’engouement pour l’encadrement de la jeunesse issue de l’immigration par des citoyens musulmans doit être compris, en Europe occidentale, comme une réponse à une politique culturelle déficiente visant cette population. L’auteur interroge ainsi l’offre socio-éducative et de loisirs destinée à la jeunesse issue des classes populaires dans les années 1990-2000. Il rappelle que celle-ci semble être en « porte-à-faux » par rapport aux besoins, par exemple, des familles musulmanes de Belgique : cette jeunesse semble comme livrée à elle-même et la scolarisation ne remplit pas nécessairement ses promesses de promotion sociale. Les possibilités de loisirs se heurtent, quant à elles, à des questions matérielles, comme les questions d’accessibilité, d’alimentation adaptée et de mixité.

Cette époque marque ainsi le début d’une prise de conscience à propos de la marginalisation socio-économique et culturelle des jeunes de familles immigrées, massifiées dans des contextes urbains paupérisés (Rea et coll., 2009). Dassetto (2011) rappelle les émeutes, notamment, de Vaulx-en-Velin en France et de Forest en Belgique. Il montre, enfin, comment la communauté musulmane de Belgique, en particulier originaire du Maroc, développe alors, une offre éducative en son sein : il s’agit d’activités de socialisation générale et religieuse au moyen d’activités ludiques. Ces initiatives sont une forme de revendication de droits de la part de jeunes ayant des besoins spécifiques en termes d’éducation et de socialisation, afin d’être reconnus à l’égal d’autres groupes de jeunes.

Selon Bouhout (2015) également, ces émeutes sont bien liées à la déficience de l’équipement social de proximité dans les quartiers immigrés. Elles ont, en effet, été un choc pour les pays concernés soudainement confrontés à la montée de l’extrême droite et à la violence des quartiers immigrés. Ce mouvement s’inscrit, ainsi, dans la continuité d’une prise de conscience politique qui se traduira, peu après, par l’insertion durable des enfants d’immigrés dans les champs politiques, notamment local, et associatif.

Remarquons ainsi que cette prise de conscience politique a notamment donné lieu à la création d’écoles de devoir, de terrains d’aventure, de maisons de quartiers, de clubs sportifs, etc. Certes, ces offres socio-éducatives sont majoritairement soutenues par les pouvoirs publics à travers le financement d’associations ad hoc quand elles ne sont pas mises en œuvre directement par les communes. Cependant, les jeunes issus des communautés ciblées par ces initiatives sont progressivement incorporés dans les équipes d’animation (éducateurs de rue, animateurs, moniteurs, médiateurs sociaux, accompagnateurs, personnes-relais, etc.). En Belgique, ils sont souvent embauchés dans le cadre de programmes d’emplois sous-statutaires, prévus pour favoriser la mise au travail de jeunes au chômage (Bouhout et Manço, 2018).

Par ailleurs, il existe aussi une autre offre éducative autogérée par la communauté musulmane immigrée elle-même. On constate que cette offre est souvent adossée au tissu associatif migrant, en grande partie liée au culte religieux (Gatugu et coll., 2004 ; Arara et Tadlaoui, 2023).

Parmi de très nombreux exemples possibles, des structures de jeunesse comme Médina-Sport Forest et le Centre d’Éducation Nationale Sportive ou la CEN’s Academy de Molenbeek choisissent d’investir le champ sportif, parfois de très haut niveau, et s’autonomisent sous forme de clubs. Elles proposent également un soutien scolaire et une animation en pleine lors de vacances scolaires.

Le début d’une offre scoute musulmane en Belgique date également des années 1990-2000. Une autre analyse de l’IRFAM aborde cette question spécifique. On y lira notamment la relation difficile entre ces unités s’inspirant de l’activité scoute et les fédérations historiques du scoutisme en Belgique francophone. Les acteurs musulmans de cette mobilisation interrogés par l’agence Alterechos en 2016 témoignent, par exemple, de leurs difficultés à obtenir des subventions pour leurs associations, souvent frappées du sceau du « communautarisme ».

Même s’il arrive que ces structures de jeunesse, en général, soient soutenues par l’État à la faveur de la présence de plus en plus affirmée d’élus locaux issus de la même communauté immigrée, Piketty (2022) attire l’attention sur la dimension systémique et massive de ce type de discriminations qui renforcent les inégalités entre populations de génération en génération. En effet, selon l’économiste, tant dans le domaine de la scolarité que dans celui des activités socioculturelles, le fonctionnement des institutions publiques semble opérer un « ruissellement vers le haut » : les financements, auxquels tous contribuent par les impôts, ne servent en majorité que les groupes dominants. Les offres culturelles, sportives ou extrascolaires sont des exemples de ce mécanisme massif et ancien que ne compensent guère les quelques initiatives politiques de « discrimination positive » qui sont, elles, plutôt récentes.

Le manque de reconnaissance des mouvements socioculturels propres à la communauté musulmane de Belgique, en tant que tels, est sans doute à la base de leur éparpillement, car leur imposant de conjuguer (et ce difficilement) avec les piliers politiques traditionnels du pays. Ce manque de soutien public direct impose également au groupe musulman une marginalisation économique, dans la mesure où les cadres des activités jeunesse y sont rarement salariés. Cela condamne certaines associations de musulmans à la survie, à une concurrence inutile entre elles et à l’essoufflement, poussant, parfois, leurs responsables à chercher un soutien financier à l’étranger et privant, en fin de compte, les jeunes d’outils d’éducation permanente importants.

Une action politique pour soutenir l’encadrement socioculturel

Toutefois, le milieu des années 2010 semble offrir une période de renouveau à la communauté musulmane de Belgique. En effet, cette dernière est désormais figurée par une jeunesse nombreuse, de nationalité belge, et présentant, localement, un poids politique certain. Ainsi, en janvier 2015, le collectif Empowering Belgian Muslims, soit plus de 50 associations et autant de personnalités politiques de culture musulmane, lance un document intitulé « Convergences musulmanes de Belgique contre la radicalisation et pour la citoyenneté ».

Selon Hajib El Hajjaji, porte-parole de l’initiative et vice-président du Collectif pour l’Inclusion et contre l’Islamophobie en Belgique, les musulmans de ce pays doivent lutter contre la radicalisation et mettre en place un islam qui contribue à l’ensemble de la société.L’initiative vise ainsi à promouvoir un islam « généreux » et identifie quatre axes de travail : la religion, l’éducation, la lutte contre les discriminations et la valorisation de la contribution musulmane en Europe. Dans la liste des actions priorisées, on note la responsabilisation de la jeunesse musulmane à travers une offre d’activités ludiques et culturelles. Et pour lier le geste à la parole, on assiste de manière concomitante avec cette déclaration, à la création, à Verviers (la commune où El Hajjaji est alors conseiller communal), d’une unité scoute qui propose une animation spirituelle musulmane.

En Belgique francophone, l’appropriation par la communauté musulmane de la vie associative, en général, et de l’encadrement des jeunes, en particulier, semble toutefois quelque peu problématique pour certains responsables politiques, administratifs et institutionnels, et ce de longue date (Manço et Gatugu, 2005). La même retenue peut également être généralisée aux communautés subsahariennes organisées autour d’églises chrétiennes. En effet, on constate que certaines de ces structures essuient des refus de soutien de la part des responsables des politiques de la jeunesse ou de la culture, dans la mesure où les caractéristiques des activités et des publics concernés font directement appel à la religion, notamment, musulmane. Un exemple en a été donné dans la partie précédente de ce même texte.

Différents arguments sont développés pour expliquer cette attitude politique. La plupart concernent la crainte d’un fonctionnement au sein d’une communauté fermée aux autres membres de la société, et de ne pas servir les objectifs de cohésion sociale, en général. Pourtant, les initiatives culturelles ou de jeunesse concernées se situent souvent dans des quartiers massivement occupés par des familles immigrées, par exemple musulmanes. Du reste, l’entre-soi n’est pas uniquement l’apanage des groupes minorisés au sein de la société. Sa finalité peut parfaitement être de mobiliser le capital de confiance engrangé par l’activité associative dans le sens d’une ouverture vers les « autres ». L’IRFAM nomme ce type d’espaces-temps associatifs des « zones de frottement » dont la résolution rend pérenne la confiance réciproque et la collaboration aisée entre groupes diversifiés socioculturellement et politiquement (Manço, 2002).

Conclusion

Ce bref tour d’horizon du mouvement associatif, entre autres, musulman, en Belgique francophone, investi dans l’encadrement et l’animation des jeunes issus de familles immigrées permet de constater que ce réseau associatif est ancien, ancré, divers et manifestement religieux. Partant d’une prise de conscience politique, en réponse à un vécu de marginalisation, il sut, en une décennie, intégrer divers mouvements politiques locaux, principalement de gauche.

Sa dimension religieuse ne doit ainsi pas cacher un fait quelque peu paradoxal : l’existence même de ce mouvement est un signe de la sécularisation rapide en cours au sein de la communauté (musulmane) immigrée, en Belgique comme ailleurs en Europe. En effet, comme le montre l’Institut Montaigne, la sécularisation astreint un lieu spécifique à la spiritualité, elle ne l’annule pas. Ce lieu est souvent collectif et identitaire, comme un centre d’activités pour la jeunesse musulmane, par exemple, soit exactement une association chargée de transmission culturelle, en contexte d’immigration et de minorité culturelle. La sécularisation et les attentes en matière de religiosité vont alors de pair, voire se renforcent un certain temps. Les groupes musulmans en Europe, par exemple, étant des minorités culturelles, tout se passe comme si être reconnus dans leur identité, à travers le soutien et le développement d’une association socioculturelle, par exemple, destinée à la jeunesse (qui représente l’avenir) de surcroît, permettait, à terme, de faire baisser la pression identitaire au sein du groupe concerné. À bon entendeur !

Bibliographie

Arara R. et Tadlaoui J.-E. (2022), Trois générations marocaines et la vie associative en Belgique. Constructions identitaires et stratégies familiales, Paris : L’Harmattan.

Bezançon J.-N. et coll. (1995), Au carrefour des religions : rencontre, dialogue, annonce, Paris : ‎Institut supérieur de pastorale catéchétique.

Bouhout A. (2015), Essai sur la visibilité des migrants relégués, Paris : L’Harmattan.

Bouhout A. et Manço A. (2018), « Emplois subventionnés et publics : un management du déclassement ? L’exemple de Bruxelles », Manço A. et Gatugu J. (éds), Insertion des travailleurs migrants. Efficacité des dispositifs, Paris : L’Harmattan.

Dassetto F. (2011), L’iris et le croissant. Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion, Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires de Louvain.

Filippi M. (2019) Un catholicisme d’ouverture : les mouvements catholiques d’éducation populaire et leurs membres musulmans en France (années 1960-2010), Paris : Groupe Société Religions Laïcité.

Gatugu J., Amoranitis S., Manço A. (éds) (2004), La vie associative des migrants : quelles (re) connaissances ? Réponses européennes et canadiennes, Paris : L’Harmattan.

Manço A. (2002), Compétences interculturelles des jeunes issus de l’immigration. Perspectives théoriques et pratiques, Paris : L’Harmattan.

Manço A. et Gatugu J. (2005), « Associations culturelles des migrants et incommunication avec les milieux politico-administratifs : la situation en Belgique francophone », Non Marchand. Management, droit et finance, n° 15, p. 53-73.

Maréchal B. (2006), « Les Frères musulmans européens ou la construction des processus locaux et globaux », Recherches sociologiques et anthropologiques, v. 37, n° 2, p. 19-34.

Phillips R. (éd.), Muslim Spaces of Hope: Geographies of Possibility in Britain and the West, Londres : Zed books.

Piketty T. (2022), Mesurer le racisme. Vaincre les discriminations, Paris : Seuil.

Rea A., Nagels C. et Christiaens J. (2009), « Les jeunesses bruxelloises : inégalité sociale et diversité culturelle », Brussels Studies.

Altay Manço