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Intégration, coopération: tous altruistes ?

*crédit photo: Tim Mossholder

Dzifa Folly Akossoua

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2020 – 19

Pour citer cette analyse
Dzifa Folly Akossoua « Intégration, coopération: tous altruistes?»,  Analyses de l’IRFAM, n°19, 2020.

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« Vivre, c’est être utile aux autres. Vivre, c’est être utile à soi », Sénèque.

Le monde est régi par de multiples inégalités sociales où le « chacun pour soi » semble être la règle du jeu, et le culte de l’individu s’imposer au détriment du solidaire ou du collectif. Toutefois, durant ces dernières décennies, n’assiste-t-on pas à l’émergence de diverses formes de solidarité, des petites initiatives citoyennes à la coopération entre États, en passant par le travail de nombreuses ONG ? Les êtres attentifs à la condition de l’autre sont-ils des êtres naturellement bons et altruistes ? Ceux qui ne le sont pas seraient-ils des égoïstes certifiés ? L’altruisme est-il synonyme de don de ce que nous avons en trop ? L’altruisme mutuel peut-il être décrit comme une stratégie gagnant-gagnant ? Dans ce contexte, qu’en est-il des étrangers ? Ces personnes qui ne sont pas de notre famille, de notre pays ; ces inconnus que l’on ne s’attend pas à voir ou à revoir ?

De l’altruisme…

En général, les dictionnaires définissent l’altruisme comme « le souci désintéressé du bien d’autrui ». Être altruiste est une démarche, une motivation, un état d’esprit momentané ou une disposition générale à s’intéresser et à se vouer à l’autre, alter en latin. Pour Auguste Comte, fondateur de la sociologie positive, l’altruisme suppose « l’élimination des désirs égoïstes et de l’égocentrisme, ainsi que l’accomplissement d’une vie consacrée au bien-être d’autrui ». Pour d’autres, comme le philosophe Thomas Nagel, l’altruisme implique « la prise en compte des intérêts d’autres personnes et l’absence d’arrière-pensées », en somme un acte dépourvu de tout calcul égoïste, la recherche du bien au service de l’autre, ou encore la volonté de lui épargner une souffrance (Ricard, 2014). Des notions comme la bienveillance ou le bénévolat (vouloir le bien) se situent également dans ce champ sémantique, et évoquent une même disposition favorable à autrui, accompagnée d’une volonté de passer à l’acte. Quant au dévouement, il consiste à se mettre avec abnégation au service de personnes ou de causes. La sympathie (souffrir avec), quant à elle, a été décrite par Darwin et par la psychologue Nancy Eisenberg comme l’affinité, la sollicitude ou la compassion pour quelqu’un, la forme active, somme toute, du sentiment d’empathie.

Une approche économique

Si pour Alexandre Jollien, penseur suisse contemporain, l’altruisme construit l’égalité, sans humilier l’autre, car il procède de l’amour désintéressé et inconditionnel du prochain, dès le 18e siècle, des économistes comme Adam Smith affirment que les individus agissent sur base de leur intérêt, à l’intérieur d’un marché donné. Il écrit, dans The Wealth of Nations, « notre nourriture ne vient pas de la bonne volonté du boucher, du maraîcher ou du boulanger, mais du fait qu’ils prennent soin de leur propre intérêt. Nous ne nous adressons pas à leur propre humanité, mais à l’amour qu’ils ont pour eux-mêmes, et nous ne leur parlons jamais de nos propres besoins, il est question de leur propre bénéfice ». Deux siècles plus tard, Gary Becker, prix Nobel d’économie en 1992, considère également l’intérêt individuel comme prépondérant, même s’il n’exclut pas que la sympathie puisse être un mobile économique, au-delà d’une bienveillance envers les siens. En effet, les acteurs ne se comportent pas uniquement de manière égoïste, même dans des transactions financières. L’intérêt personnel direct et immédiat n’est pas toujours l’option la plus rationnelle. On parle dès lors d’un altruisme de raison, potentiellement contagieux, pouvant induire, chez le destinataire du bien, un égal élan de philanthropie. Aussi, selon l’économiste, la quantité d’altruisme que l’on manifeste dépend des attentes de chacun sur la façon dont les autres réagiront à ces actions. Par ailleurs, pour Becker, l’intérêt individuel est déterminé par l’attente de distinction sociale. Cet intérêt n’est donc pas toujours matériel, dans l’immédiat, et peut transiter par des capitaux humains ou sociaux, et donc symboliques, par exemple en termes d’image et de notoriété.

Une approche biologique

Tant la prédominance de l’égoïsme, c’est-à-dire la défense de l’intérêt individuel, que la propension vers le bien collectif ont souvent été interprétées, dans l’histoire de la philosophie, comme une conséquence de la « nature humaine », sans jamais aboutir à une unanimité sur cette question. Même si la vie a évolué durant des millions d’années, la défense de l’intérêt individuel a eu une grande valeur pour la survie, dans les conditions les plus diverses. Pourtant, la manifestation de l’altruisme est tout aussi patente dans l’observation du vivant. La biologie considère qu’un organisme se comporte de manière altruiste, lorsque son acte sera estimé comme bénéfique à un autre organisme, au détriment de lui-même, c’est-à-dire qu’il subira un certain inconvénient ou une privation. Ainsi, lorsqu’un organisme se comporte de manière altruiste, au sens biologique, il réduit le nombre de sa progéniture potentielle, et contribue à augmenter celui d’un autre. Il convient en biologie d’écarter l’intentionnalité de l’aide, alors que le comportement altruiste est courant dans le règne animal, en particulier parmi les espèces dont la structure sociale est complexe, comme certains insectes. Parmi les mammifères, les chauves-souris, par exemple, dégurgitent le sang qu’elles ont collecté pour alimenter les membres de leur groupe. Cette pratique qui atténue les aléas de la prédation peut être considérée comme une coopération permettant à tous d’en tirer profit, à tour de rôle. Certaines espèces de singes, en présence de danger, alertent leurs congénères, au risque d’être détectés par le prédateur. Dans tous ces exemples, le passif individuel est contrebalancé par la contribution à la survie de l’espèce. Toutefois, la symbiose (vivre-ensemble) qui signifie une association intime et durable entre deux organismes hétérospécifiques est également un phénomène très courant en biologie qui permet une forme de solidarité mutuellement bénéfique entre espèces différentes, partageant le même milieu.

… à l’intéressement mutuel…

Ces constats conduisent à considérer la part de l’intéressement dans l’altruisme ou l’altruisme conditionnel : faire du bien à autrui et en attendre une contrepartie, de manière exprimée ou pas. Cette posture qui peut être inconsciente n’est pas à classer dans le registre de l’hypocrisie dans la mesure où la sincère volonté de faire le bien peut s’accommoder du désir de voir l’un ou l’autre de ses intérêts propres rencontrés. Pour le psychologue social D. Batson (2011), une personne peut se rendre utile à son prochain pour réduire un sentiment d’anxiété dû à la sensation désagréable éprouvée face à la souffrance de l’autre. Dans ce cas, aider à soulager la souffrance de l’autre permet de diminuer son propre sentiment de détresse. D’autres personnes aident pour éviter une sanction sociale, généralement le sentiment de culpabilité. Dans ce deuxième cas, la sensation de culpabilité résulte du fait que l’individu peut se sentir responsable du malheur de l’autre. Enfin, la troisième motivation « égoïste » de la démarche altruiste est l’espoir, même secret, d’obtenir une reconnaissance sociale. Ainsi, tout don peut impliquer un retour, une forme de réciprocité, c’est-à-dire un contre-don ; recevoir étant, dans ce cas, lié à l’obligation de rendre. Ce mécanisme universel est illustré par l’anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1923). Le don, en tant qu’acte social, suppose que le bonheur personnel passe par celui des autres. Le contre-don est sa réponse qui en collectivise les effets, dans un cercle défini (famille, clan, tribu, communauté, mutualité…). Ainsi, le triangle donner-recevoir-rendre est enserré dans un système de règles et de droits contraignants. Le don accepté (parfois par obligation impérieuse) a tendance à faire grandir le donateur, tandis que le donataire peut se sentir dépendant de cette aide. Pour rééquilibrer ce rapport de force ambivalent – selon Godelier (1996) – et rendre la relation davantage symétrique, le contre-don, même symbolique, est un hommage au donateur. Il peut être indirect, différé, sauter de génération, être destiné à un autre que le donateur, ou circulaire, comme dans une tontine, voire être anonyme. L’altruisme conditionnel est ainsi un des préalables majeurs à la santé des relations sociales. Poser la conditionnalité de l’altruisme permet aussi d’avancer dans la compréhension de la coopération comme activité humaine, de ses modalités et de son renforcement. La coopération rend possible l’atteinte des buts qu’il est chimérique d’égaler seul. Elle est à la fois la cause et la conséquence du mode de vie collectif des humains et de leur inextricable interdépendance.  Selon le philosophe Ludovic Vievard, elle se pose comme complémentaire, et souvent en tant qu’alternative à la compétition. Une société régie par des modes de coopération renforce son niveau de bien-être, dans une appréhension profonde de l’écologie, alors que la compétition présente le risque de nécessiter davantage d’énergie pour le même objectif et d’installer des rapports de défiance, là où la confiance mutuelle est le principe de base d’une collaboration (Naess, 2008). La coopération dépend, en effet, de la croyance réciproque dans les capacités et la loyauté des partenaires. De fait, la coopération représente forcément des risques et n’est rentable que dans la mesure où le partenaire (ou l’adversaire) choisit également de contribuer. En tant qu’habileté sociale, la coopération doit être apprise à travers l’éducation et la socialisation, selon des modalités qui varient culturellement et dépendent des conditions de vie des personnes considérées (Eber, 2006). Pour une large part, ces codes sont implicites, ce qui constitue un aspect important, dès lors que l’interaction se situe dans un contexte international ou interculturel.

… en passant par la solidarité

La solidarité est un devoir moral et une obligation sociale d’assistance réciproque entre membres d’une communauté. Elle a notamment été conceptualisée par Léon Bourgeois, homme politique français du début du XXe siècle, un des pères fondateurs de la Société des Nations (l’ancêtre des Nations Unies) et prix Nobel de la paix en 1920, qui définissait le solidarisme comme la « responsabilité mutuelle qui s’établit entre deux ou plusieurs personnes » et par extension, un « lien fraternel qui oblige tous les êtres humains, les uns envers les autres, nous faisant un devoir d’assister ceux qui sont dans l’infortune ». La dynamique du don/contre-don participe ainsi de la solidarité. Pour Ricard (2014, 246), l’intuition de solidarité « naît lorsqu’on doit affronter ensemble des défis et des obstacles communs, par exemple ce sentiment que nous ressentons envers les plus démunis d’entre nous, ou ceux qui sont affectés par une catastrophe ». Dans les sociétés dites traditionnelles, en l’occurrence les communautés subsahariennes, outre les cotisations en nature, en soutien à un membre qui vient, par exemple, de perdre un parent, on peut aussi citer, notamment, le cas du financement des départs en émigration de jeunes censés contribuer, en retour, au bien-être de leur localité d’origine. Dans les sociétés occidentales, la solidarité apparaît, en revanche, davantage institutionnalisée, formalisée et, dans la même mesure, dépersonnalisée. Tel est le cas, entre autres, des divers mécanismes de protection collective, comme la sécurité sociale ou le fonctionnement des institutions syndicales. Le système judiciaire, lui-même, intègre de plus en plus une batterie de peines alternatives pour des personnes qui se sont rendues coupables, notamment, d’incivilités ou de comportements inappropriés ou dangereux vis-à-vis d’autrui, du bien collectif ou de l’environnement. Ces peines sont prononcées dans l’intérêt du tous les membres de la société, afin d’inciter les justiciables concernés à une réflexion et à un changement de comportement, bref à une incitation à être plus empathiques, coopérants et altruistes (Fehr et Gächter, 2000).

Migrations : vers une société plus altruiste ?

Les observations de l’IRFAM, dans le cadre d’un projet d’autodéveloppement situé au Togo, auquel l’institut contribue depuis de nombreuses années, montrent que, dans la majorité des cas, lorsqu’un jeune quitte son village et migre vers la ville, il sera accueilli par un membre de sa famille élargie. Ce dernier accepte de le loger et de le nourrir le temps qu’il trouve un travail. Cet acte de solidarité s’inscrit dans une chaîne de dons et de contre-dons sans laquelle les migrations seraient lourdement contrariées. A l’autre extrémité de la route migratoire, en Belgique, les observations de l’IRFAM montrent également que les travailleurs immigrés sont parmi les premiers à être touchés par des difficultés d’emploi. Leur statut de résidence, leurs qualifications non reconnues, leurs compétences linguistiques limitées et le manque d’accès aux réseaux des personnes nées dans le pays les rendent particulièrement défavorisés sur le marché du travail. Pour surmonter ces obstacles, les communautés de migrants ont développé diverses initiatives. Par exemple, le rôle des associations de migrants subsahariens en Belgique (Manço et Gerstnerova, 2016) : elles mettent un accent particulier sur la mise à disposition de leurs capital social et réseau professionnel, ainsi que de certains moyens matériels, pour l’insertion des nouveaux venus qui, à leur tour, en aideront d’autres. En effet, la littérature scientifique (Manço et coll., 2017) illustre que les migrations sont une plus-value pour certains secteurs au sein des sociétés d’installation, alors qu’elles peuvent représenter des coûts pour d’autres. Ce constat doit aussi être appréhendé à un niveau générationnel. En effet, chaque population est, tour à tour, contributeur et bénéficiaire du système de solidarité sociale. Les recherches montrent, de fait, que la mise en concurrence de populations, les discriminations systémiques, ainsi que la dérégulation des migrations produisent un important gaspillage de ressources et génèrent des conflits qui nuisent à tous. Pourtant de multiples travaux montrent que les migrants rapportent plus qu’ils ne coûtent, mais cet apport nécessite un investissement en termes d’accueil, de formation et d’insertion. Si ce dernier n’est pas consenti, la pression économique et sociale de l’immigration peut devenir importante. Ce constat rationnel se base sur « le postulat selon lequel la plupart des humains ne sont pas des êtres désintéressés. Cela ne les rend pas moins humains, mais souligne au contraire qu’une des conditions de l’humanité est justement l’échange économique équitable » (Manço et coll., 2017, 202). Ces auteurs soulignent toutefois que les attitudes envers les migrants ne sont pas motivées par des arguments rationnels ; ils s’ancrent dans nos sympathies profondes, relevant de « notre sens de la territorialité, de nos sentiments de menace et d’appartenance, de nos peurs de perdre l’acquis, de nos incertitudes, voire de nos manques de confiance envers autrui, et particulièrement envers nous-mêmes. » La défiance envers les immigrés prend également sa source dans la croyance des citoyens en l’incapacité de leurs gouvernants à gérer les migrations. L’angoisse se base dès lors sur des impressions limitées et ces perceptions sont renforcées par les réactions des personnes estimées comme semblables dans leurs origines et intérêts, notamment dans un concert de répliques favorisé par les réseaux sociaux. Pourtant, selon UNIA, un tiers des habitants de la Belgique sont des personnes issues l’immigration : leur intégration est largement aboutie. Aussi, il nous paraît urgent d’en appeler à la participation de la population locale afin d’accélérer le processus d’intégration sociale, à l’image de ce que les associations de migrants proposent pour leur propre communauté. Les analyses 2020 de l’IRFAM ont mis le projecteur sur une multitude d’actions solidaires portées par des bénévoles et des travailleurs sociaux visant cet objectif. En conclusion et au vu de ce qui précède, en matière d’intégration, comme dans d’autres domaines qui engagent le bien collectif, nous avons tous intérêt à être altruistes.


Bibliographie

Batson C. D. (2011), Altruism in Humans, New York : Oxford University Press.

Eber N. (2006), Le dilemme du prisonnier, Paris : La Découverte.

Fehr E. et Gächter S. (2000), « Cooperation and Punishment in Public Good Experiments », American Economic Review, n° 90, p. 980–994.

Godelier M. (1996), L’Énigme du don, Paris : Flammarion.

Manço A. et Gerstnerova A. (2016), « Migrant associations as alternative jobs providers: Experience of Turkish and sub-Saharan communities in Belgium », Border Crossing, v. 6, n° 1, p. 1-15.

Manço A., Ouled El Bey S. et Amoranitis S. (éds) (2017), L’apport de l’Autre. Dépasser la peur du migrant, Paris : L’Harmattan.

Naess A. (2008), Écologie, communauté et style de vie, Paris : Éditions MF.

Ricard M. (2014), Plaidoyer pour l’altruisme, Paris : Ed. Pocket.

Dzifa Folly Akossoua