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Pièges : peut-on travailler à perte ?

Justyna Zawistowska, Fadwa Dabbouz & Altay Manço

© Une étude de l’IRFAM, Liège, 2025

Pour citer cette analyse
Justyna Zawistowska, Fadwa Dabbouz & Altay Manço, «Pièges : peut-on travailler à perte ? », Etudes de l’IRFAM, n°3, 2025

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Edition du texte : Christina Cerfontaine
Relecture : Yeliz Manço

« Ce n’est pas que je ne veux pas travailler, c’est que je ne veux pas tomber plus bas »,
entend-on dans les couloirs des CPAS.

Dans les Centres Publics d’Action Sociale (CPAS), dans les files d’attente du Forem, lors d’un atelier de remise à l’emploi ou durant un stage d’insertion… une même question revient, parfois chuchotée, parfois criée : « Est-ce que ça vaut vraiment la peine de travailler ? » Derrière cette interrogation, il n’y a pas de paresse, pas de refus du travail. Il y a un calcul. Froid, réaliste, implacable.

C’est notamment le calcul de Nora, 35 ans, mère célibataire, qui se voit proposer un contrat à mi-temps payé au salaire minimum, alors qu’elle perdrait en contrepartie son allocation de chauffage, sa réduction sur les transports en commun et sa place prioritaire en crèche. Celui d’Ahmed aussi, jeune diplômé, qui refuse un poste à l’autre bout de la Wallonie, car il ne pourrait pas se permettre deux heures de train par jour, aller et retour. Et celui de milliers d’autres, enfermés dans ce que les économistes appellent une trappe à inactivité, et que les acteurs sociaux, eux, nomment un piège à emploi.

Nous parlons d’une situation sociale dans laquelle l’entrée sur le marché du travail ne garantit pas une amélioration des conditions de vie : il faut payer pour pouvoir travailler.

Cette tension est au cœur de l’actualité politique. Depuis plusieurs décennies, les gouvernements successifs, tant fédéraux que régionaux, multiplient les réformes pour « activer » les chercheurs d’emploi. Le Plan Arizona, entré en vigueur en 2025, en est l’exemple le plus récent : limitation des allocations de chômage, flexibilisation du travail, pression accrue sur les bénéficiaires… Mais ces mesures (ou déclarations, censées rendre le travail « plus attractif » (RTBF, 2025), soulèvent une autre question : à quel prix, et pour qui ?

Car oui, en Belgique, aujourd’hui, travailler peut appauvrir.

Et derrière cette réalité dérangeante, c’est toute une série de mécanismes institutionnels, d’injonctions contradictoires et de discours politiques déconnectés qui se télescopent. Le travail n’est pas toujours un levier d’émancipation. Il devient parfois une course d’obstacles, où les gagnants ne sont pas toujours ceux qui font le plus d’efforts.

« Nos usagers s’appauvrissent en travaillant. En fait, on n’a plus de réponses à leur donner », confie une assistante sociale dans une enquête du Vif (2023), visiblement dépassée par ces situations devenues fréquentes dans les CPAS.

Comme l’explique David Frayne (2018), dans une société où l’identité et la valeur sociale sont largement définies par le travail, refuser l’emploi ou s’en détourner — même temporairement — est perçu comme une déviance. Pourtant, ce refus peut aussi être une résistance légitime face à un système socio-économique de plus en plus perçu comme hypocrite et inégal, un système qui appauvrit, contrôle et fragilise la majeure partie de la population au profit d’une minorité dominante.

Cette analyse tente de répondre à des constats de plus en plus souvent posés à l’IRFAM : les associations du secteur de l’insertion socioprofessionnelle font face à une désaffection de leur public, désabusé par les obstacles à l’emploi. Quels sont ces pièges ? Quels sont leurs effets ? Comment les appréhender et les contourner ? Comment accompagner les publics vulnérables qui en sont les victimes ?

Rédigée dans une visée de vulgarisation critique, nous décryptons, dans cette étude, à travers une revue diversifiée de la presse accessible en ligne et sous le contrôle de plusieurs experts du terrain contactés au printemps 2025, les pièges invisibles de l’emploi : ceux qui freinent, épuisent ou découragent les personnes que l’on qualifie d’« inactifs » ou « éloignés de l’emploi », mais qui, en réalité, luttent chaque jour pour ne pas tomber.

Travailler pour perdre : quand l’emploi coûte cher

Travailler, ce n’est pas toujours gagner plus. En Belgique, certaines personnes se retrouvent piégées : elles veulent travailler, elles peuvent travailler, mais elles hésitent parce que le passage de l’inoccupation à l’emploi peut entraîner une perte nette, entre la disparition d’allocations sociales (assurance chômage, revenu d’intégration), la perte de certains droits (tarif social énergie, aides au logement, etc.) et l’augmentation des charges (transport, garde d’enfants, alimentation hors domicile…).

« Il faut généralement une augmentation de 15 à 25 % des revenus pour que le travail soit financièrement plus attractif que l’inactivité », note le Guide Social (2024).

Pourtant, dans de nombreuses configurations — parents isolés, travail à temps partiel, contrats précaires, statuts temporaires — le revenu du travail ne compense pas les aides perdues. Une étude de la Fédération des CPAS de Wallonie (2023) a d’ailleurs mis en évidence que certains bénéficiaires perdaient des ressources en acceptant un emploi à mi-temps. Mais ce constat ne se limite malheureusement pas aux emplois à temps partiel : dans certaines situations, même un emploi à temps plein peut générer une perte nette de revenus, notamment en raison de l’annulation de droits sociaux et de l’augmentation des charges. Ce paradoxe est d’autant plus préoccupant qu’il touche précisément les personnes censées sortir de la précarité par le travail. En particulier, les familles avec enfants figurent parmi les plus exposées à ces pièges à l’emploi. Comme le souligne Marie Castaigne, experte en participation citoyenne à l’Union des Villes et Communes de Wallonie : « pour le temps plein, le focus est vraiment sur les familles — catégories pour lesquelles envisager des coupures dans les revenus est impensable. »

Ce phénomène n’est pas théorique : les assistantes sociales sont nombreuses à le constater sur le terrain. Les chiffres confirment d’ailleurs cette tendance : le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration sociale (RIS) perçu en complément d’un revenu du travail a été multiplié par 1,5 au cours des cinq dernières années (Fédération des CPAS de Wallonie, 2024). Comme en témoigne Annick du CPAS de Charleroi : « De plus en plus de gens viennent au CPAS, et de plus en plus, ce sont des personnes que nous n’avions pas l’habitude de voir avant. Ce sont des gens qui ont un travail, mais qui n’arrivent plus à boucler les fins de mois et qui demandent de l’aide, que ce soit au niveau des factures ou de la nourriture » (RTL Info, 2022).

Un autre constat concerne le passage d’une allocation sociale à un emploi à durée déterminée : le retour à une aide du CPAS à la fin du contrat d’emploi demande plusieurs semaines de mise en ordre administrative, un temps durant laquelle la famille se retrouve sans revenus.

Un autre cas spécifique concerne la ristourne potentielle des revenus du travail. Là où le revenu des étudiants jobistes bénéficiaires de l’aide du CPAS sont entièrement défalqués des allocations qu’ils reçoivent, les demandeurs de protection internationale qui travaillent, eux, doivent ristourner une part substantielle de leurs rétributions aux centres d’accueil qui les hébergent. Ces pratiques correspondent à une logique contributive qui paraît juste, mais c’est la proportion qui est ici en cause. En annulant quasiment le bénéfice du travail, cette démarche n’incite pas les personnes concernées à persévérer dans le sens de l’autonomisation et encourage les pratiques informelles.

Ces observations dépassent les seuls allocataires sociaux. Selon Trends-Tendances (2022), un tiers des travailleurs belges seraient confrontés à un « piège à la promotion », une situation où une augmentation de revenus leur ferait perdre des avantages sociaux ou fiscaux (crédit d’impôt, aide au logement), rendant la promotion désavantageuse. Là où les responsables politiques actuels mettent en avant la nécessité de rendre le travail plus attractif que l’inactivité, en insistant sur la responsabilisation individuelle, nous constatons qu’il s’agit plutôt d’un échec organisé.

Il est important de rappeler que l’accès au RIS est encadré par des conditions strictes, notamment celle de la disposition au travail, telle que définie par l’article 60, §1er, de la loi organique du 8 juillet 1976 modifiée par la loi du 26 mai 2002. Carlo Caldarini, responsable d’études et de recherches au CPAS de Schaerbeek et chercheur associé à l’IRFAM, résume ainsi cette exigence légale : « L’une des conditions légales pour pouvoir bénéficier de l’aide du CPAS, outre les conditions d’âge, de résidence, d’absence de ressources, de nationalité et d’épuisement des droits aux prestations sociales ou alimentaires, est que la personne soit “disposée à travailler, sauf si des raisons de santé ou d’équité l’en empêchent”. En d’autres mots, si la personne est en mesure de subvenir à ses besoins par ses propres moyens, c’est-à-dire en travaillant, elle ne peut pas faire valoir que l’aide sociale est plus avantageuse que le travail. »

Toutefois, cette exigence n’est pas absolue. Dans un arrêt rendu en 2022, la Cour du travail de Liège a reconnu que les pièges à l’emploi — soit le fait qu’un emploi entraîne une perte nette de revenus et de droits — pouvaient constituer un argument valable pour justifier la décision d’une personne de rester au CPAS. Cet arrêt, bien que contextuel, illustre que même l’ordre juridique commence à intégrer la réalité économique vécue par les allocataires sociaux. Un emploi qui appauvrit n’est pas nécessairement une voie vers l’autonomie.

Pour rendre ce calcul plus concret, tentons une simulation réaliste.

Assia est une femme isolée avec deux enfants de moins de trois ans. Elle est sans emploi et bénéficie d’un RIS. Son net mensuel est de 1741 € (SPP Intégration sociale, 2025). Ne travaillant pas, ses charges spécifiques liées à l’emploi sont nulles. Aussi, elle bénéficie d’un pouvoir d’achat mensuel total de 1741 €.

Assia accepte un emploi à temps plein en tant que technicienne de surface au sein d’une entreprise de la région. Elle aura le salaire minimum net de 2065 € par mois. Cette somme sera virtuellement de 2164 € avec l’effet des pécules (FGTB, 2024). La plus-value théorique du travail est de 423 € par mois. Son travail générera toutefois des charges financières.

Puisqu’elle a la chance d’avoir une ligne de train qui la conduit et ramène du travail, en fonction de ses horaires, elle déboursera 150 € par mois. La place à la crèche qu’elle a trouvée de manière providentielle reviendra à 200 € par mois en fonction de ses faibles revenus. Enfin, étant en emploi, elle perdra sa prime « énergie/logement » (100 €/mois). Ces dépenses lui coûteront mensuellement un total de 450 €.

Aussi, son budget total disponible après le retrait des charges représentera 1714 € par mois. Et ce calcul ne tient pas compte de la perte du tarif social internet, des repas extérieurs éventuels, voire de possibles obligations vestimentaires liées au travail.

Résultat : tout en ayant accepté de prendre un travail pénible, Assia perd une certaine somme par mois en acceptant un emploi.

Si cet emploi est à mi-temps, comme souvent dans le secteur du nettoyage, sa situation financière devient intenable. Certes, elle pourrait, si elle remplit les conditions, demander un « complément de chômage » pour un emploi à mi-temps accepté par dépit, un remboursement des frais de transport, mais ses gains n’égaleront pas son revenu de remplacement, et elle pourrait se retrouver en difficulté de payer son loyer et ses charges mensuelles.

Ce constat n’est pas neuf. Déjà en 2002, une étude de Guillemot, Pétour et Zajdela établissait une distinction entre la « trappe à chômage » — qui freine le retour à l’emploi — et la « trappe à pauvreté », dans laquelle certains emplois ne permettent pas de sortir de la précarité. Dans les deux cas, le mécanisme conduit à une impasse économique pour les personnes les plus vulnérables.

Selon un rapport de l’Institut Wallon de l’Évaluation, de la Prospective et de la Statistique (IWEPS, 2023), jusqu’à 31 % des chômeurs wallons seraient désincités à accepter un emploi en raison d’un gain net trop faible ou négatif. Le taux de « piège à l’emploi » peut même atteindre 92 % pour certains profils (familles monoparentales, travailleurs à temps partiel), selon le professeur Stijn Baert (2022).

Cette mécanique n’est pas le fruit du hasard : elle résulte d’un empilement de réformes fiscales, sociales et administratives, pensées en silos, qui n’ont jamais été conçues pour fonctionner ensemble. Ce défaut de coordination produit des effets de seuil délétères, que les acteurs politiques peinent à reconnaître — et à corriger.

Face à cela, certaines personnes sont amenées à faire le choix de ne pas accepter un emploi à perte. Au Sénat français on débattait, déjà en 2005, d’un « chômage de résistance » : une stratégie rationnelle adoptée face à des conditions d’emploi instables, mal rémunérées et non viables à long terme. Il ne s’agit pas d’un refus du travail, mais d’une forme de résistance lucide face à un système qui ne garantit plus la dignité par l’emploi.

Le Plan Arizona : réforme structurelle ou impasse annoncée ?

En 2025, le nouveau gouvernement fédéral belge — surnommé « gouvernement Arizona » — a lancé une série de réformes économiques et sociales majeures. Présenté comme un tournant de rigueur budgétaire et de responsabilisation individuelle, cet accord promet 22 milliards d’économies d’ici 2029, principalement à travers des coupes dans les dépenses sociales et une réforme en profondeur des allocations de chômage (PTB, 2025).

Parmi les mesures phares figure la limitation des allocations de chômage à un an, avec un maximum de deux ans pour certains cas exceptionnels. Comme le souligne Carlo Caldarini, « beaucoup n’atteindront donc même pas deux ans ! » Quant aux demandeurs d’emploi de plus de 55 ans, ils ne pourront conserver leurs allocations au-delà de deux ans que s’ils justifient d’au moins 30 ans de carrière professionnelle à temps plein, une condition particulièrement restrictive envers les femmes, des personnes malades, etc. « On estime que cette mesure de sauvegarde ne concerne que 3,5 % des chômeurs de plus de 55 ans ! » La dégressivité des montants des allocations est également accélérée, dans l’objectif déclaré de « rendre le travail plus attractif » (Bruxelles Dévie, 2025).

Alexander De Croo, ancien premier ministre, affirmait lors du discours du premier mai à Charleroi : « La vraie honte, c’est d’aller travailler et de gagner moins que ceux qui ne le font pas » (Bruxelles Dévie, 2025). Ce discours ne suffit pourtant pas à rassurer les acteurs de terrain. Les syndicats, d’une seule voix, dénoncent une attaque frontale contre les droits sociaux. La FGTB (2024) a déposé plainte devant le Comité européen des droits sociaux, estimant que la réforme viole la Charte sociale européenne. De son côté, la CSC juge « absurde » de restreindre les droits sans renforcer les accompagnements (RTBF Actus, 2025).

Cette logique d’activation soulève aussi des craintes plus larges quant à une dérive vers la stigmatisation des chercheurs d’emploi et vers une solidarité conditionnelle. Comme l’a formulé une responsable syndicale lors d’une conférence à Charleroi : « Ce qu’on entend, c’est qu’il faut activer les gens. Mais avec quoi ? Avec quelles places en crèche ? Quels transports ? Quelle formation adaptée ? » (TéléSambre, 2024).

Les structures d’insertion professionnelle, par la voix de l’Interfédé (2025), alertent elles aussi : les listes d’attente s’allongent, les places en formation sont saturées, les financements stagnent depuis la pandémie et les exigences administratives augmentent. Sur le terrain, le contraste entre les annonces politiques et les conditions réelles reste flagrant. Les responsables des Centres d’Insertion Socio-Professionnelle (CISP, 2023) corroborent les inquiétudes de leur fédération quant aux moyens disponibles pour mettre en œuvre les politiques d’activation.

Du côté des employeurs, le discours est plus ambivalent. L’Union des Classes Moyennes (UCM, 2025) salue la volonté de réforme, mais s’inquiète de la suppression des indemnités dues lors d’un licenciement ou d’une restructuration, ce qui pourrait pénaliser les PME.

Face à ces constats, les économistes sont divisés. Certains apprécient une volonté de simplification et de responsabilisation. D’autres, comme Bruno Van der Linden (Université Catholique de Louvain), alertent sur le fait que l’augmentation des plafonds du chômage pendant les premiers mois renforce le caractère assurantiel de l’allocation, ce qui pourrait paradoxalement réduire, pour certains profils, l’incitation financière à retrouver un emploi. (RTBF, 2025).

Autre inquiétude importante : la réduction de l’accès à la protection sociale pourrait entraîner un recul de la solidarité. Le Bureau du Plan estime que près de 40 % des nouveaux demandeurs d’emploi risquent de se retrouver sans droits si aucune mesure d’accompagnement n’est mise en œuvre d’ici 2026 (Virgule, 2025). Ce chiffre souligne un risque systémique : l’exclusion progressive des publics déjà fragilisés — jeunes sans qualification, intérimaires, travailleurs discontinus, seniors sans carrière complète — du régime de sécurité sociale. Beaucoup pourraient être contraints de se tourner vers l’aide sociale, elle-même de plus en plus restrictive et stigmatisante. Cette évolution pourrait creuser les inégalités, fragiliser davantage les parcours professionnels et affaiblir les mécanismes de solidarité interprofessionnelle qui constituent l’un des piliers du modèle belge.

Le mythe de l’ascenseur social

On dit que « tout travail mérite salaire » ou qu’« il faut commencer quelque part ». Dans l’imaginaire collectif, accepter un premier contrat, même modeste, suffirait à enclencher une dynamique vertueuse : gagner en expérience, élargir son réseau, évoluer vers un emploi plus stable. Mais pour beaucoup de jeunes chercheurs d’emploi, la promesse de l’ascenseur social reste bloquée au rez-de-chaussée.

En pratique, ils enchaînent contrats courts et missions d’intérim sans lendemain, parfois sans protection sociale ni perspectives de progression. Une étude relayée par Le Monde (2024), citant le sociologue Camille Peugny, indique que plus de 50 % des jeunes actifs en Belgique occupaient un emploi précaire en 2019. Ces formes d’emploi instables ont des effets durables : parcours professionnels hachés, périodes de chômage fréquentes et sentiment d’être facilement remplaçable dans un marché de l’emploi pourtant marqué par des pénuries.

Parallèlement, le taux de chômage des jeunes a frôlé les 20 % au troisième trimestre 2024 (Statbel, 2024). En Wallonie, un demandeur d’emploi sur cinq a moins de 25 ans. Ces chiffres ne reflètent pas un manque de volonté ou d’effort individuel, mais bien une difficulté structurelle d’insertion dans le monde du travail. Ils traduisent les limites d’un système qui peine à offrir aux jeunes des perspectives stables, malgré leur disponibilité ou leur formation.

Dans ce contexte, les données relatives aux jeunes en situation de NEET — c’est-à-dire ni en emploi, ni en formation, ni en études — sont tout aussi révélatrices. En 2023, 9,6 % des 15-29 ans en Belgique étaient concernés, un taux inférieur à la moyenne européenne de 11,2 % (Eurostat, 2025). Toutefois, cette moyenne nationale masque des disparités régionales. Selon Statbel (2025), le taux de NEET atteint 13,1 % en Wallonie et à Bruxelles, contre 7,2 % en Flandre. L’IWEPS (2025) confirme cette tendance, précisant que 13 % des jeunes wallons étaient concernés en 2023. La Région wallonne figure ainsi parmi les zones les plus touchées d’Europe de l’Ouest, ce qui alimente chez une partie de la jeunesse un sentiment durable d’insécurité et de déclassement social.

Pourtant, les discours officiels continuent d’insister sur la nécessité d’adapter les chercheurs d’emploi aux réalités du marché. En novembre 2024, le ministre-président wallon Pierre-Yves Jeholet déclarait dans une note d’orientation : « Il faut responsabiliser les demandeurs d’emploi et réformer en profondeur les outils d’accompagnement. » (L’Écho, 2024). Une injonction à la flexibilité qui, souvent, fait l’impasse sur l’insécurité structurelle vécue par les jeunes en insertion. Comme le souligne Nadine Janssens, analyste à l’Instance Bassin Enseignement qualifiant Formation Emploi de Liège, « c’est un discours qui fait peser sur les épaules des individus la responsabilité de leur situation. »

Certes, une minorité de jeunes diplômés embrassent une certaine flexibilité — voyages, alternance entre petits boulots et projets personnels. Mais pour la majorité, l’instabilité est subie. Elle freine des projets de vie essentiels : louer un logement, obtenir un prêt, planifier des soins médicaux ou simplement se projeter à moyen terme.

Marie, 29 ans, diplômée en psychologie, travaille depuis trois ans pour une agence d’intérim, dans le secteur de l’aide à domicile. « J’aime ce que je fais, mais je ne peux pas louer un appartement seule. Pour l’acheter, la banque me rit au nez. » Elle admet s’être déjà demandé s’il ne valait pas mieux renoncer à son emploi pour retrouver un logement social et l’aide au chauffage. Une équation difficile à entendre pour quiconque croit que le travail protège de la pauvreté.

Et elle n’est pas seule. Bilal, 23 ans, titulaire d’un diplôme de l’enseignement professionnel, a enchaîné 14 missions d’intérim en deux ans, sans jamais décrocher un contrat à durée indéterminée : « On me dit que je manque d’expérience, mais comment tu veux en avoir si tu changes de poste toutes les deux semaines ? Je suis fatigué d’être “en transition”. »

Derrière les trajectoires professionnelles souvent saccadées des jeunes, il ne faut pas voir un manque d’ambition ou d’adaptabilité, mais bien un modèle d’emploi fragmenté qui ne tient pas ses promesses. Le travail est là, mais il est fragile, morcelé, et souvent si précaire qu’il en devient dissuasif. Pour beaucoup, le « premier pas dans la vie active » ressemble moins à une rampe de lancement qu’à une boucle sans issue, où l’on enchaîne des contrats courts sans jamais accéder à la stabilité.

Ces parcours ne sont pas le fruit du hasard : ils s’inscrivent dans un système qui a fait de la précarité la norme d’entrée sur le marché du travail. Ce système tend à individualiser les risques sociaux : l’incertitude, l’absence de perspectives ou les ruptures de droits ne sont plus perçues comme des problèmes collectifs, mais comme des défis à gérer seul, dans une logique d’auto-responsabilisation permanente. À chaque échec, c’est l’individu qui est interrogé, rarement les structures qui le conditionnent.

Or, tous les jeunes ne disposent pas des mêmes ressources pour affronter cette instabilité. Comme l’a montré le sociologue Bourdieu, l’insertion professionnelle ne dépend pas seulement des qualifications, mais aussi du capital social, culturel et relationnel hérité. Avoir des parents informés, un réseau mobilisable, connaître les codes implicites du monde du travail — autant d’atouts invisibles qui facilitent l’accès à l’emploi et protègent du déclassement. En leur absence, même les plus diplômés peuvent rester coincés dans un entre-deux sans issue.

Dans ce marché de l’emploi hyperconcurrentiel, il ne suffit plus de posséder un savoir-faire : il faut savoir se vendre, se rendre attractif, se distinguer. Cette logique de « mise en marché de soi » transforme l’insertion en une épreuve de représentation permanente, où la valeur du travail semble secondaire face à la capacité à se conformer aux attentes fluctuantes des recruteurs.

Pourtant, cette tendance n’est pas une fatalité. Certaines initiatives prouvent qu’un accompagnement adapté peut changer la donne. À titre d’exemple, une étude menée dans les arrondissements de Huy et de Waremme entre 2014 et 2019 a montré qu’environ 49 % des jeunes ayant bénéficié d’un contrat Article 60 ont trouvé un emploi dans l’année suivant la fin de leur contrat (Delchambre, 2020). Ce taux suggère que, dans de bonnes conditions, un accompagnement individualisé peut favoriser une insertion professionnelle durable.

Ce modèle précaire n’est toutefois pas accidentel. Il est le résultat de décennies de politiques ayant privilégié la flexibilité économique au détriment de la sécurité sociale et professionnelle. Sans un engagement public fort en faveur de la formation, de l’accompagnement et de la stabilisation des premiers emplois, l’ascenseur social restera figé. Et l’entrée dans la vie active continuera de ressembler, pour une majorité de jeunes, à un parcours d’obstacles plutôt qu’à un projet d’émancipation.

Le parcours vers l’emploi : des obstacles structurels et invisibles

1.      Les discriminations à l’embauche : un frein toujours actif

Le chemin vers l’emploi est souvent semé d’embûches silencieuses, particulièrement pour les personnes issues de l’immigration, les familles monoparentales, les femmes ou les jeunes sans réseau, ainsi que les travailleurs vieillissants. Ces obstacles, bien que parfois invisibles, entraînent des conséquences concrètes sur l’insertion professionnelle.

En 2020, Actiris a enregistré 215 signalements de discrimination à l’embauche à Bruxelles, dont 43 % étaient fondés sur des critères raciaux tels que la nationalité, la couleur de peau ou l’origine ethnique (Duo for a job, 2025). Malgré les lois en vigueur, les biais liés au nom, à l’adresse ou à l’origine continuent de freiner l’accès à l’emploi. Des outils comme le curriculum vitae (CV) anonyme existent, mais leur utilisation reste marginale. Pour y remédier, Bernard Clerfayt (2022), ministre bruxellois de l’Emploi, a proposé des tests de discrimination plus simples et proactifs permettant des contrôles sur place sans autorisation judiciaire préalable. Au-delà des discriminations liées à l’origine ou au lieu de résidence, les femmes — qu’elles soient issues de l’immigration ou non — restent confrontées à des biais de genre persistants dans le monde du travail. Certaines entreprises, de manière plus ou moins explicite, hésitent à embaucher des femmes jeunes en raison d’éventuelles absences liées à une maternité. Ce soupçon silencieux, mais réel, freine l’accès à l’emploi dès le premier entretien. En 2024, l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes a enregistré une hausse de 6,5 % des signalements de discriminations liées au genre, dont près de la moitié concernaient la grossesse ou la parentalité. Le secteur de l’emploi concentre à lui seul 30 % de ces cas (Lpost, 2025). Ces discriminations sont parfois aggravées lorsqu’elles s’ajoutent à d’autres facteurs comme l’origine, l’apparence ou l’âge, entraînant une forme de stigmatisation croisée que plusieurs analyses ont récemment mise en évidence (Eclosio, 2024).

Cette stigmatisation est préoccupante. Souvent réduits à des statistiques, les personnes en recherche d’emploi sont perçues à travers des stéréotypes tenaces, notamment les jeunes sans qualification ou les mères isolées. Cependant, derrière chaque chiffre se cache une histoire, des efforts et des espoirs. Il est important de rappeler que le chômage n’est pas un échec personnel, mais un fait social complexe. Les études menées par Bourguignon et Herman (2015) ou Duarte (2024) mettent en lumière les effets psychologiques négatifs de cette stigmatisation, en particulier sur la motivation et l’estime de soi des individus concernés.

2.      Des exemples concrets : être discriminé malgré les compétences

Les personnes immigrées font face à de nombreux obstacles à l’insertion professionnelle, même lorsqu’elles disposent de qualifications et d’expériences solides. Ces freins prennent la forme soit d’une non-reconnaissance institutionnelle des compétences, soit de discriminations directes à l’embauche.

Djeneba, infirmière diplômée au Mali, vit à Bruxelles depuis cinq ans. Malgré son expérience, elle n’a pas pu obtenir l’équivalence de son diplôme, malgré une pénurie du personnel infirmier, et travaille aujourd’hui dans le secteur du nettoyage. Son parcours illustre un phénomène fréquent : des années d’études peuvent être rendues invisibles sur le marché du travail belge, conduisant à un déclassement professionnel profond.

Ahmed, réfugié syrien formé à la maintenance industrielle, a multiplié les candidatures sans succès. « On voit mon prénom sur le CV et je n’ai pas de réponse », témoigne-t-il. Le frein n’est pas toujours administratif ; il peut être lié aux stéréotypes et aux préjugés véhiculés par les employeurs.

Les données confirment ces constats. L’IWEPS (2023) indique que les personnes d’origine étrangère mettent en moyenne deux fois plus de temps à accéder à un emploi stable que les Belges d’origine, à diplôme équivalent. Et selon une étude plus récente de l’IWEPS (2024), les écarts d’accès à l’emploi entre les personnes nées hors de l’Union européenne et celles nées en Belgique restent marqués, traduisant des inégalités structurelles persistantes. Ces barrières incluent notamment la faible reconnaissance des qualifications obtenues à l’étranger : des années d’études et d’expérience peuvent être ignorées sur le marché du travail belge, plaçant des travailleurs expérimentés en situation de déclassement ou de réorientation forcée[1].

3.      Mobilité : une exigence croissante, mais déséquilibrée

La mobilité géographique constitue également un frein majeur à l’insertion professionnelle, en particulier pour les personnes précarisées. Dans les zones rurales, la rareté de transports en commun complique l’accès aux entreprises. En ville, certains refusent des emplois situés à plus d’une heure de trajet. Cette exigence de mobilité, bien que déjà présente dans les générations précédentes, a changé de nature.

À l’époque, les déplacements concernaient généralement des emplois stables, bien rémunérés. Dans certains cas, les moyens de locomotion étaient organisés par les employeurs. Aujourd’hui, on attend des chercheurs d’emploi qu’ils acceptent des missions d’intérim de quelques jours, loin de leur domicile, sans remboursement des frais de déplacement. Et ce, même lorsqu’ils n’ont ni permis ni véhicule. Ce modèle suppose une flexibilité maximale de la part des plus fragiles, sans garantie ni accompagnement. Une analyse de Bruxelles Mobilité (2023) souligne que près d’un tiers de la population bruxelloise est en situation de mobilité réduite, pour les personnes primo-arrivantes, ce taux avoisine les 80 %. Le coût des déplacements freine particulièrement les personnes précaires, même quand des solutions existent en transports en commun.

Un témoignage recueilli par la RTBF (2023) illustre crûment cette réalité : « Ça fait deux ans que je recherche un emploi. Je cherche tout le temps : intérim, Forem, internet… Mais on me répond qu’il n’y a pas de travail pour moi. Pas ici à Charleroi, il faudrait que je puisse faire 60 kilomètres pour aller travailler. Je n’ai pas de voiture. Ça me ferme des portes, mais je n’ai pas les moyens pour l’instant d’avoir un véhicule et tous les frais qui vont avec. Si j’avais un travail, j’aurais les moyens, c’est un cercle vicieux. »

Ce témoignage révèle l’impasse dans laquelle sont plongés de nombreux demandeurs d’emploi : sans travail, pas de moyen de transport ; sans mobilité, pas d’accès à l’emploi.

L’Observatoire de la mobilité à Bruxelles (2023) va dans le même sens : les personnes en situation de précarité sont les plus touchées par les inégalités d’accès aux transports. Le coût élevé des trajets, combiné à une offre insuffisante dans certains quartiers, à certaines heures, restreint les opportunités professionnelles et alimente l’isolement social.

4.      Infobésité et désinformation

Le parcours vers l’emploi est aujourd’hui compliqué par un véritable « brouillard informationnel ». D’un côté, les demandeurs d’emploi sont noyés dans une surabondance d’informations complexes sur les droits sociaux et les dispositifs d’aide. De l’autre, ils sont exposés à des rumeurs, des avis contradictoires et des annonces trompeuses, notamment sur les réseaux sociaux. Cette double dynamique d’infobésité et de désinformation crée une anxiété qui paralyse la prise de décision.

La surcharge peut rapidement mener à une saturation cognitive, comme le souligne une étude relayée par Vie Publique (2024). Incapables de hiérarchiser les sources et de vérifier leur fiabilité, de nombreux chercheurs d’emploi se sentent dépassés et renoncent à entreprendre des démarches qui pourraient pourtant leur être bénéfiques. Le trop-plein d’information devient ainsi un obstacle direct à l’accès aux droits.

Ce terreau informationnel confus est particulièrement fertile pour la désinformation, qui nourrit des craintes souvent infondées et crée de puissantes désincitations. La peur de perdre automatiquement une allocation en acceptant une formation ou un emploi à temps partiel en est un exemple courant. Cette crainte est particulièrement vive au sein des publics qui, en raison d’une barrière linguistique ou d’un réseau moins informé, peinent à accéder à une communication claire et simplifiée sur les gains réels liés à la reprise d’une activité.

Pour contrer cette vision paralysante, il est crucial de communiquer sur la valeur globale du travail, au-delà du seul salaire mensuel. Cela implique d’expliquer clairement les avantages à long terme : calcul du revenu annuel incluant pécules de vacances et primes, constitution de droits sociaux, mais aussi bénéfices non monétaires. En effet, le travail reste un vecteur d’expérience, de réseau social, de sentiment d’utilité et d’épanouissement personnel, des aspects essentiels à l’identité et à la cohésion sociale.

La solution réside donc moins dans l’ajout d’informations que dans l’accompagnement à leur lecture. Il est essentiel de développer l’esprit critique et d’outiller les publics les plus fragiles pour qu’ils puissent naviguer dans ce paysage informationnel complexe. Des initiatives d’éducation permanente ou des accompagnements ciblés par les services sociaux et syndicaux sont indispensables pour transformer ce brouillard en un chemin lisible vers l’emploi.

5.      Le non-recours aux droits

Le non-recours aux droits constitue un phénomène sociologique préoccupant. De nombreuses personnes, bien qu’éligibles à des aides sociales, ne les sollicitent pas. Ce renoncement peut s’expliquer par plusieurs facteurs : une méconnaissance des dispositifs existants, la complexité des démarches administratives, ou encore la crainte d’être stigmatisé. Cette situation contribue à accentuer la précarité et freine l’insertion sociale et professionnelle des personnes concernées, alors même que des mesures d’aide sont prévues et financées à cet effet.

Selon une étude menée par KULeuven et UCLouvain pour le Service Public Fédéral Intégration Sociale (2024), cette situation est fréquente en Belgique, où une grande proportion d’individus ne sollicite pas les aides sociales disponibles. Une autre étude relayée par Vivalis.brussels, dans son Baromètre social 2023 confirme cette tendance en soulignant que les ménages les plus vulnérables — notamment les personnes âgées, les familles à faibles revenus et les groupes issus de l’immigration — sont particulièrement exposés au non-recours. La complexité des procédures, conjuguée à un manque d’information, à la barrière numérique ou à un manque de communication adaptée, voire à des difficultés linguistiques, renforce encore ce phénomène.

6.      Garde d’enfants : un verrou genré

Les problèmes de l’accueil de l’enfance, enfin, affectent particulièrement les femmes immigrées, comme le montre l’IRFAM (2024). À Bruxelles, seulement 14 % des enfants ayant des parents non belges fréquentent les services de garde subventionnés, alors que leur proportion dans la population est de 46 %.

La garde d’enfants est une condition essentielle pour l’insertion des femmes sur le marché de l’emploi. En raison de la structure genrée du monde économique et familial, la responsabilité de la garde repose souvent sur les mères. Les rares initiatives, comme les « Bébébus » (haltes-accueil itinérantes), qui tentent de pallier ce manque sont loin de suffire aux besoins.

Le double discours politique et économique comme source de la fragilisation des droits

Le premier mai 2025, David Clarinval (MR) a annoncé comme « historique » la réforme limitant le chômage à deux ans — une mesure qui pourrait exclure jusqu’à 320 000 personnes d’ici 2028 (Virgule, 2025). Parallèlement, son président de parti, Georges-Louis Bouchez, dénonce une prétendue « culture de la rente » et prône, lui aussi, une responsabilisation individuelle, sans considérer les obstacles structurels que vivent les plus précaires (MR, 2024).

Comme on le constate, les obstacles sont légion et souvent sous les radars des décideurs. Pourtant, les pouvoirs publics affirment vouloir « remettre les gens en emploi » (21NEWS, 2025), alors que les dispositifs d’accompagnement s’essoufflent : manque de places en formation, crèches saturées (La Ligue en action, 2023), transports insuffisants (SPF mobilité et transport, 2024), complexité administrative (SPF Sécurité sociale, 2024), et précarité des contrats proposés (Forum for the Future, 2025).

D’un côté, on promet une « activation bienfaisante ». De l’autre, on conditionne l’accès aux droits, on limite la durée des allocations et on multiplie les sanctions, on gèle les budgets des initiatives d’accompagnement et de formation professionnelle.

Cette double injonction pousse les travailleurs vers des emplois de faible qualité et peu rémunérés, quand il ne s’agit pas d’employer les personnes dans des « sous-statuts », indiquer des formules de « faux indépendants » (IRFAM, 2024) ou encore imposer des contrats intérimaires (IRFAM, 2021) de plus en plus précaires qui rendent l’entrée du marché de l’emploi hasardeuse. Et d’aucuns de parler de « l’Uberisation du travail » (Vie Publique, 2023), quand le travail proposé n’est pas carrément infralégal. On pourrait même se demander si cette conjoncture rend réellement service aux entreprises elles-mêmes qui dans la plupart des cas, en tension, déclarent leur besoin de s’adjoindre un personnel motivé, fiable, stable et désireux d’avancer au long cours, au sein de l’organisation.

1.      Travail infralégal des migrants comme cas limite

Les travaux sur l’emploi des migrants, et en particulier des migrantes, soulignent le rôle de flexibilisation que la main-d’œuvre étrangère a historiquement joué sur le marché de l’emploi (Ouali et Cennicola, 2012). Au cours du temps, ce rôle s’est maintenu, notamment avec l’apport des personnes sans-papier, surtout dans les strates inférieures les plus précaires du marché du travail. Pour les personnes établies en Belgique, le travail sans contrat peut, dans certains cas, se combiner avec le bénéfice d’allocations sociales. Il est dès lors étonnant que peu d’études récentes portent, en Belgique francophone, sur le travail infralégal des migrants. Les rares études existantes révèlent que l’État et les entreprises contribuent, de manière tacite, à l’organisation de ce système informel, en particulier à travers une cascade de sous-traitances. Selon Fairwork Belgium, les secteurs de la construction et du nettoyage industriel sont particulièrement concernés par le recours à une main-d’œuvre non déclarée, surtout en Flandre et à Bruxelles. Les entreprises impliquées sont souvent de petite taille, opérant à la limite de la légalité.

Dans le secteur HORECA, mais aussi dans l’agriculture, les pratiques informelles sont fréquentes. Pour Dumont (2014), certains agriculteurs trouvent légitime, au vu de leur situation économique, de travailler avec de la main-d’œuvre étrangère au noir. Si le payement de main à main des heures supplémentaires est courant dans ces milieux, l’absence totale de contrat de travail est toutefois plus rare : 3 % en moyenne du temps de travail et 12 % des travailleurs, selon l’auteure. Pour Martiniello et coll. (2009), «l’employeur a intérêt à déclarer le moins d’heures possible et à payer le reste du travail au noir. Face à ces abus, peu de contrôles sont effectués. L’ONSS, ayant dispensé le secteur du payement de cotisations, a moins de raisons d’organiser des contrôles.» Dans les grandes exploitations agricoles, la main-d’œuvre est majoritairement étrangère. Les fermiers, pour des raisons notamment linguistiques, déclarent préférer engager des Belges issus de l’immigration plutôt que des primo-arrivants. Certains anciens saisonniers immigrés, ayant gagné la confiance de leur employeur, finissent par obtenir un contrat à long terme et deviennent des intermédiaires pour recruter une nouvelle main-d’œuvre immigrée (Adam et coll., 2002).

Pour la Fondation Travail-Université, en Belgique comme dans d’autres pays européens, la période de la pandémie due au coronavirus a occasionné, dans un premier temps, la perte de revenus des travailleurs embauchés illégalement, alors que, dans un second temps, les secteurs de la cueillette et de l’entretien, par exemple, ont vu l’embauche des travailleurs étrangers avec ou sans papiers s’accélérer, dans une forme d’indifférence.

Le secteur des titres-services peut ainsi être vu comme une « tentative de blanchiment du travail au noir » pour ce qui est du secteur du nettoyage. Le succès des titres-services laisse subodorer l’étendue de l’usage d’une main-d’œuvre infralégale avant sa mise en œuvre. Toutefois, cette régularisation n’est pas toujours bénéfique aux travailleurs : «Quand j’ai commencé à travailler à l’agence, je faisais 38 heures et je n’ai pas eu 1000 euros. C’était vraiment la misère. Quand je travaillais au noir, je gagnais 1500, 1700 euros facilement. Il y a une grande différence» (témoignage extrait de Martiniello et coll., 2009). Pour Ouali et Cennicola (2012), un des freins à l’emploi légal pour le groupe immigré est la faiblesse des salaires proposés qui sont dans certains cas équivalant au montant d’allocations de chômage. Dans ces circonstances, le chômage et l’éventuel supplément au noir sont préférables à un emploi sous contrat.

Au-delà des risques d’exploitation et de la dégradation des conditions de travail, le travail infralégal engendre une concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises respectueuses de la législation, tout en privant l’État de recettes fiscales et sociales. Pour les travailleurs, les perspectives d’évolution professionnelle sont limitées, et les risques d’exclusion sociale accrus. Cette situation les éloigne également des dispositifs de formation professionnelle. Pour y remédier, plusieurs pistes sont envisagées : renforcer les inspections du travail, revaloriser financièrement les métiers essentiels et mieux informer les travailleurs migrants sur leurs droits.

2.      Activer sans protéger : une idéologie sous tension

Ces évolutions s’inscrivent dans une logique d’activation des travailleurs qui dépasse les frontières belges. Inspirée par les recommandations européennes (Parlement Européen, 2025) et dictée par des impératifs budgétaires, cette logique repose sur un postulat simpliste : le chômage résulterait essentiellement d’un manque de motivation individuelle. Dans cette perspective, l’insertion professionnelle devient une course d’obstacles où l’effort personnel est glorifié, tandis que les soutiens structurels à la réussite — formation, accompagnement, stabilité sociale — s’amenuisent.

Les demandeurs d’emploi ne sont dès lors plus perçus comme des citoyens à soutenir, mais comme des individus à surveiller, à évaluer, à « activer », dans une logique de contrôle et de responsabilisation. Comme le soulignait déjà le sociologue Robert Castel (2003), une activation dissociée du renforcement des droits sociaux ne fait qu’aggraver la précarité de ceux qu’elle prétend « aider ». Ce glissement transforme les politiques sociales en instruments de conditionnalité et les travailleurs sociaux en rouages d’un système qui culpabilise plutôt qu’il n’émancipe.

Le discours méritocratique, omniprésent dans certaines rhétoriques politiques, renforce cette vision : il suggère que chacun pourrait s’en sortir à force de volonté, d’efforts et de persévérance. Mais cette vision occulte les fondements inégalitaires des trajectoires sociales. Comme l’a montré Pierre Bourdieu dans La Noblesse d’État (1989), ces trajectoires ne reflètent pas seulement la motivation individuelle : elles sont profondément conditionnées par l’accès différencié aux capitaux économique, culturel et social, ainsi que par l’habitus, cet ensemble de dispositions incorporées qui façonnent nos manières d’agir, de penser, et même d’aspirer. Tout le monde ne dispose pas des mêmes codes, des mêmes repères, ni des mêmes chances de « jouer le jeu » de l’insertion.

Confrontés à des dispositifs standardisés, les individus ne sont donc pas équitablement armés. Certains maîtrisent les codes implicites du monde professionnel ou administratif, d’autres en sont exclus. Loin de récompenser le mérite, le système reproduit les inégalités tout en les rendant invisibles.

À cela s’ajoute ce que la sociologie féministe nomme le travail invisible : les tâches domestiques, éducatives ou de care, largement assumées par les femmes, qui restent exclues des critères d’évaluation de l’« insertion ». Pourtant, ce travail est essentiel au fonctionnement de l’économie et de la société. Il mobilise temps, énergie, compétences… sans jamais être reconnu ni valorisé. L’exigence de « disponibilité à l’emploi », souvent condition d’accès aux droits, fait totalement abstraction de cette réalité.

L’individualisation des responsabilités va de pair avec une forme de violence symbolique : elle pousse les personnes précaires à intérioriser leur situation comme un échec personnel, un déficit de mérite, plutôt qu’à percevoir les logiques structurelles qui les entravent. Ce glissement idéologique produit une injonction paradoxale : il faut se rendre « employable », mais avec toujours moins de droits, moins de sécurité, moins de ressources — dans un marché du travail fragmenté, incertain et souvent discriminant.

Le récit méritocratique fonctionne ainsi comme une grille de lecture morale du social, permettant de légitimer des politiques restrictives. Il alimente la stigmatisation des « assistés », tout en occultant les coûts massifs des avantages fiscaux et des niches économiques accordés aux grandes entreprises. L’opposition entretenue entre « ceux qui profitent » et « ceux qui paient » détourne l’attention des véritables mécanismes d’accaparement des richesses.

Ce que révèle ici la sociologie, ce n’est pas seulement l’inefficacité de ces politiques, mais leur capacité à naturaliser l’injustice sous couvert de « bon sens ». Dans ce cadre, l’émancipation n’est plus un objectif collectif, mais une épreuve individuelle, réservée à ceux qui disposent déjà des ressources pour la surmonter.

Un système qui crée ses exclus : vers une synthèse

Les obstacles à l’emploi mentionnés, bien que variés, convergent vers une même réalité : l’insertion professionnelle est un parcours semé d’embûches, nécessitant des politiques publiques ambitieuses, coordonnées et pensées à partir des réalités vécues.

Pendant que les chercheurs d’emploi naviguent à vue entre discriminations, freins à la mobilité, garde d’enfants compliquée et méconnaissance de leurs droits, les responsables politiques semblent s’accorder sur une priorité unique : « rendre le travail plus attractif »… sans le rendre plus digne.

Derrière les formules-chocs, une réforme de fond est en marche : dès 2026, les nouveaux demandeurs d’emploi devront avoir travaillé un temps certain pour pouvoir prétendre à des allocations. Mais sur le terrain, nombreux sont ceux qui redoutent une casse sociale.

Pour les syndicats et les structures d’insertion socioprofessionnelle, la réforme va trop loin, trop vite. Les droits des chômeurs sont limités, sans garantir un accompagnement adéquat en qualité et en quantité. Cela ne favorise pas la création d’opportunités réelles et légales pour les demandeurs d’emploi. Ces organisations rappellent que les « effets de seuil » — perte de plusieurs aides en reprenant un emploi — concernent près d’un tiers des allocataires.

Cette fragilité est particulièrement visible dans le cas des contrats article 60, longtemps présentés comme un tremplin vers l’emploi. Or, la réforme du chômage annoncée pour 2026 risque d’en compromettre profondément l’efficacité. Comme l’explique Carlo Caldarini, « les nouveaux critères, qui seront appliqués à partir de janvier 2026, font qu’à partir de cette date, les contrats article 60 auront une durée d’un an et n’ouvriront droit qu’à une seule année de chômage. Beaucoup de ces travailleurs et travailleuses seront alors éjectés du chômage après seulement un an, et retourneront vers le CPAS qui leur proposera à nouveau un contrat d’un an, et ainsi de suite… ». Ce cycle répétitif — contrat, chômage, retour au CPAS — menace de transformer un dispositif d’insertion en un mécanisme de précarisation institutionnalisée.

Certes, selon le baromètre 2024 de l’UCM, plus d’un quart des entrepreneurs wallons peinent à recruter, notamment dans les métiers techniques, les soins et la logistique. Mais seuls 12 % des PME mettent en place des formations internes structurées. Comme si le système attendait des profils « prêts à l’emploi », sans leur donner les moyens de le devenir.

Cette contradiction est également soulignée par Nadine Janssens, qui observe : « L’étude du Forem sur les métiers en tension et en pénurie reprend les “griefs” formulés par les employeurs quant aux candidatures reçues. Un pourcentage important — aux alentours de 70 % — tient au “manque de mobilité” et au “manque d’expérience” de la personne, tandis qu’une part similaire des emplois proposés le sont en intérim. Selon les secteurs, cette part atteint même parfois plus de 80 %. »

Or, c’est justement ces formules à durée déterminée ou en intérim qui rendent difficile l’acquisition d’expérience, la stabilisation géographique et la projection à long terme. Le marché du travail attend des travailleurs qu’ils soient immédiatement opérationnels, mobiles, disponibles… tout en leur offrant des conditions précaires, discontinues et peu propices à la construction d’un avenir. Une contradiction structurelle, où l’exigence de flexibilité masque une absence de réciprocité.

Pris entre les injonctions politiques à l’activation, les exigences patronales, les effets de seuil et l’usure des dispositifs d’insertion, le chercheur d’emploi devient la variable d’ajustement d’un système qui organise lui-même l’instabilité qu’il prétend combattre.

Quand on lui demande ce qu’il pense de la réforme à venir, Yacine, 26 ans, en formation dans un CISP de Namur, lâche un sourire désabusé : « On veut me pousser vers un job… mais les patrons ne me laissent pas passer la porte. Et si je refuse un poste trop loin ou mal payé, je perds tout. Ça, c’est motivant ? »

Comprendre pour mieux agir

Pour les travailleurs sociaux, les défis rencontrés par les demandeurs d’emploi ne sont pas nouveaux. Mais ils prennent aujourd’hui une forme plus aiguë : fragmentation des parcours, pression à l’activation, annulation progressive des droits et logique de sanction croissante. Dans ce contexte, il ne suffit plus de « motiver » ou de « remobiliser ». Il faut comprendre en profondeur ce qui freine, ce qui décourage, ce qui épuise.

Pour certaines personnes, l’idée même de travailler peut apparaître non pas comme une opportunité, mais comme un sacrifice. Ce paradoxe, que vivent de nombreuses personnes, ne se résout pas par des incitations individuelles ou des discours de responsabilisation. Il nécessite un accompagnement ancré dans la réalité, critique dans sa posture, et pragmatique dans ses outils.

Accompagner, dans un tel cadre, c’est donc refuser les jugements hâtifs. C’est aussi revaloriser le rôle de l’acteur social : non pas simple relais de dispositifs institutionnels, mais acteur de médiation, de traduction et de créativité sociale, et parfois, de résistance éthique.

Voici, dans cette optique, quelques pistes concrètes que les travailleuses et travailleurs sociaux peuvent mobiliser pour mieux accompagner les demandeurs d’emploi.

1.      Analyser les budgets et faire des simulations

Une des premières démarches essentielles consiste à aider les personnes à comprendre les implications financières concrètes du retour à l’emploi. Beaucoup hésitent à accepter un travail, non par manque de volonté, mais parce qu’elles anticipent des pertes d’aides sociales ou des coûts supplémentaires. Ces craintes sont souvent légitimes et rationnelles.

Dans cette perspective, réaliser une simulation détaillée permet de comparer le revenu net avant et après l’emploi. Des outils comme le simulateur du SPF Intégration Sociale (REDI) ou les calculateurs proposés par certains CPAS aident à visualiser l’impact réel d’un emploi sur le budget du ménage. Cette étape permet d’objectiver les choix, de poser des chiffres sur des craintes, et parfois d’identifier des solutions pour alléger les charges (tarif social, primes, exonérations, abonnements, etc.).

Par ailleurs, le travail ne se résume pas au salaire. La proximité d’un lieu de travail, son ambiance positive, la possibilité de concilier vie de famille et emploi ou encore des perspectives d’évolution peuvent, selon les cas, compenser un revenu modeste par un confort de vie plus grand.

L’enjeu est particulièrement fort au moment du retour à l’emploi. Comme le rappelle Marie Castaigne, « l’accompagnement au début de l’emploi est primordial, c’est la période la plus compliquée pour un nouveau travailleur et les aides qui peuvent permettre de passer le cap des premières années plus facilement seront essentielles. »

2.      Identifier les aides à l’insertion professionnelle

Face à la complexité des dispositifs existants, il est essentiel que les travailleurs sociaux soient non seulement bien informés, mais aussi capables d’orienter chaque personne vers les aides les plus pertinentes pour sa situation. Ces dispositifs peuvent constituer de véritables leviers lorsqu’ils sont mobilisés au bon moment et articulés dans le bon cadre.

Parmi les outils à connaître, les articles 60 et 61 permettent aux CPAS de proposer un contrat de travail à des personnes exclues du marché de l’emploi, afin qu’elles puissent retrouver des droits sociaux et une stabilité progressive (Bruxelles J, 2024). Le Plan Impulsion, en vigueur en Wallonie, soutient la réinsertion professionnelle en octroyant des primes à l’embauche pour les demandeurs d’emploi de longue durée. À Bruxelles, les stages « First » offrent aux jeunes sans expérience une première immersion dans le monde professionnel, accompagnée d’un encadrement spécifique. D’autres dispositifs, comme les chèques formation, le tutorat en entreprise (IRFAM, 2025), etc. facilitent l’accès à des apprentissages ciblés, tandis que le programme Tremplin indépendant propose un accompagnement personnalisé pour celles et ceux qui souhaitent se lancer dans l’entrepreneuriat.

Ce maillage d’aides non exhaustif qui concerne tant les travailleurs et les travailleuses que les entreprises constitue un potentiel d’action précieux, à condition d’être mobilisé avec discernement. Car s’il peut favoriser de véritables parcours d’insertion, il arrive aussi que certains dispositifs soient détournés, notamment lorsque des employeurs peu scrupuleux profitent des aides publiques avant de se séparer des personnes engagées, une fois les subventions épuisées. Comme le souligne Nadine Janssens, « Ces dispositifs peuvent parfois s’ériger eux-mêmes en pièges lorsque des entreprises les utilisent avant de “jeter” le travailleur ou la travailleuse à la fin. » Ce constat renforce la nécessité d’une veille constante et une lecture attentive des critères d’accès. Car tous les demandeurs d’emploi ne peuvent activer les mêmes leviers, et aucun parcours ne se cale exactement sur un modèle type. C’est dans cette capacité à jongler entre dispositifs, à les adapter, à en traduire le langage que réside aussi le cœur du métier d’accompagnement.

3.      Encourager le développement du réseau professionnel

Le réseau constitue un facteur d’accès à l’emploi souvent sous-estimé. De nombreux demandeurs d’emploi, en particulier ceux issus de milieux précaires, migrants ou peu diplômés, vivent dans un isolement professionnel important. Or, dans un marché du travail où les opportunités passent par des circuits informels, la recommandation ou la rencontre directe pèse parfois davantage qu’un CV bien rédigé.

Les acteurs sociaux peuvent jouer un rôle de catalyseur dans cette dynamique. En orientant vers des événements comme des job datings, des salons de l’emploi ou des forums citoyens — organisés régulièrement par des acteurs tels qu’Actiris ou le Forem — ils permettent aux personnes accompagnées d’entrer en contact direct avec des recruteurs. Il peut aussi s’agir d’un accompagnement plus individualisé, comme la création ou la mise à jour d’un profil professionnel sur LinkedIn, ou l’encouragement à participer à des groupes associatifs ou communautaires qui offrent, même indirectement, des opportunités de socialisation professionnelle, une formule de mentorat ou de jumelage, etc.

Certaines structures vont plus loin, en mettant en place des ateliers de simulation d’entretien ou de mise en situation réelle avec des employeurs. Ces exercices peuvent jouer un rôle essentiel pour des personnes qui n’ont jamais, ou très peu, été en contact avec le monde du travail formel. Le réseau ne se décrète pas : il se construit pas à pas, avec du soutien, des outils accessibles, et une attention portée à chaque opportunité de contact humain.Plusieurs études de l’IRFAM, notamment sur la transition à l’âge adulte des jeunes issus de l’immigration (IRFAM, 2022) et sur les pratiques d’accompagnement à l’emploi (IRFAM, 2018), soulignent l’importance du lien humain, de la mise en confiance, et de la création d’espaces de rencontres structurés et de l’intermédiation dans le monde du travail pour favoriser une insertion durable.

4.      Valoriser les expériences et reconstruire l’estime de soi

Accompagner quelqu’un vers l’emploi, c’est aussi l’aider à croire que c’est possible. Trop souvent, les personnes accompagnées doutent d’elles-mêmes, de leur valeur, de leur légitimité. Cette perte d’estime est le produit de discriminations répétées, de ruptures de parcours, de regards sociaux stigmatisants. Et parfois, des années sans reconnaissance formelle laissent une empreinte lourde à porter.

Pourtant, chaque histoire recèle des compétences : organiser la vie d’une famille, s’investir dans une association, accompagner les devoirs d’un enfant, apprendre sur le tas, pratiquer un sport, gérer un budget serré. Toutes ces expériences, si elles sont reconnues, peuvent être transformées en atouts professionnels. Il ne s’agit pas de les inventer, mais de les faire émerger. Un engagement bénévole, par exemple, peut démontrer une capacité à travailler en équipe, à respecter un horaire, à tenir une responsabilité (IRFAM, 2021). Des compétences transférables qu’il est important de repérer, de nommer, et de valoriser dans un CV ou lors d’un entretien.

Le rôle du travailleur social ne se limite pas à l’accompagnement technique : il touche à la reconstruction identitaire. En aidant à reformuler une lettre de motivation, en réécrivant un parcours avec des mots plus adéquats, on permet aussi à la personne de se réapproprier son histoire. Non pas comme une succession d’échecs, mais comme un chemin traversé avec résilience. C’est dans ce travail silencieux que l’estime de soi peut se restaurer — et que peut naître, de nouveau, une projection vers l’avenir.

Et maintenant ?

Malgré des réformes qui se succèdent depuis des décennies — allégements fiscaux pour les bas salaires, primes à l’embauche, dispositifs d’activation — les pièges et obstacles à l’emploi persistent. Les résultats concrets, eux, restent limités. La prégnance des pièges à l’emploi n’a baissé que marginalement en Belgique ces dernières années, selon une étude menée par l’économiste Stijn Baert. Pour le spécialiste, accepter un emploi pourrait dans certains cas permettre de conserver à peine moins de 10 % du gain net supplémentaire, une fois déduits les impôts, les cotisations sociales et la perte des aides, etc. (Trends Tendance, 2022). Un piège qui, pour certains, rend le retour à l’emploi économiquement insensé.

Le débat sur l’insertion professionnelle s’impose ainsi dans l’espace public. Comme le rappelle Marie Castaigne, « cette thématique est très sensible, car selon la manière de l’envisager politiquement, une solution “facile” — à laquelle nous sommes fortement et fondamentalement opposés — serait de dire qu’il suffit de baisser le montant des allocations. »

Cette mise en garde est essentielle : une rhétorique centrée uniquement sur la responsabilisation individuelle interroge sur sa capacité à réduire les inégalités structurelles. Last but not least, un levier bien plus puissant ne serait-ce pas d’augmenter les salaires des emplois en pénurie ? En effet, rendre le travail « plus rentable » sans revaloriser les salaires ni garantir un accès effectif à la formation, aux transports ou à la garde d’enfants revient à déplacer toute la responsabilité sur les plus précaires.

Dans ce contexte, on s’en doute, les tensions s’accumulent. Certains employeurs, notamment dans les PME, dénoncent une pénurie de main-d’œuvre. Mais derrière ces plaintes émergent d’autres réalités : conditions de travail éprouvantes, faible reconnaissance, manque de perspectives.

Entre attentes politiques, contraintes patronales et dispositifs d’accompagnement saturés, le chercheur d’emploi devient parfois la victime d’un système fragmenté et incohérent. Comme le résume Nora, bénéficiaire d’un article 60 à Liège, « si tu échoues, c’est que tu n’as pas voulu. Mais personne ne regarde si tu pouvais vraiment réussir. »

Pour les entreprises à la recherche d’une main-d’œuvre fiable et durable, il s’agit fortement de réfléchir à la revalorisation financière des postes essentiels, ainsi qu’à l’accueil dans l’entreprise d’un personnel qui fait défaut, et de faire porter, ailleurs, les réductions de dépenses, sachant que le turn-over des travailleurs est davantage usant pour l’organisation et son image.

Pour les chercheurs d’emploi, le défi reste entier : retrouver une place dans une société qui valorise le travail en discours, mais le rémunère parfois trop mal pour en vivre dignement.

Et pour les professionnels de l’accompagnement social, l’enjeu est immense : reconnaître la complexité des situations, écouter sans juger, et transmettre un espoir réaliste, sans sombrer dans l’illusion ou l’injonction. Leur rôle d’intermédiation entre le public en demande de travail et les entreprises en recherche de main-d’œuvre est essentiel, autant que rare dans l’écosystème actuel de la formation pour adultes.

Et c’est justement là que la société civile a un rôle essentiel à jouer : non pas pour compenser les déchirures d’un système défaillant, mais pour les nommer, les contester, et y résister. Créer de nouvelles alliances inouïes : associations, syndicats, collectifs d’usagers, mouvements citoyens, médias et entreprises… ces forces collectives ne défendent pas seulement des individus, elles défendent une vision du travail fondée sur les droits, la reconnaissance et la justice sociale.

Dans un contexte où les politiques publiques, enfin, tendent à culpabiliser les personnes privées d’emploi plutôt qu’à transformer les structures qui les enferment, il devient urgent de réaffirmer que la dignité ne dépend ni d’un contrat de travail ni d’un taux d’employabilité. Elle est inconditionnelle.

Ce n’est pas aux individus de s’adapter à un système fragmenté, c’est au système de se rendre enfin à la hauteur des vies qu’il prétend organiser. La société civile, en refusant les discours simplistes et les solutions punitives, reste l’un des derniers remparts face à cette logique d’abandon.

Si accompagner, c’est orienter, encore faut-il qu’il y ait un chemin. Mais si accompagner, c’est aussi écouter, défendre, dialoguer et lutter, alors il y a là, peut-être, une voie de résistance face à ces logiques qui, sous couvert d’efficacité, oublient l’essentiel : la dignité.


[1]   Les discriminations liées à la non-reconnaissance des diplômes étrangers est un sujet travaillé par l’IRFAM qui annonce une prochaine analyse quantitative d’impact en Wallonie, à diffuser sur son site en 2026.

Altay Manço, Fadwa Dabbouz, Justyna Zawistowska