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Et si migrer n’était pas l’unique solution ? Mokpokpo, une fabrique d’espoir

Lucie Antoniol

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2025.

Pour citer cette analyse
Lucie Antoniol, « Et si migrer n’était pas l’unique solution? Mokpokpo, une fabrique d’espoir», Analyses de l’IRFAM, n°10, 2025.

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Le projet Mokpokpo (le nom signifie « espoir » en langue éwé) est une initiative de développement solidaire qui implique des citoyens du Nord (principalement des résidents belges et grecs) qui se mobilisent depuis près de quatre décennies pour soutenir les habitants d’une douzaine de villages enclavés dans la région de Hékpé, à environ 80 km de Lomé, la capitale du Togo. Ce projet vise à lutter contre la pauvreté en abordant des problématiques clés telles que l’accès à l’eau, l’accès aux soins de santé et à l’éducation.

Une précédente analyse de l’IRFAM met en lumière l’émergence de cette coopération entre citoyens du Nord et du Sud qui va au-delà des actions d’aide au développement traditionnelles des grandes ONG. Elle souligne l’importance des interactions directes et de la solidarité entre groupes d’individus. Un des principaux défis liés à ces initiatives est d’adapter les projets aux réalités locales, aux attentes des populations concernées et au respect de leurs traditions. La présente analyse évoque également l’évolution dans la perception de la coopération au développement de la part des citoyens du Nord. Elle est passée d’une approche unidirectionnelle à une dynamique de partenariat. L’IRFAM souligne, dans ses travaux sur les relations nord-sud, la nécessité de prendre en compte les besoins et les aspirations des populations locales pour garantir l’efficacité et la pérennité des projets de développement. Elle questionne ainsi le rôle des ONG traditionnelles dans ce contexte (Boateng, 2020).

Cette analyse a pour but de documenter une réflexion critique sur le don qui mettrait en perspective les avancées du projet Mokpokpo et la dynamique de changement qui résulte de cette relation de citoyens à citoyens entre le Nord et le Sud de la planète. L’apport mutuel des populations mises en dialogue est ainsi riche en savoir-faire relatifs, notamment, à la résilience climatique, à la sobriété économique et aux migrations par dépit qui pourraient, à l’avenir, trouver leur application dans le Nord, aussi bien que dans le Sud.

Le don comme fondement du lien social

Une réflexion approfondie sur le don met en lumière sa complexité en tant que phénomène social. En effet, le don est au cœur des relations humaines, structurant les liens sociaux et les identités des citoyens. Marcel Mauss, dans son ouvrage Essai sur le don (1925), l’acte du don comme un « fait social total », impliquant des dimensions économiques, juridiques, morales et également spirituelles. Cette dynamique crée un lien durable entre les individus, un lien fondé sur la réciprocité et la reconnaissance mutuelle.

Le don est en effet l’instrument de démarrage d’un lien social. Il établit un lien de confiance et il définit l’identité des parties en présence. Car le don (de biens ou de services) est toujours un don de soi (symbolique ou concret comme dans le cas de dons de sang et dons d’organes ou même du don de temps). Il implique l’identité du donateur qui s’imprime sur celle du receveur : nous sommes humains, nous nous reconnaissons l’un dans l’autre. Le don accélère et consolide une dynamique relationnelle multiphase : le don à proprement parlé, son acceptation et un effet futur du geste en termes de retour ou de contre-don.

Il est crucial de laisser ouverte la possibilité d’un contre-don, si l’on ne veut pas humilier le receveur ou le mettre mal à l’aise (par exemple si le don est trop grand, trop important et le met ainsi dans l’impossibilité d’un contre-don d’une valeur symbolique commensurable).

Refuser un don, en revanche, serait refuser d’entrer dans une relation. Cette fin de non-recevoir peut être motivée par la crainte d’une dépendance future, surtout lorsque le contre-don n’est pas organisé, ou que le don semble démesuré, afin de sauvegarder l’équilibre de la relation. Donner et ensuite refuser un contre-don, pourtant prévu, sera aussi humilier le receveur, ne pas lui reconnaître un statut égal ni la possibilité de prendre à son tour le rôle du donateur. Donner, recevoir et rendre, c’est donc entrer dans un système de communication social sain. C’est être pleinement humain.

L’importance de la relation de don/contre-don

Donner « ça se fait », c’est humain, et ça fait sens. Donner est un besoin, car c’est la seule manière de faire des projets collectifs. Mais on ne peut pas satisfaire ce besoin avec n’importe qui et n’importe comment : il existe une attente de réciprocité. On soutient non pour obtenir un avantage, mais pour que l’autre coopère. Si l’autre ne peut pas donner à son tour, les projets collectifs ne peuvent pas se réaliser. Ce qui se joue dans l’échange social, c’est la relation même qui unit les partenaires de l’échange : l’existence de la relation et non l’avantage que l’on en tire.

La relation elle-même est en effet un capital, on l’entretient parce qu’on veut compter dessus, sans savoir précisément à l’avance à quelle occasion et pour quoi faire. Donner est un moyen de participer à la construction de la société. On ne donne pas pour obtenir quelque chose de l’autre, on donne pour pouvoir faire quelque chose avec l’autre.

L’empreinte symbolique du don

Le contre-don n’est pas nécessairement équivalent en valeur ou en nature, il peut même être différé vers un autre receveur, mais reste essentiel pour maintenir l’équilibre et la dignité dans la relation. Un don trop important ou sans possibilité de réciprocité peut placer le receveur dans une position d’infériorité. Ainsi, le don engage les identités des deux parties et nécessite une certaine symétrie pour préserver l’harmonie sociale.

La réciprocité ou l’immédiateté des dons n’est pas autant nécessaire que leur circulation ou transmission. Pensons à une famille : on donne la vie à des enfants, sans en attendre un retour direct. Autrement dit, l’attente en retour des parents peut être diffuse, différée, dématérialisée, symbolique et identitaire. Elle peut viser la transmission d’une identité familiale à une descendance ultérieure.

Le don exprime aussi le statut social du donateur. Ainsi l’hospitalité ostentatoire et le gaspillage de ressources tendent à élever le statut social des donateurs et à affirmer leur supériorité. Quand le receveur est considéré comme acquis, le don marque l’empreinte du donneur, son influence, voire sa domination.

Ce phénomène explique aussi qu’en donnant trop et/ou en dépréciant les biens et services rendus (« Mais non, ce n’est rien ! C’est naturel ! ») on peut déclencher l’hostilité des receveurs, ou une acceptation cynique et moqueuse qui met, elle aussi, en danger la relation. Les échanges sociaux sont donc aussi des phénomènes profondément ambigus : ils intègrent aussi bien la sociabilité que la conflictualité, tant l’amour qu’une violence potentielle. Ne dit-on pas : la main qui donne est aussi la main qui ordonne ?

C’est à travers la relation de don et contre-don que se forment l’identité et le statut social des partenaires. Quand les dons sont équilibrés par des contre-dons, quand le réseau fonctionne bien, il engendre la confiance et le désir de loyauté. Faire confiance équivaut à mettre l’autre dans le processus de nous démontrer que nous avons eu bien raison de lui faire confiance : on amorce ainsi un cercle vertueux d’équité et de bienfaits.

Contraste avec l’échange marchand

L’échange marchand, une fois la transaction d’argent achevée, libère, en général, les deux parties de tout lien social, d’attentes sur l’avenir, d’obligations et de dette future. L’attrait de l’échange marchant réside souvent dans cette forme de liberté par rapport aux liens complexes d’obligations sociales. Alors que dans l’échange de cadeaux, les biens servent de vecteurs et promeuvent plus directement le lien social. Dans l’échange marchand ordinaire, c’est à l’inverse : le lien social (le sourire de la crémière) peut être instrumentalisé au profit de la vente. Ceci explique le succès du marketing de réseau qui fonctionne sur la confusion entre promotion des liens sociaux et vente de biens et de services. On invite un réseau d’amis à une soirée (marchande, sous couvert de sociabilité) où ils se sentent obligés de faire des achats pour exprimer leur amitié envers l’hôte, réaffirmer leur statut social et sauver la face. En revanche, il existe aussi des liens marchands de longue durée qui peuvent créer une interdépendance sociale et approfondir une dynamique relationnelle.

Le système de don et contre-don, également, quand il est équilibré, offre aux parties une forme de liberté, en ce qu’il intègre l’individu dans une communauté. Il crée le lien social qui rend possible une vie plus épanouie. Ne rien devoir à personne, éviter toute obligation dans les liens sociaux, ne serait-ce pas une forme d’isolement et d’aliénation ? Et la générosité n’appelle-t-elle pas la générosité ? Elle contribue à la communauté, au bonheur que chacun peut en retirer et réaliser ainsi sa pleine humanité.

Dans cette perspective, le fait de se dérober à l’échange social devient énigmatique : une rupture de la chaîne de dons et de contre-dons demande justification. Pourquoi vouloir s’exiler hors des réseaux d’échanges sociaux ? Selon Godbout (2000), l’être humain est un homo donator, un être social, avant d’être un homo oeconomicus. Les échanges économiques supposent de s’intégrer à des échanges plus totaux et fondamentaux pour se réaliser. Le phénomène social total décrit par Mauss (1925), où circulent simultanément « des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires » est le fait premier.

Les échanges sociaux rentrent dans une logique d’endettement mutuel : on entre dans une relation de réciprocité permanente. L’échange social ne fonctionne pas, comme l’échange marchand, selon le registre de l’équivalence. Si la différence entre rendre et donner s’estompe, elle n’est plus significative, car on est toujours en train de rendre. Pour entrer dans l’échange, il faut accepter d’être en dette ; en effet, on parle parfois de « dette positive ».

Les dons et contre-dons dans la relation de co-développement

Comment ces considérations tirées de la théorie anthropologique du don s’appliquent-elles à la relation de co-développement qui nous intéresse dans cette analyse ? Les rencontres entre citoyens du Nord et du Sud sont l’occasion d’échanges d’idées et de recherche de compréhension mutuelle. C’est aussi l’occasion de développer des savoirs, des savoir-faire et des richesses partagés. C’est ce que l’on appelle le co-développement.

Cette relation d’échanges conduit souvent les parties prenantes à s’interroger sur les évidences. Dans la région d’Hékpé, lors d’une assemblée populaire, une vieille dame a pris la parole pour poser cette question au représentant de l’IRFAM : « Pourquoi fais-tu tant de milliers de kilomètres pour venir m’aider ? » Bien sûr, la pauvreté matérielle interpelle les citoyens du Nord qui se rendent compte que leur confort et leur bien-être sont le fruit d’une longue histoire coloniale et post-coloniale d’exploitation des ressources minérales, naturelles et humaines. La richesse du Nord s’est faite au détriment de celle du Sud global, qui oserait le nier ? Même un désir sincère de rétribution pour les injustices du passé et de diminution des inégalités persistantes peut passer pour suspect auprès de qui a vécu longtemps et se méfie des bons sentiments affichés.

Dans le contexte de la coopération au développement, le don peut parfois être perçu comme un outil de domination, surtout lorsqu’il est unilatéral et sans possibilité de contre-don. Pour éviter cela, il est crucial de concevoir des formes de coopération basées sur la réciprocité, où les bénéficiaires sont également acteurs et contributeurs. Cela permet de respecter leur autonomie et de construire des relations plus équilibrées et respectueuses. Comme le remarque Godbout (2000), « Plus encore que par le marché, c’est par les dons non rendus que les sociétés dominées finissent par s’identifier à l’Occident et perdre leur âme ». Dans le projet Mokpokpo, les partenaires sont très attentifs à cet aspect de la relation. Ainsi, un artiste impliqué dans l’initiative de co-développement y a trouvé une nouvelle source d’inspiration et expose en Belgique des œuvres réalisées en collaboration avec les jeunes des villages togolais. Voilà un échange où tout le monde reçoit quelque chose.

Le don est un acte profondément social qui, lorsqu’il est pratiqué dans un esprit de réciprocité et de respect mutuel, non seulement renforce le groupe impliqué, mais sert aussi de fondement aux liens communautaires et à l’identité collective. Dans le co-développement, il est essentiel de reconnaître cette dimension pour construire des partenariats équitables qui fonctionnent sur la durée. C’est en participant à la réussite du projet, par exemple, en assurant l’entretien du matériel et des infrastructures, que les villageois peuvent rendre un équivalent de ce qui leur a été donné.

Rappel des caractéristiques socio-économiques de la zone du projet

La région d’Hékpé regroupe une douzaine de villages et hameaux situés sur un plateau avec une végétation de savane arborée. Le climat y est équatorial, avec deux saisons de pluies et deux saisons sèches. Les villages ont été fondés par des chasseurs qui se sont sédentarisés et pratiquent une agriculture de subsistance, ainsi que la culture du coton et de l’ananas à des fins de commerce. La région a subi des événements marquants comme la colonisation allemande et ensuite française qui expliquent en grande partie la situation économique actuelle. De plus, plus récemment, plusieurs sécheresses exceptionnelles ont entraîné des famines et un exode rural des jeunes.

Les villages, qui comptent environ 4000 habitants au total, sont dirigés par une chefferie traditionnelle, avec des chefs, notables et sages, assistés par des responsables des femmes et des jeunes, à titre consultatif. À cela s’ajoute une représentation démocratique plus ou moins fonctionnelle, par le biais de comités de développement villageois dont les membres sont élus. La culture locale est marquée par le christianisme et surtout l’animisme, avec des groupes folkloriques (chants, danses, conteurs) et des activités sportives. Le football y est très populaire.

Les opportunités d’éducation sont limitées. La zone compte cinq écoles primaires et une école secondaire. Ces écoles ne sont pas toutes soutenues par l’État togolais, elles sont souvent le fruit d’initiatives locales. Quand c’est le cas, l’enseignement y est assuré par des bénévoles ou des enseignants très peu rémunérés (en nature et environ 15 € par mois) par les cotisations des parents d’élèves. Étant donné le coût de l’instruction (droits d’inscription, matériel et uniformes scolaires) la priorité est souvent donnée à l’éducation des garçons au détriment de celles des filles.

La population locale est majoritairement agricole, avec des activités de production végétale vivrière et animale (poules, chèvres, moutons, cochons). Chacun produit ce dont il a besoin (huiles, savons, farines). Il n’y a pas de commerces de proximité, les gens se ravitaillent sur l’un des deux marchés hebdomadaires à environ 9 et 15 km hors de la zone. La population s’entraide et se prête des denrées entre-temps. Des coopératives existent, mais leur efficacité est médiocre.

Les infrastructures sont insuffisantes : pistes en mauvais état (elles ont été refaites en 2022), peu d’accès à l’eau (ce qui freine la productivité agricole), peu d’accès à l’eau potable (ce qui favorise les maladies digestives), peu d’installations sanitaires. L’éducation sanitaire et l’organisation communautaire ont été améliorées pour favoriser un développement durable.

Une coopération fondée sur l’écoute et le respect

C’est dans ce contexte qu’un projet de co-développement a été mis sur pied par l’IRFAM, il y a plus d’une trentaine d’années. Une association locale a été cocréée et chapeaute les actions. Elle a, par exemple, initié un dialogue avec les communautés locales et leur chefferie traditionnelle. Une recherche-action à visée évaluative fut ainsi menée en 2018 qui a permis d’actualiser le diagnostic des problèmes majeurs vécus par la population. De manière collaborative, les participants à l’étude ont identifié trois axes prioritaires : l’accès à l’eau, la santé et l’éducation des jeunes. Il était indispensable d’intégrer les approches modernes aux savoir-faire anciens, dans le respect des structures traditionnelles, afin que les améliorations soient effectivement adoptées par la population locale.

Pour briser le cercle vicieux de la précarité, les villageois ont exprimé leur volonté d’agir collectivement, de sortir d’une culture de survie immédiate et de construire un avenir partagé. En effet, la précarité rend difficile d’envisager un futur à moyen et à long terme. Les habitants prennent l’habitude de vivre dans l’immédiateté, s’attelant à résoudre les problèmes d’aujourd’hui et remettant ceux de demain aux soins de la providence. Comme le rapporte l’équipe de l’IRFAM (Abi et coll., 2018) :

« Les personnes interviewées ont relevé des obstacles qui handicapent leur participation aux activités communautaires initiées par les chefs ou le projet. La recherche de l’intérêt personnel et l’individualisme sont pointés du doigt comme principaux obstacles à la participation. Selon eux ces deux éléments sont motivés par le sentiment de perte de temps pour les gens qui participent à une activité communautaire, alors que les autres, pendant ce temps, vont travailler dans leur champ pour leur propre besoin. Ils ont aussi souligné que la plupart des villageois ne vivent qu’au présent, car l’avenir est lointain et hypothétique pour eux. Ces derniers pensent avant tout à eux et leur famille et deviennent de moins en moins solidaires. Pour d’autres, le développement de leur village reste leur souci mineur. Ils veulent assurer leur avenir et celui de leurs enfants tant qu’ils sont encore jeunes. »

Chacun cultive son jardin, et tâche comme il peut de nourrir les siens. Cet individualisme dicté par la précarité fait perdre de vue qu’une action collective et l’entraide mutuelle peuvent aboutir à une amélioration de la situation pour tous. La recherche-action menée par L’IRFAM a permis de coconstruire avec les habitants une structure de gestion de projet qui soit démocratique et parvienne à surmonter l’obstacle du désengagement individualiste.

Intervenir par addition et non par soustraction

La première réalisation a été celle du dispensaire autogéré où un infirmier et une matrone accoucheuse sont à disposition de la population et gèrent une pharmacie. Les habitants, lorsqu’ils étaient gravement malades, par exemple lors d’une crise de paludisme, allaient chez le guérisseur du village pour organiser une cérémonie. Le message du projet a été : « Passez d’abord au dispensaire et faites ensuite votre cérémonie. » Le dispensaire a reçu de l’IRFAM une moto, ce qui permet à l’infirmier d’aller aussi à la rencontre de la population. Il ne s’agit pas de se substituer aux visites des guérisseurs traditionnels, mais d’y ajouter des consultations médicales, afin d’enrichir les pratiques locales. Cette méthode par addition respecte les traditions (herbes médicinales, rites et sacrifices), tout en introduisant des améliorations concrètes.

La question qui sert de guide aux différents projets est « Comment augmenter les revenus de la communauté ? ». Le projet de tourisme solidaire Gododo (« Terre de rencontre ») va permettre de montrer les richesses culturelles et le potentiel des villages à des petits groupes de touristes solidaires grecs et belges qui souhaitent comprendre et contribuer à la dynamique de Mokpokpo. Des logements traditionnels sont construits pour recevoir les touristes et une équipe de femmes est recrutée pour l’entretien des locaux et la préparation des repas et des soirées à thème à destination des visiteurs du Nord. Ces logements peuvent aussi servir toute l’année lors de célébrations ou réunions qui impliquent, par exemple, des visiteurs de plusieurs villages (mariages, funérailles, etc.)

Le tourisme solidaire s’inscrit dans la démarche d’éducation permanente de l’IRFAM, comme une alternative à la solidarité nord-sud organisée par les grandes ONG traditionnelles. Dans le cadre de ce micro-projet, les actions directes et la gestion transparente inspirent confiance au groupe de soutien en Belgique qui contribue à l’action par des dons et en participant à des activités culturelles et sociales organisées par l’IRFAM. Quant aux personnes qui choisissent de faire le voyage de rencontre interculturelle au Togo, elles suivent une préparation approfondie : un temps de formation avant et un moment d’évaluation après, afin de pouvoir gérer de manière positive les chocs interculturels que la visite dans la zone du projet pourrait susciter. En effet, l’image médiatique misérabiliste de l’Afrique ne correspond pas à la réalité locale. Les sourires, la joie et l’optimisme sont ce qui frappe au premier abord tout visiteur. La communauté villageoise togolaise peut en effet apporter beaucoup à leurs partenaires belges : prise de conscience du caractère précieux de l’eau, rapport au temps apaisé, qualité de l’attention à l’autre dans la rencontre et une ouverture vers un mode de vie ancré dans le symbolique, la spiritualité et le rapport aux ancêtres, sobriété et simplicité des modes de vie. Ces biens immatériels précieux existaient aussi en Europe, mais se sont effacés petit à petit, à la suite de la révolution industrielle. Le but de la visite n’est pas seulement de faire du tourisme alternatif, mais plutôt de former des ambassadeurs du projet qui, une fois leur engagement renforcé par une ou plusieurs visites sur le terrain, vont pouvoir communiquer leur enthousiasme à d’autres citoyens solidaires potentiels dans leur réseau de connaissances.

L’agroécologie comme source de revenus pour la communauté

Dans l’optique de l’éducation permanente, une rencontre solidaire et interculturelle est aussi un processus qui amène du changement de part et d’autre. Si un développement des infrastructures socio-économiques (eau, revenu, éducation, santé) est nécessaire pour mener une vie libre et digne, il est clair qu’au-delà de la satisfaction de ces besoins de base, la croissance économique et industrielle effrénée qu’ont connue les pays du Nord n’est pas un modèle à suivre aveuglément, car il apporte inévitablement son lot de problèmes environnementaux, sociaux et sanitaires. Le projet Mokpokpo est aussi un laboratoire de recherche pour expérimenter d’autres formes de prospérité, fondées sur une gouvernance commune, locale et à échelle humaine. Il permet de développer un style de vie plus juste pour les habitants dans le respect de leur environnement.

Inspirés par le projet Songhaï, un centre de formation et de production agroécologique au Bénin voisin, auquel les habitants de la zone de Hékpé ont rendu visite, les chefs de villages togolais ont décidé de créer un centre de formation et de production agricole similaire. Il s’agira d’apprendre des méthodes de fertilisation des sols et d’amélioration des cultures pour produire un surplus de nourriture transformable et commercialisable sur les marchés locaux et donc, générateur de revenus pour la collectivité.

Les partenaires du Nord apportent en cadeau du matériel agricole. En contrepartie, la population locale met à disposition du projet un terrain de 17 ha et s’engage à soutenir la réussite de l’initiative par leur travail bénévole et leur engagement. Ce n’est évidemment pas le meilleur terrain : les bonnes terres sont déjà cultivées. Il faudra donc assainir un marécage, alléger une terre trop argileuse et installer des infrastructures d’irrigation. Des retenues d’eau vont être construites pour pallier le manque d’eau chronique. Parmi les citoyens solidaires de Belgique et de Grèce, certains sont des professionnels (retraités) qui peuvent contribuer directement, par leur savoir et savoir-faire aux projets commun : ingénieur agronome, banquier, kinésithérapeute, médecin, enseignant, artiste, constructeur.

Comme cela avait été fait pour le dispensaire et pour l’action d’éco-tourisme solidaire, une nouvelle équipe locale de gestion du projet agricole est créée avec le soutien et l’accompagnement administratif d’un coordinateur de professionnel togolais. Six jeunes sont envoyés en formation au centre Songhaï, au Bénin, avec pour mission de revenir partager les nouveaux savoir-faire agroécologiques dans la zone de Mokpokpo, notamment la pisciculture et l’utilisation du compost et du fumier animal pour fertiliser les sols.

Pour amener plus de cohésion sociale et motiver la jeunesse à s’investir dans le développement du village, lors des congés scolaires, les partenaires du projet décident également d’organiser des activités culturelles mensuelles : par exemple, des projections de documentaires vidéos sur l’écologie suivie de discussions, la constitution d’une bibliothèque, etc.

Le projet Mokpokpo comme laboratoire de résilience climatique

Le contexte global du changement climatique offre un cadre pertinent dans lequel repenser les rapports économiques nord-sud. Reconnaître la responsabilité historique des pays industrialisés dans les émissions de gaz à effet de serre implique un engagement à rétablir plus de justice et d’équité dans les rapports entre états et dans les échanges marchands.

La coopération au développement traditionnelle s’est faite en majorité sous forme de prêts sous conditions, notamment celle d’adopter les programmes d’ajustement structurel du Fonds Monétaire International. Ces prêts ont conduit les Etats bénéficiaires à des dettes abyssales qui les privent de leur souveraineté et ne leur permettent pas d’investir suffisamment dans les besoins de base (santé, éducation et développement des entreprises locales). Combiné à cela, la présence à la tête de nombreux pays de décideurs corrompus, pratiquant le clientélisme électoral, a conduit à un bilan peu réjouissant des soixante dernières années de l’aide internationale : dépendance économique et mal développement.

Or la prise de conscience écologique actuelle est l’occasion d’un moment d’éveil : face aux problèmes planétaires de la dégradation de l’environnement, des extinctions de masse, de la diminution de la biodiversité et de l’augmentation des gaz à effet de serre, nous réalisons que nous sommes tous interdépendants. Pour faire face à ces défis, les citoyens de tous pays sont invités à construire avec leurs « voisins planétaires » des relations basées sur la réciprocité, la reconnaissance mutuelle et la justice.

Quand les Belges se plaignent d’un été sec, d’une inondation ou d’une panne d’électricité ne peuvent-ils pas apprendre de leurs partenaires africains en termes de robustesse, d’adaptation à vivre dans des environnements hostiles, d’agilité, de résilience et d’imagination de formes d’organisation sociale solidaires ? La gouvernance locale de projets de souveraineté alimentaire peut s’appliquer aussi bien au Sud qu’au Nord. La valorisation de savoir-faire artisanaux et de savoir-être sociaux est aussi un apport précieux.

Les malheurs et les injustices dont les individus font l’expérience et auxquels ils résistent mettent en relief les fissures d’une architecture contrôlée par un système économique inégal que nous avons internalisé. Dans ces fissures naissent des alliances improbables, des formes de coopération et des actes créatifs de défiance citoyenne à l’égard de ce système qui les opprime ou les oublie à la marge.

La conscience de notre vulnérabilité commune peut devenir le catalyseur d’une résilience collective. Reconnaître cette possibilité, malgré sa fragilité, c’est apercevoir les barreaux de nos cages et s’apercevoir qu’ils portent des ombres, justement, parce qu’il y a une lumière au-delà de cette cage. Une autre organisation économique qui ne serait pas fondée sur l’exploitation et l’extraction sans lendemains a existé dans le passé, elle est donc possible dans l’avenir, sous forme de systèmes d’échanges et de valeurs monétaires locales, par exemple.

Dans cette dynamique, les migrants ont aussi un rôle à jouer. Ceux que les études et l’exercice de leur profession ont conduits à la capitale peuvent jouer une fonction de représentation des projets de développement des villages, auprès des autorités de l’État, afin d’obtenir leur reconnaissance en tant qu’initiative de la société civile ou comme ONG locales. Ceux qui se sont expatriés peuvent tirer parti de leur expérience des différents modes de vie pour (se) réinvestir « au pays » et extraire « le meilleur des deux mondes », comme le souligne une analyse récente de l’IRFAM sur le rôle de la diaspora sénégalaise (Afana, 2025). On sait que les flux d’argent, de matériel et de savoir-faire de la diaspora sont d’une grande importance pour soutenir le bien-être des familles. Plutôt que de servir à seulement à satisfaire des dépenses en biens de consommation, ils pourraient aussi servir à soutenir des initiatives locales et des investissements générateurs de revenus dans un fonctionnement cohérent avec la résilience climatique.

Des projets modèles comme Songhaï et Mokpokpo qui s’en inspire ont la vocation d’essaimer dans d’autres communautés. Avec leur structure de gestion démocratique et inclusive, les différentes réalisations de Mokpokpo donnent tout leur sens aux mots « solidarité » et « espoir ». Plus que cela, Mokpokpo met ses participants en action dans la confiance mutuelle : il est générateur d’espoir en l’avenir, aussi bien pour les citoyens désillusionnés du Nord que pour les citoyens résilients du Sud, pour qui, dès lors, la migration cesse d’être « l’unique possibilité » pour sortir de la logique de survie.

Bibliographie

Abi S. Folly D. et Amoranitis S. (2016), Des citoyens du Nord et du Sud s’engagent. Un projet d’autodéveloppement interculturel au Togo, Liège : IRFAM.

Afana J. M. (2025), « Thilogne, ville verte ou l’impact d’une association belge au Sénégal », Analyses de l’IRFAM, n° 5.

Boateng R. (2020), « Mokpokpo, un retour du citoyen au cœur de la solidarité ? », Diversités et citoyennetés, n° 55, p. 12-18.

Godbout J. (2000), Le don, la dette et l’identité : homo donator versus homo oeconomicus, Paris : La Découverte.

Mauss M. (1925), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris : PUF.

Lucie Antoniol