Une existence contrainte à la dépendance : immigration par mariage des femmes turques

Gülsüm Tarçın, Altay Manço, Christina Cerfontaine
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2025.
Pour citer cette analyse
Gülsüm Tarçın, Altay Manço, Christina Cerfontaine, « Une existence contrainte à la dépendance : immigration par mariage des femmes turques », Analyses de l’IRFAM, n°8, 2025.
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En Turquie et dans sa diaspora en Europe, de nombreuses femmes et hommes sont contraints à des mariages qui répondent moins à un désir individuel qu’à une exigence familiale. Le droit de choisir leur destin conjugal leur est nié. Les attentes familiales exercent une pression sur l’orientation de leur vie. L’homme est tenu de gagner sa vie. La femme incarne la transmission et le soin : elle enfante, éduque et sert. Sa vie s’inscrit dans une logique de dévouement — au mari, à la belle-famille, aux anciens — au prix de sa liberté. Ce modèle perpétue une structure patriarcale où l’existence féminine est confinée à la sphère domestique.
Dans le cadre de la commémoration du 60e anniversaire des accords de main-d’œuvre entre la Turquie et la Belgique, l’IRFAM participe à de nombreuses activités mises en œuvre par les Centres d’intégration en Région wallonne. L’institut a également coorganisé deux conférences au mois de mai 2025, l’une à Namur, l’autre à La Louvière afin de favoriser la diffusion et le débat autour d’une enquête réalisée en 2017 à Bruxelles qui se propose d’explorer les parcours des femmes venues en Belgique par le biais de mariages arrangés. Basée sur des entretiens réalisés auprès de 20 femmes migrantes âgées de 32 à 62 ans, ainsi que de 3 travailleurs sociaux œuvrant au sein d’organisations de la société civile, cette recherche ambitionne de donner une voix à ces femmes turques, souvent invisibilisées par leur condition même. L’objectif est d’analyser non seulement leur vie conjugale et familiale, mais aussi leur intégration sociale, leur apprentissage des langues locales, ainsi que leur accès au marché du travail et aux services sociaux. Ces trajectoires révèlent une réalité souvent marquée par l’isolement, les obstacles linguistiques et une dépendance structurelle qui freine leur émancipation.
L’immigration par mariage de personnes turques vers la Belgique constitue un phénomène social majeur, révélateur de dynamiques complexes entre migrations, famille et rapports de pouvoir. Ces femmes et hommes, vulnérables par leur position au sein d’une communauté régie par des stratégies matrimoniales spécifiques au contexte post-migratoire, affrontent des difficultés importantes dans leur pays d’accueil. Comprendre leurs récits, c’est éclairer les pratiques matrimoniales qui façonnent cette communauté immigrée ainsi que d’autres, et orienter des recommandations pour favoriser l’inclusion sociale et professionnelle. Dans ce travail, il sera spécifiquement question des trajectoires des femmes immigrées. Si certains hommes « importés » par mariage peuvent également être confrontés à des formes de domination, ces dernières s’inscrivent dans des logiques sociales et genrées distinctes. Les femmes, en tant que groupe social, sont systématiquement plus exposées à des rapports de pouvoir asymétriques, à l’intersection des dynamiques migratoires, du genre et de la classe.
Contexte historique de l’immigration turque en Belgique
L’immigration turque vers la Belgique s’inscrit dans un contexte économique particulier, remontant aux années 1950. Malgré une croissance économique, la Turquie faisait face à un chômage persistant et à de fortes inégalités de revenus, exacerbées par une croissance démographique rapide. Pour pallier ces difficultés, le pays conclut des accords de coopération en matière de main-d’œuvre avec plusieurs États européens.
Si le premier accord fut conclu avec l’Allemagne, des accords similaires ont suivi dès 1964 avec la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, l’Autriche, la France et la Suède. Ces conventions ouvrent la voie à une migration dite « de travail », principalement masculine. Environ 75 % des travailleurs turcs envoyés en Belgique étaient déjà mariés, laissant femmes et enfants au pays, dans l’espoir d’un retour prochain.
Peu à peu, ces travailleurs dits « invités » cessent d’être des résidents temporaires. Beaucoup choisissent de s’installer durablement et souhaitent faire venir leurs familles (Gelekçi et Köse, 2011). Ce changement de perspective va se heurter aux politiques migratoires belges mises en place après 1974 qui visaient à limiter les arrivées, renforcer les contrôles, encourager au retour volontaire et restreindre le regroupement familial.
Pourtant, la sédentarisation progresse. Les décennies suivantes marquent l’émergence de différentes vagues migratoires. Leurs enfants et épouse rejoignent les premiers travailleurs dans les années 1970-80. À partir des années 1980 apparaît l’immigration par mariage (Kaya & Kentel, 2008). Cette dernière, d’abord marginale, devient centrale à partir du milieu des années 1980. Elle prend notamment la forme d’unions entre jeunes arrivant directement de Turquie et descendants de la première génération installée en Belgique (Manço & Gerstnerová, 2016).
La migration par mariage
Dès 2005, plus de 80 % des visas accordés aux ressortissants turcs relevaient du regroupement familial par le biais du mariage (Perrin, 2007). Cette tendance se maintient entre 2008 et 2010, avec une proportion stable avoisinant les 75 %, avant de connaître une lente diminution sous l’effet de réformes migratoires plus restrictives (Schoonvaere, 2013).
Ce phénomène s’inscrit dans un contexte historique spécifique marqué par l’arrêt du recrutement officiel de main-d’œuvre étrangère en 1974. Privés de ce canal d’entrée, les candidats à l’émigration turcs ont de plus en plus mobilisé les réseaux familiaux pour contourner les restrictions. Nombre d’entre eux sont ainsi arrivés en Belgique avec des visas touristiques, ont d’abord trouvé un emploi dans le secteur informel, puis ont régularisé leur situation. À partir de la fin des années 1980, l’essoufflement du regroupement familial a ouvert la voie aux mariages arrangés transnationaux, devenus la principale modalité d’entrée sur le territoire belge. Plusieurs chercheurs évoquent le phénomène des « mariages menant à la migration », désignant des unions, souvent intrafamiliales, qui se révèlent des unions orchestrées pour répondre à des objectifs familiaux ou communautaires (Koşar-Akçapınar, 2007).
L’attachement au groupe et le contrôle social façonnent ces trajectoires migratoires. Les réseaux familiaux et communautaires y jouent un rôle central, favorisant une homogénéité matrimoniale marquée. Les mariages arrangés, principalement au sein de la même région d’origine — comme Afyon, Eskişehir, Kayseri, Kars et Trabzon, des zones majoritairement rurales — illustrent cette tendance. Dans ces régions, la norme veut que l’on épouse une personne proche et familière, garantissant ainsi la protection des ressources familiales. Ainsi, une enquête menée entre 2007 et 2008 montrait que 63 % des personnes mariées en Belgique ont pour conjoint un membre de la famille ou un compatriote (Gelekçi et Köse, 2011).
Toutefois, cette homogénéité matrimoniale ne constitue qu’une facette d’un phénomène plus vaste. Dès le milieu des années 1980, la communauté turque en Belgique a mis en place une stratégie d’intégration fondée sur la famille et la communauté. Celle-ci s’est traduite par l’acquisition de biens immobiliers, la création d’entreprises commerciales et le développement d’activités associatives et religieuses (Manço, 2006). Ces initiatives ont largement été soutenues par les réseaux familiaux, tout comme par les nouveaux arrivants issus de mariages transnationaux. Les couples nouvellement formés, souvent constitués par des unions arrangées avec des proches restés en Turquie, s’impliquaient activement dans ces entreprises familiales, contribuant à leur croissance et à leur stabilité économique.
Cette dynamique collective s’est accompagnée d’une redéfinition des solidarités familiales, où le choix du conjoint — souvent issu du même entourage social ou du village d’origine — participe à la construction d’un capital socialtransnational. Ce réseau de liens parentaux renforce à la fois l’intégration économique et la préservation d’un ordre culturel propre à la communauté. Certains chercheurs considèrent ainsi les mariages transnationaux comme une stratégie communautaire, permettant de consolider les ressources économiques, sociales et culturelles du groupe. Dans cette perspective, la migration par mariage ne se limite pas à une démarche conjugale : elle s’inscrit dans une logique plus vaste de reproduction et de renforcement du pouvoir communautaire.
Encore aujourd’hui, l’homogénéité matrimoniale reste très ancrée au sein de la communauté turque en Belgique. Selon Manço (2020), environ 93 % des personnes d’origine turque mariées en Belgique ont pour conjoint un autre Turc, dont trois sur quatre sont directement issus de Turquie. Bien que cette tendance montre des signes de recul depuis les réformes de 2011 — qui imposent notamment un âge minimal de 21 ans, un revenu stable et des conditions de logement adéquates pour accéder au regroupement familial (Taş, 2014) —, elle continue de structurer les pratiques migratoires.
Avec une proportion de mariages migratoires oscillant aujourd’hui entre 40 et 50 %, cette pratique demeure un vecteur central de cohésion familiale et communautaire (Taş et Subaşı, 2017). Plutôt que de s’éteindre, elle évolue en s’adaptant aux nouvelles contraintes légales, sociologiques et économiques, tout en restant profondément enracinée dans l’expérience migratoire turque, selon des observations récentes.
Quand le servage se pare des atours du mariage
« Les belles-filles ne vont pas à l’école, elles ne conduisent pas, elles servent » (Témoin 9).
Dans notre enquête, 16 des 20 femmes interrogées sont originaires des villages d’Emirdağ (province d’Afyon). Majoritairement issues de milieux ruraux, la plupart ont un niveau d’éducation limité à l’école primaire (11 sur 20), tandis que seulement 7 ont terminé le lycée et 2 possèdent un diplôme du supérieur. Peu d’entre elles travaillent (8 sur 20).
La majorité de ces femmes ont été mariées selon la tradition du mariage arrangé (12 sur 20), souvent avec des proches ou des membres de leur communauté d’origine, tels que des cousins (3 sur 20). Ces unions se concrétisent rapidement, sans véritable connaissance préalable du conjoint, sous l’influence des familles. L’âge moyen au mariage est de 18 ans pour les femmes, avec seulement quelques mois séparant la décision du mariage de la cérémonie.
Pour de nombreuses familles migrantes, il est préférable de marier leurs fils à de jeunes femmes venant directement de Turquie, perçues comme respectueuses, soumises et préservées des influences occidentales jugées « corrompues ». Comme l’explique Taş (2014), ces mariages sont souvent considérés comme un « remède » aux comportements jugés déviants des jeunes hommes en Belgique. Les parents espèrent stabiliser leurs fils en les mariant à des femmes qu’ils peuvent contrôler. Les témoignages recueillis illustrent cette instrumentalisation du mariage : « Ils boivent, jouent, prennent de la drogue, leurs parents perdent le contrôle sur leurs enfants. Pour les remettre sur le droit chemin, ils ramènent une femme de Turquie, la marient, et l’utilisent comme une servante » (T7).
Nombreuses sont celles qui ont dû vivre sous le même toit que leur belle-famille, une situation qui complique leur intégration et exacerbe les tensions. Sur les 20 femmes interrogées, 13 ont déclaré avoir été contraintes de cohabiter avec leur belle-famille au lieu de fonder leur propre foyer.
Ce modèle familial est souvent décrit comme patriarcal et patrilinéaire, avec une centralisation des revenus au profit du père ou du mari (Taş et Subaşı, 2017). Même après plusieurs générations, ce schéma persiste : les femmes sont confinées aux tâches domestiques et à la reproduction. L’objectif principal de ces unions semble être la préservation d’un système où la belle-fille sert les intérêts de la famille élargie.
Un autre phénomène ressort des témoignages : l’isolement social des femmes, renforcé par un contrôle de leur accès à l’éducation et à l’emploi. Les familles redoutent que l’acquisition de compétences linguistiques ou professionnelles par ces femmes mène à une indépendance perçue comme synonyme de divorce. « On ne m’envoie pas en cours pour que je ne devienne pas plus consciente. Je suis allée chez ma belle-mère. J’ai voulu aller en cours et trouver un travail, mais ma belle-mère m’en a empêchée. Il fallait quelqu’un pour faire le ménage à la maison, quelqu’un pour la servir » (T19).
Les récits montrent que les violences subies ne sont pas seulement physiques, mais aussi psychologiques, sociales et économiques. La dépendance créée par l’isolement, l’interdiction d’apprendre la langue ou de travailler, ainsi que la précarité administrative, sont autant de formes de contrôle qui fragilisent ces femmes.
« Mon beau-père et mes belles-sœurs disaient : “Elle ne parle pas la langue, elle ne peut même pas tenir la caisse, regarde son apparence, son look, à quoi ça sert qu’elle lise, elle ne sait rien”, mais je faisais tout le travail. Mon mari me frappait, je subissais constamment de la violence. La famille de mon mari me traitait comme une servante. Ils montraient aussi des certificats médicaux pour recevoir de l’argent de manière frauduleuse et travaillaient en même temps dans le magasin. Même quand j’étais malade, ils me faisaient porter les caisses, et lorsque je demandais mes droits, je subissais de la violence de la part de mon mari. Mais quand il me frappait, il n’y avait personne autour. Il n’y avait pas de Turcs, je ne pouvais pas crier » (T10).
En définitive, ces mariages, présentés comme un moyen de perpétuer la tradition ou de résoudre des « problèmes » familiaux, dissimulent une réalité plus sombre : celle d’une exploitation systémique où la belle-fille devient une ressource à exploiter au profit du groupe familial. Les récits que nous avons recueillis témoignent d’un système où l’intérêt familial prime sur le bien-être individuel, aboutissant souvent à des vies marquées par l’isolement, la violence et la désillusion.
Les désillusions
Les épouses venues de Turquie découvrent que la réalité de la vie en Belgique est bien loin des promesses qui leur avaient été faites. Si les témoignages mettent en lumière la dépendance économique, la violence conjugale et la précarité, il importe de souligner une autre dimension de la désillusion : l’isolement culturel et social, qui plonge ces femmes dans une souffrance silencieuse.
L’idéalisation de la vie en Europe de l’Ouest repose sur l’image des migrants turcs revenus temporairement au pays. Qu’ils viennent de Belgique, de France ou d’Allemagne, ils sont perçus comme des modèles de réussite sociale, exhibant voitures, cadeaux et générosité lors de leurs séjours en Turquie. Cette vitrine flatteuse crée un mythe auprès des familles restées au pays, qui rêvent pour leurs filles d’une vie d’opulence en Occident (Koşar-Akçapınar, 2007).
Cependant, ces illusions se brisent rapidement. La réalité que découvrent les jeunes épouses est bien différente : logements précaires, quartiers vieillissants, conditions de vie modestes, isolement culturel et social. « On disait que la Belgique était un eldorado, que l’argent coulait à flots. Mais quand je suis arrivée, il n’y avait même pas un canapé pour s’asseoir, juste un rideau entre la chambre et le salon » (T3).
Beaucoup se retrouvent confinées dans des foyers avec leur belle-famille où elles n’ont ni autonomie économique ni opportunité de s’intégrer à la société belge.
L’arrivée en Belgique s’accompagne d’un choc culturel brutal : architecture grise, isolement linguistique, indifférence d’une société dont elles ne maîtrisent ni les codes ni les repères. « La Belgique était pour moi une prison à ciel ouvert… Je voulais étudier, devenir policière ou enseignante. Mais quand je suis venue ici après mon mariage, personne ne m’a tendu la main » (T9).
Ces propos révèlent un autre type de servitude : celui de l’invisibilité sociale. Ne pas parler la langue, ne pas connaître les institutions, être coupée de tout réseau de soutien… autant de barrières qui limitent leur capacité à se reconstruire une identité propre. La migration ne se vit alors plus comme une promesse, mais comme une mise à l’écart.
Si certaines femmes réussissent à trouver du soutien et à surmonter ces obstacles, la majorité reste prisonnière d’un environnement familial étouffant. L’Europe, loin d’incarner l’idéal d’émancipation espéré, devient pour elles le théâtre d’une marginalisation accrue.
Les femmes qui expriment une satisfaction sont généralement celles qui ont pu accéder à une intégration par le travail ou l’apprentissage de la langue. Taş (2014) relève que celles qui ont bénéficié d’un soutien familial pour s’inscrire à des cours de langue et entrer dans la vie professionnelle se disent bien plus épanouies que celles qui sont restées confinées dans leur rôle domestique. Pour les autres, la vie en Belgique est marquée par un sentiment d’abandon : « “Allons en Belgique pour nous en sortir”. Ils disent que la vie est facile ici, mais ce n’est pas vrai. Parfois, je regrette. J’ai des enfants, personne pour s’en occuper, si j’ai un problème, il n’y a personne avec qui en parler, mon mari est quelqu’un de négligent, il ne travaille pas. Il ne s’occupe de rien, ni des enfants, ni des besoins de la maison » (T3).
Cette réalité quotidienne révèle une souffrance silencieuse et diffuse : celle de la dissociation identitaire, inhérente au processus migratoire. Perdre ses repères, ne plus pouvoir se définir à travers les catégories connues, chercher à en reconstruire de nouveaux dans un environnement hostile peuvent engendrer une fragilité psychologique durable. Lorsque cette dissociation s’opère dans un contexte de tension familiale, d’isolement et de précarité, elle devient le terreau d’un mal-être, parfois pathologique.
L’apprentissage de la langue : entre contrôle familial, enclavement communautaire et barrières structurelles
L’un des obstacles majeurs à l’intégration des femmes turques immigrées par mariage en Belgique concerne l’apprentissage de la langue du pays d’accueil. Selon les résultats d’une étude réalisée en 2008 sur les Turcs en Belgique montrent que le « problème de la langue » arrive en tête, avec 54 % des répondants le citant parmi les principales difficultés rencontrées (Gelekçi et Köse, 2011).
Nos propres observations vont dans le même sens. Les freins à cet apprentissage sont multiples et souvent liés aux dynamiques de contrôle intrafamilial. Dans plusieurs cas observés, les maris et les belles-familles exercent un contrôle strict sur ces femmes limitant délibérément leurs possibilités d’émancipation à travers l’éducation linguistique. Apprendre la langue locale est perçu par l’entourage familial comme un risque menaçant l’ordre patriarcal : une femme qui parle la langue pourrait devenir plus autonome, plus consciente de ses droits et donc potentiellement moins docile. Il apparaît que certaines femmes, dès leur arrivée en Belgique, ont été empêchées de s’inscrire à des cours de langue ou d’avoir accès à des espaces de socialisation, ce qui traduit une volonté explicite de les maintenir dans une situation de dépendance. Plusieurs femmes interviewées évoquent ce contrôle comme un enfermement. « Quand je suis arrivée, j’ai voulu aller à un cours de langue, mais ils ne voulaient pas que j’apprenne quoi que ce soit pour ne pas m’ouvrir les yeux. Deux ans et demi plus tard, ils m’ont trompée et m’ont fait divorcer. Je ne savais pas que c’était un divorce, j’ai signé le papier sans le lire, car je faisais confiance à mon mari » (T8).
Ce témoignage met en lumière l’impact direct de la barrière linguistique sur la capacité d’agir des femmes : ne pas connaître la langue revient ici à ne pas connaître ses droits, à ne pas comprendre les documents signés ni les démarches en cours, ce qui les place dans une situation de vulnérabilité juridique et sociale extrême. Dans cette configuration, l’isolement linguistique devient un outil de domination et de contrôle.
Cet isolement est d’autant plus renforcé par l’enclavement communautaire dans lequel évoluent nombre de ces femmes. Vivant dans des quartiers majoritairement turcs situés notamment à Schaerbeek, elles vivent dans un environnement où la langue turque reste omniprésente : commerces, services médicaux, lieux de culte et de sociabilité. Dans ces « enclaves ethniques », les interactions en français ou en néerlandais y sont limitées, ce qui réduit considérablement la nécessité — et donc la motivation — d’apprendre les langues officielles de la Belgique. Pour certaines, l’absence d’exposition régulière à la langue française ou néerlandaise s’accompagne d’un faible sentiment d’urgence à s’y confronter, dans la mesure où l’ensemble de leurs besoins quotidiens peut être satisfait au sein du réseau communautaire turc. « Je ne ressens pas le besoin d’apprendre le français, car partout où je vais, il y a des Turcs. » Ce phénomène de repli identitaire, bien que sécurisant, freine l’intégration linguistique et, par extension, socioprofessionnelle.
À ces freins sociaux s’ajoutent des obstacles d’ordre structurel. Le français, souvent perçu comme une « langue difficile » en raison de sa prononciation irrégulière et de son orthographe complexe, représente un défi de taille pour des femmes souvent peu scolarisées. La distance structurelle entre le turc et le français — deux langues appartenant à des familles linguistiques très différentes — complique davantage l’acquisition. Ce facteur linguistique se combine à des conditions de vie précaires, à la charge mentale liée à la maternité ou aux violences conjugales, ainsi qu’à un accès inégal aux formations. Plusieurs femmes affirment n’avoir pu apprendre que de manière informelle, par la télévision, le travail ou en aidant leurs enfants pour leurs devoirs, illustrant ainsi le rôle essentiel que peut jouer la socialisation professionnelle dans le processus d’acquisition de la langue. Dans certains cas, ce n’est qu’après une rupture conjugale que ces femmes accèdent enfin à des cours de langue, amorçant ainsi un chemin vers l’autonomie.
Ainsi, si la Belgique propose des dispositifs linguistiques dans le cadre de l’intégration des primo-arrivants, leur efficacité reste conditionnée à la capacité réelle des femmes à y accéder. L’apprentissage de la langue ne peut être pensé indépendamment des rapports de pouvoir familiaux, de l’organisation spatiale communautaire, des inégalités éducatives. Il s’agit d’un processus profondément socialisé, traversé par des enjeux d’identité, de genre et de classe.
L’accès au marché du travail : entre dépendance économique, invisibilité sociale et stratégies de contournement
Si la migration peut représenter une ouverture vers de nouvelles opportunités, elle s’accompagne également de défis considérables, en particulier pour les femmes. C’est le cas des femmes turques arrivées en Belgique dans le cadre du regroupement familial ou du mariage pour qui l’accès au travail rémunéré demeure réservé aux hommes. Bien qu’actrices à part entière du processus migratoire, elles sont fréquemment cantonnées au rôle de « conjointes accompagnantes », une position qui les rend économiquement dépendantes et socialement invisibles.
Dès leur installation, ces femmes se heurtent à un cadre juridique contraignant. L’accès au marché du travail est souvent conditionné à l’obtention d’un titre de séjour ou d’un permis de travail, des démarches longues et complexes. Cette précarité administrative les place dans une situation de subordination économique vis-à-vis de leur conjoint, renforçant ainsi leur isolement. En l’absence de voies légales d’emploi, nombre d’entre elles se tournent vers des formes de travail informel. Cette main-d’œuvre discrète et bon marché représente un avantage pour les employeurs, mais constitue pour ces femmes une exploitation supplémentaire.
Une part significative de ces emplois est concentrée dans des entreprises communautaires, généralement gérées par des membres de la famille du mari : salons de coiffure, cafés, restaurants, snacks, boulangeries, épiceries, magasins de vêtements ou de meubles. La gestion de ces structures repose fréquemment sur des liens de parenté, et l’embauche se fait dans un cercle communautaire restreint. Ainsi, les rares opportunités professionnelles accessibles à ces femmes sont celles qui s’inscrivent dans un réseau d’interdépendance familiale, où les normes culturelles et les injonctions sociales pèsent lourdement sur leurs choix.
« Parce que j’aimais beaucoup mon mari, je faisais tout ce qu’il disait. Quand je suis arrivée, j’ai immédiatement commencé à travailler dans le magasin de sa famille. Mais ils me méprisaient. Ils ne m’ont pas déclarée comme travailleuse officielle, et je ne le savais même pas » (T6).
« Quand je suis arrivée, ma famille ne voulait pas que je travaille. Le salaire de mon mari suffisait, et ils pensaient que si je travaillais, ça augmenterait les impôts. Puis, une femme est tombée malade dans l’entreprise de ma belle-mère, j’ai commencé à faire du ménage » (T7).
Ces récits mettent en lumière l’emprise des logiques communautaires sur les trajectoires professionnelles féminines. L’accès à l’emploi passe par des circuits informels, où la sphère privée dicte les possibles. Originaires pour la plupart de zones rurales, nombreuses sont celles qui n’avaient jamais exercé d’activité professionnelle avant la migration, ce qui complique la valorisation de leurs compétences dans le pays d’accueil.
Leur statut — à la fois précaire sur le plan juridique et marginalisé sur le plan social — les expose à des formes d’abus et de surexploitation. Les emplois qu’elles occupent sont majoritairement peu qualifiés, concentrés dans les secteurs du nettoyage, du travail domestique ou des commerces. Selon Manço (2000), 75 % des femmes turques actives en Belgique travaillent dans ces secteurs, dont plus de la moitié à temps partiel, en particulier celles ayant des enfants à charge. En 2022, 60 % des femmes d’origine turque en âge de travailler n’étaient pas actives sur le marché de l’emploi belge — soit deux fois plus que la moyenne nationale. Cette inactivité concerne surtout les femmes récemment arrivées, tandis que le taux d’occupation atteint 60 % chez celles qui sont nées en Belgique. Pourtant, même lorsqu’elles travaillent, la moitié d’entre elles se trouvent dans les tranches salariales les plus basses, et 55 % occupent un emploi à temps partiel, souvent en raison de responsabilités familiales.
Dans notre étude, 50 % des femmes interrogées étaient sans emploi ou au foyer. Si l’on y ajoute les 24 % d’étudiantes, près de 75 % des répondantes ne participaient pas à la vie professionnelle belge. Cette inactivité n’est pas nécessairement choisie : elle résulte d’un enchevêtrement de freins culturels, institutionnels et structurels. Plusieurs femmes ont évoqué des tentatives d’insertion professionnelle avortées, entravées par le manque de diplômes reconnus, des obligations familiales contraignantes ou encore l’absence d’opportunités accessibles. Certaines expriment un sentiment d’inutilité, de frustration, parfois même de détresse psychologique.
« Ne pas avoir de diplôme valide et ne pas connaître la langue les rend cyniques. Elles ne se sentent pas humaines. Après un certain temps, elles tombent en dépression » (Travailleur social). Ce constat met en lumière une forme d’exclusion plus insidieuse : l’invisibilisation subjective, la perte d’estime de soi, le sentiment de ne pas exister dans l’espace public.
La langue constitue un obstacle majeur à l’insertion professionnelle, auquel s’ajoutent des rôles de genre rigides — soins aux enfants, tâches domestiques — et un faible niveau de scolarisation. Rares sont celles qui parviennent à intégrer un emploi à l’aide des associations ou des dispositifs de formation. Si certaines réussissent à obtenir des allocations de chômage après une période d’activité, leur intégration durable sur le marché du travail reste difficile.
Pourtant, au sein de cette réalité marquée par la précarité, émergent aussi des formes de résistance et de résilience. Certaines femmes réussissent à s’insérer progressivement en mobilisant des ressources individuelles, des parcours atypiques ou encore des réseaux de soutien. Elles trouvent un emploi dans des commerces communautaires, accèdent à des formations, ou s’appuient sur les syndicats pour faire valoir leurs droits.
« Dès que je suis arrivée, j’ai commencé à travailler. J’ai fait du ménage, j’ai intégré une entreprise belge grâce à un responsable turc. J’ai travaillé sans interruption pendant trois ans jusqu’à l’obtention de mon titre de séjour. Cinq ans après mon arrivée, j’ai divorcé, demandé l’aide sociale et travaillé au noir. Je suis syndiquée par nécessité, c’est utile. Il y a eu un licenciement, le syndicat m’a défendue. Le procès a duré cinq ans. J’ai gagné » (T5).
Ces expériences soulignent le rôle déterminant des structures de soutien — syndicats, associations, dispositifs de formation — dans les processus d’émancipation socio-économique des femmes migrantes.
En somme, l’intégration économique des femmes turques en Belgique reste entravée par un faisceau d’obstacles juridiques, linguistiques, culturels et sociaux. Pourtant, loin d’être passives, ces femmes développent des stratégies d’adaptation et de contournement. Leurs trajectoires révèlent à la fois les effets délétères des politiques migratoires restrictives et une capacité remarquable à résister, s’adapter, et inventer de nouveaux chemins d’existence dans un environnement souvent peu favorable à leur inclusion.
Conclusion
Cette analyse met en lumière la diversité des trajectoires de femmes turques ayant migré en Belgique dans le cadre du regroupement familial, en centrant l’analyse sur leur expérience du mariage comme espace de socialisation, de contrôle et parfois d’émancipation. Majoritairement issues de milieux ruraux et faiblement scolarisées, ces femmes se retrouvent au carrefour de normes patriarcales et de politiques migratoires restrictives, qui entravent significativement leurs possibilités d’autonomie, d’intégration et de reconnaissance sociale.
À travers une méthodologie qualitative fondée sur vingt entretiens, leurs récits dévoilent la tension persistante entre des aspirations individuelles à une vie meilleure et la perpétuation d’un système matrimonial traditionnel, au service de stratégies communautaires et familiales.
Nombre d’entre elles, arrivées très jeunes, peu préparées à l’expérience migratoire et dépendantes de figures masculines, s’inscrivent malgré elles dans une stratégie matrimoniale transgénérationnelle visant à maintenir la cohésion communautaire et à renforcer le capital social du groupe d’origine. En cela, elles ne sont pas simplement des migrantes, mais deviennent aussi des vectrices de reproduction de normes sociales héritées. Cette dynamique fait écho aux analyses de Bourdieu (1994) sur les stratégies de reproduction sociale, tout en s’inscrivant dans une lecture critique des rapports de pouvoir inhérents aux dynamiques de genre dans les diasporas.
Loin d’un récit homogène, les trajectoires recueillies révèlent une grande hétérogénéité d’expériences, oscillant entre soumission contrainte, exploitation domestique et, pour certaines, processus d’émancipation. Les femmes les plus vulnérables sont souvent confinées à des rôles subalternes, invisibilisées au sein des structures familiales et cantonnées à des emplois précaires sans reconnaissance. Cette mise à l’écart sociale et symbolique s’inscrit dans une logique d’intersectionnalité (Crenshaw, 1991), où se croisent et s’amplifient les discriminations liées au genre, à l’origine ethnique et à la classe sociale.
Cependant, cette étude montre également que les logiques de domination ne sont ni absolues ni figées. Certains parcours, plus positifs, témoignent de l’impact déterminant de l’environnement d’accueil. Le soutien du conjoint ou de la belle-famille, l’accès à des cours de langue, à l’emploi ou à des réseaux d’entraide peuvent constituer des leviers puissants d’intégration. Le recours au divorce, bien que difficile, se présente parfois comme un acte de réappropriation de soi, révélateur d’une agentivité féminine qui s’exerce même au sein de contextes oppressifs.
Dès lors, cette recherche invite à repenser en profondeur les politiques migratoires et sociales belges. Il est impératif de ne plus considérer ces femmes comme de simples accompagnantes passives, mais comme des actrices à part entière du processus migratoire, dotées de besoins spécifiques en matière d’information juridique, de formation linguistique, d’accès à l’emploi et de protection contre les violences. Les entretiens révèlent une méconnaissance des procédures liées au mariage, au séjour ou au divorce, ainsi qu’une exposition fréquente aux violences conjugales et familiales.
Face à ce constat, plusieurs recommandations s’imposent. Il convient d’abord de sensibiliser les représentants consulaires turcs aux réalités vécues par ces femmes, en les informant sur les stratégies matrimoniales parfois instrumentalisées. Les autorités belges, quant à elles, doivent renforcer les dispositifs de protection, en développant des campagnes d’information et de prévention en langue turque, en collaboration avec les médias communautaires et les associations locales. Le rôle de travailleurs sociaux issus de la communauté ou formés aux codes culturels spécifiques est fondamental.
Par ailleurs, une révision des conditions d’octroi du visa mariage apparaît nécessaire. L’exigence d’un niveau minimal de langue, associée à une orientation systématique vers un parcours d’intégration (incluant formation linguistique et insertion professionnelle), devrait devenir une norme. Ces mesures contribueraient non seulement à l’autonomie économique des femmes, mais également à leur inclusion citoyenne et culturelle. À l’heure actuelle, les personnes turques sont exemptées de l’obligation de suivre un parcours d’intégration en Belgique.
Plus largement, c’est une approche à la fois interculturelle, genrée et structurelle qui doit guider l’action publique. Une coordination renforcée entre pouvoirs publics, société civile, instances consulaires et services sociaux est indispensable pour enrayer les mécanismes systémiques de vulnérabilisations mis en évidence. Campagnes de sensibilisation, accompagnement juridique, accès immédiat aux cours de langue et politiques familiales inclusives sont autant de leviers pour transformer les trajectoires migratoires de ces femmes.
En définitive, cette étude donne à entendre des voix longtemps marginalisées, confrontées à l’écart entre les promesses implicites de la migration et une réalité souvent marquée par la domination, l’isolement et la désillusion. Elle rappelle que, si les récits dévoilent des expériences de vulnérabilité, ils témoignent également d’une résilience remarquable et d’une capacité d’action dans les marges d’un système social verrouillé. Ces femmes ne sont pas des victimes passives : elles négocient, résistent, contournent les contraintes et, parfois, parviennent à se réinventer.
Investir dans leur autonomisation, c’est œuvrer pour une société plus juste, inclusive et solidaire. À travers une meilleure compréhension des dynamiques à l’œuvre, cette recherche ouvre des perspectives concrètes d’action et appelle à une transformation profonde des dispositifs institutionnels. Pour que demain, le mariage ne soit plus une voie d’enfermement, mais un espace possible d’émancipation.
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