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Tensions liées à la diversité en milieux de travail : apports de la médiation interculturelle

Camille-Serge Hurbon, Ansoumane Sidibé et Altay Manço

© Une étude de l’IRFAM, Liège, 2025

Pour citer cette analyse
Camille-Serge Hurbon, Ansoumane Sidibé et Altay Manço, «Tensions liées à la diversité en milieux de travail : apports de la médiation interculturelle», Analyses de l’IRFAM, n°12, 2025.

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Édition du texte : Christina Cerfontaine

Le monde du travail constitue un environnement dans lequel il n’est pas possible d’échapper à la diversité. Les liens entre valorisation des diversités et performances économiques sont de mieux en mieux documentés. Pourtant les entreprises, dont la productivité est la raison d’être, ne prennent que rarement en considération l’origine sociale, ethnique ou religieuse de leur personnel. Si la législation établit des règles selon lesquelles tous les citoyens sont égaux, il arrive que des milieux de travail s’engagent dans une démarche inclusive, souvent sans se douter des embûches qui pourraient se dresser devant eux. La question qui se pose à tous est comment faire face à l’altérité ?

Être confronté à l’Autre en milieu professionnel — un espace à la fois contractuel et compétitif — implique une responsabilité réciproque dans la gestion des enjeux interculturels. Mais la diversité ne se réduit pas à sa seule dimension culturelle : elle se déploie à travers une pluralité de facteurs, tels que le genre, les orientations sexuelles, les visions du monde, les philosophies de vie, les appartenances sociales, ainsi que les origines géographiques et professionnelles, ou encore les différences en termes d’expérience et de formation. Ces différentes variables s’entrecroisent et façonnent une multitude de manières d’habiter le monde du travail, et plus largement, la société.

La gestion de la « super-diversité » en milieu professionnel représente un double défi. D’une part, les organisations et le milieu de l’emploi peuvent se montrer mal préparés à accueillir et à gérer cette diversité, conduisant fréquemment à des situations malencontreuses vécues par les personnes concernées. D’autre part, et c’est un point central, la personne migrante, issue de l’immigration ou minoritaire — déjà en situation de rupture par rapport à sa réalité culturelle d’origine — peut vivre un choc culturel et un sentiment d’isolement dans son environnement de travail. Cette difficulté est exacerbée par la négation de l’individualité au profit d’une généralisation réductrice (Dhume, 2011). Pour le groupe majoritaire, l’étranger ou le migrant est souvent enfermé dans une catégorie (« le Maghrébin », « le Noir », « le Musulman », etc.), où il est perçu comme le représentant de « son » groupe. Par conséquent, l’individualité et la complexité de l’être humain tendent à être considérées, de façon implicite, comme l’apanage du seul groupe majoritaire.

Le présent document s’inscrit dans la continuité des nombreux travaux menés par l’IRFAM en matière de médiation interculturelle en emploi. Il en propose une relecture critique tout en les prolongeant par l’élaboration d’un coffre à outils conceptuels destiné aux groupes, associations et entreprises confrontés à la gestion de la diversité culturelle au sein de leurs effectifs. L’objectif est de montrer qu’il est possible de relever les défis posés par l’Altérité en milieu de travail grâce à la médiation interculturelle.

Qu’est-ce que la médiation interculturelle ?

Le mot médiation provient du latin mediare, « être au milieu ». Il désigne à la fois une posture de neutralité et une volonté d’accompagner l’émergence d’un terrain d’entente entre des parties en tension. Qualifiée d’interculturelle, la médiation se situe dans l’« entre-deux » des cultures : inter (« entre ») et cultura (« cultiver »), ce qui suggère à la fois la protection et le soin accordés à ce qui nous est cher.

Or, on peut s’interroger : pourquoi la rencontre entre univers culturels différents provoque-t-elle si souvent des réactions défensives, parfois même agressives, quel que soit le contexte (Cohen-Emmerique, 2015) ? Il semblerait que ces réactions traduisent la volonté de préserver ce qui nous rassemble et nous identifie : valeurs, repères, appartenance à une communauté, un quartier, un village ou un pays. On pourrait dire qu’il s’agit là d’un comportement ordinaire, dont les racines sont anciennes. Cependant, l’histoire humaine témoigne également de circulations incessantes : migrations, échanges, alliances, métissages. De tout temps, les sociétés se sont construites dans la tension entre l’attrait pour l’Autre et la crainte qu’il suscite (Manço et coll., 2017).

C’est précisément dans cet espace de tension que prend place la médiation interculturelle. Elle constitue un outil d’arbitrage entre ces facettes antagonistes de nos visions du monde (Haddad et coll., 2009). En pratique, elle s’appuie sur quatre principes majeurs : elle est critique, communautaire, psychosociale et managériale (entendez par ce dernier terme une gestion pragmatique, orientée solutions). Ce socle permet de modéliser différentes approches susceptibles d’anticiper, de désamorcer ou de transformer en issues constructives les conflits liés à la diversité culturelle.

Paradigme critique

Ce paradigme prend pour objet les rapports inégaux entre groupes et individus. Il vise à rééquilibrer les rapports de domination, par exemple entre groupes majoritaires et groupes minorisés — personnes racisées, migrantes, aux statuts précaires —, mais aussi dans le cadre des rapports de genre ou des tensions entre la communauté LGBTQIA+ et le reste de la population. Les discriminations étant souvent multiples et imbriquées, cette approche mobilise une lecture intersectionnelle. Les valeurs centrales de ce paradigme sont l’égalité, la justice sociale, la solidarité et le vivre-ensemble. Parmi les ressources mobilisées figurent la défense des droits fondamentaux, la sociopédagogie antiraciste et antisexiste, ainsi que l’appel à l’empathie et à la mémoire sociale comme leviers pour une société plus inclusive. Un outil particulièrement efficace consiste à mettre en dialogue les témoignages de personnes ayant subi discriminations ou violences avec ceux de personnes ayant cheminé d’une posture d’intolérance vers une ouverture à l’Autre.

Paradigme communautaire

Cet autre paradigme met l’accent sur le rapprochement et le lien entre personnes issues de groupes sociaux différents appelés à coexister. Il combine une logique préventive et une logique curative, en valorisant le partage des parcours de vie et des éléments culturels, mais surtout en insistant sur ce qui relie les individus en tant qu’humains, citoyens, travailleurs ou jeunes, afin de dépasser d’éventuels conflits. Les espaces propices à ce type d’interventions sont notamment les quartiers, les entreprises, les associations et les écoles. Les valeurs privilégiées sont la communalité, la solidarité et la force du lien social. L’objectif est de renforcer le pouvoir d’agir individuel et collectif en soulignant l’appartenance à un tout qui unit, au-delà des différences.

Paradigme psychosocial

Cette approche est centrée sur la gestion des conflits et malentendus générés par la multiplicité des référents culturels, notamment entre les personnes immigrantes et les institutions du pays d’accueil. L’approche vise à la résolution pacifique de ces tensions en promouvant l’autonomie et la communication constructive entre les parties. Par exemple, une entreprise peut être confrontée à des interprétations divergentes des valeurs ou des pratiques de travail. Dans ce type de contextes, la médiation interculturelle — s’appuyant sur une approche humaniste et les sciences sociales — est mobilisée pour remonter à la source des enjeux et y apporter des solutions (Devries et Manço, 2018).

Paradigme managérial

Enfin, il s’agit ici d’optimiser la gestion de la diversité au sein des entreprises, des associations et des organisations (Manço et coll., 2018). L’objectif central est d’utiliser la cohésion, l’esprit de corps et la culture organisationnelle comme leviers de cohésion sociale, sans pour autant gommer les riches diversités socioculturelles en milieu de travail. Le modèle repose sur la recherche d’interactions fluides et de complémentarités entre individus et groupes de communautés différentes, au bénéfice du fonctionnement collectif. Cette approche s’inspire des normes des ressources humaines et de la gestion, ainsi que des conceptions systémiques et organisationnelles. Les outils mis en œuvre sont variés : ils incluent les politiques de gestion, les programmes d’intégration, les formations sur les apports de la diversité, souvent pilotés par les départements Équité, Diversité et Inclusion (EDI). Ces départements, lieux de réflexion stratégique, visent à améliorer la communication, la confiance et la coopération pour une meilleure efficacité managériale et économique.

Méconnaissance de la médiation interculturelle

Malgré cet arsenal, un constat s’impose : la médiation interculturelle demeure très largement sous-utilisée en milieu professionnel, et ce, pour de multiples raisons (Manço et coll., 2025). À de rares exceptions près, au sein des pays industrialisés, le recours à la gestion des diversités ou à la médiation interculturelle reste marginal en entreprise (Manço et Barras, 2013 ; Manço et Prister, 2021). Cette réticence s’ancre dans un ensemble de biais de perception et de faiblesses structurelles qui maintiennent la problématique de l’intégration professionnelle des personnes immigrées dans une zone de négligence.

La minimisation des enjeux et l’illusion d’universalité

Il est courant de banaliser les enjeux culturels en milieu professionnel, les reléguant au second plan au profit de situations jugées plus urgentes (Manço, 2021). Cette attitude est alimentée par la croyance prégnante en un management universel, capable de résoudre toutes les problématiques, avec n’importe qui et partout, au moyen des mêmes approches. Or, ignorer l’existence de conflits interculturels ne les fait pas disparaître. Au contraire, cette négligence peut entraîner une détérioration de l’ambiance, une baisse de la productivité, voire des violences au travail (Scheurette et Manço, 2021).

Le déficit de formation et l’inadéquation des outils de gestion

Les cursus des écoles de gestion enseignent rarement la détection des conflits en lien avec la multiculturalité, et l’offre en formation continue sur ce sujet reste limitée, malgré l’existence d’experts et de sociétés de conseil (Manço et Barras, 2013 ; Manço et coll., 2025). Il en résulte que les cadres conceptuels de la médiation interculturelle sont, au mieux, mal adaptés, et au pire, méconnus. Le terrain privilégie trop souvent des méthodes de règlement de conflits qui responsabilisent uniquement les acteurs en bas de l’échelle des qualifications, au lieu d’approfondir une analyse institutionnelle ou systémique (Manço, 2021). Pourtant, seule cette dernière permettrait une résolution globale et intégrée des tensions et surtout, une prévention efficace. L’ignorance des difficultés ou une approche trop rigoriste ne fait qu’exacerber le sentiment d’iniquité, de rejet et d’incompréhension.

Les réticences économiques et l’enjeu de l’image corporative

Le recours à la médiation interculturelle se heurte à une forte opposition de la part de ceux qui exigent un retour immédiat sur investissement. Les coûts liés à une formation ou à l’engagement de consultants sont souvent perçus comme superflus, la profondeur et la durée nécessaires à l’intervention sous-estimées. De plus, l’image de marque et la réputation sont primordiales dans le monde des affaires, car elles impactent directement les performances. Faire appel à un médiateur est trop souvent appréhendé comme l’aveu d’un problème — contredisant l’affirmation selon laquelle « nous apprécions les personnes uniquement par rapport à leurs mérites… » Face au risque de voir un conflit relayé sur les réseaux sociaux, de nombreux dirigeants préfèrent ignorer l’existence d’une tension liée aux diversités.

L’influence du climat politicosocial polarisant

Le contexte politicosocial actuel, de plus en plus polarisant, décourage les dirigeants d’entreprise de s’engager publiquement face aux inégalités. Par crainte de commettre un faux pas ou d’aliéner une partie de leur clientèle, ils choisissent d’ignorer ces enjeux. La presse a d’ailleurs largement couvert les pressions politiques aux États-Unis visant à faire cesser les politiques d’Équité, de Diversité et d’Inclusion (EDI) au sein des entreprises. Dans ce contexte, de nombreuses organisations, y compris en Europe, s’alignent sur ces injonctions par souci de ne pas s’aliéner une part jugée importante de leur marché.

Médiation interculturelle en milieux professionnels comme levier d’inclusion

Ces résistances et cette méconnaissance persistent malgré l’évidence du paradoxe socio-économique : tandis que les personnes issues de l’immigration se heurtent à de multiples obstacles dans leur insertion professionnelle (discrimination, difficultés linguistiques, précarité statutaire, non-reconnaissance des compétences), de nombreux pays industrialisés connaissent une pénurie croissante de main-d’œuvre liée au vieillissement et aux exigences des transitions numérique et écologique (l’Observatoire des inégalités, 2023).

Ces tensions redéfinissent les conditions de l’insertion : le défi n’est plus seulement celui de l’accueil, mais de l’établissement d’une coexistence productive et harmonieuse reposant sur la compréhension, la complémentarité et la valorisation des diversités. C’est dans cette perspective, et face aux défaillances des approches traditionnelles de gestion, que s’inscrit la médiation interculturelle.

Un dispositif d’accompagnement pour transformer les interactions

La médiation interculturelle est un dispositif d’accompagnement conçu pour faciliter la communication, prévenir les malentendus, désamorcer les conflits et encourager la compréhension mutuelle au sein des organisations. Son efficacité est reconnue dans des domaines comme l’éducation ou la santé, mais elle reste insuffisamment développée dans le monde du travail et peu théorisée en lien avec l’intégration professionnelle (Abdallah-Pretceille, 2003). Pourtant, les interactions interculturelles en entreprise constituent une source majeure de richesse (innovation, créativité, intelligence collective), mais aussi un potentiel de tensions. La simple tolérance des différences culturelles s’avère insuffisante face aux rapports sociaux inégalitaires qui traversent le contexte professionnel (Manço, Sidibé et El-Hage, 2025). Une diversité non régulée risque de générer stéréotypes, malentendus et comportements discriminatoires, compromettant l’intégration durable des populations immigrées.

La médiation comme ingénierie de la cohésion

La médiation interculturelle dépasse le simple rôle d’intermédiaire pour se définir comme l’action de bâtir de véritables « ponts » conceptuels, institutionnels et culturels (Stalder et Tonti, 2014). Elle est un instrument de construction de liens sociaux entre les individus et les collectivités, reconnaissant leurs traditions et identités distinctes (Rentel et Schwerter, 2012). En entreprise, elle s’inscrit comme une modalité de management de la diversité (Scheurette et Manço, 2021). Son rôle de « pont » permet de réduire les « bruits multiculturels » — sources de malentendus — en facilitant l’interprétation des codes et des implicites culturels et professionnels. Elle est, de fait, un outil de reconnaissance et de valorisation de la diversité, permettant à chacun d’être reconnu et écouté au-delà des normes majoritaires.

Au-delà des bénéfices sociaux immédiats, elle représente un avantage organisationnel. Perçue comme un moyen rapide, peu coûteux et équitable de résolution des différends, elle contribue à la santé organisationnelle en prévenant l’absentéisme et le turnover engendrés par les conflits non résolus (Bollen et Euwema, 2013). À moyen et long terme, le sentiment d’intégration et l’accueil favorable impactent positivement la performance des entreprises en renforçant l’adhésion aux projets professionnels. Il est par conséquent essentiel d’étudier la médiation interculturelle en tant qu’outil stratégique d’intégration professionnelle — car face aux résistances, elle est la condition sine qua non pour transformer la diversité culturelle et autre en levier d’innovation et de cohésion.

Encourager le recours à la médiation interculturelle en entreprise

L’inertie et les résistances culturelles et économiques doivent être activement combattues. Il est impératif de sensibiliser les entreprises et de les motiver à s’engager dans des politiques de diversité et d’équité. Au-delà de l’impératif éthique et démocratique (Manço et coll., 2018), la diversité à tous les échelons de responsabilité rend les organisations plus performantes et résilientes.

Pour transformer la posture défensive en démarche proactive, plusieurs initiatives concrètes doivent être mises en œuvre.

Sensibilisation des équipes dirigeantes

La première étape consiste à cibler les dirigeants et gestionnaires par des formations ancrées dans leurs réalités sectorielles. Ces sessions doivent intégrer des études de cas démontrant les conséquences — positives ou négatives — de la gestion (ou de l’ignorance) des conflits culturels. Il est essentiel de leur fournir des outils de pilotage, notamment des « tableaux de bord de diversité » intégrant des indicateurs de performance en ressources humaines et des objectifs stratégiques liés à l’inclusion.

Intégration d’une nouvelle préoccupation dans les politiques des ressources humaines

La médiation interculturelle doit être formalisée comme un outil standard de prévention et de gestion des tensions. Cela implique :

  • Développer un référentiel interculturel propre à l’entreprise et à ses besoins.
  • Recruter ou former des intervenants et intervenantes internes (médiateurs, personnes de confiance, tuteurs) dont les responsabilités et compétences seront officiellement reconnues et soutenues par la direction. La crédibilité de cette démarche sera renforcée par la diversité socioculturelle et professionnelle de ces personnes référentes (issues du terrain, des syndicats, d’associations, etc.).
  • Intégrer la médiation dans les plans de prévention des risques psychosociaux et de bien-être au travail, les tensions liées à la diversité étant parmi les sources de départs et de maladies de longue durée.

Création d’espaces de dialogue et de partage

Les acteurs internes et externes doivent mettre en place des espaces de dialogue pour faciliter la communication et la compréhension mutuelle. Ces lieux (groupes de travail ad hoc, comités de diversité) serviront à :

  • Aborder les enjeux interculturels de façon constructive.
  • Collecter et diffuser des témoignages de personnes et d’équipes ayant bénéficié d’un exercice de médiation.
  • Mesurer l’impact de la médiation (climat social, productivité, fidélisation), afin d’ajuster les pratiques futures.

Adaptation des outils de communication et de formation internes

Enfin, il s’agira aussi de revoir les outils d’évaluation et de communication, ainsi que de formation continue afin de s’assurer qu’ils soient accessibles, inclusifs et impartiaux. La diffusion des avancées et des constats est également importante comme outil de transparence ; cette dissémination doit s’envisager tant au sein qu’à l’extérieur de l’entreprise.

La mise en œuvre de la médiation : un processus structuré et durable

Pour que la médiation interculturelle devienne un investissement durable et non un simple palliatif ponctuel, sa mise en œuvre doit s’étaler sur plusieurs mois, suivant un plan d’action rigoureux.

Phase 1 : Diagnostic et sensibilisation

L’objectif initial est de provoquer une prise de conscience collective. Cette phase consiste à identifier et répertorier les situations à enjeux interculturels au moyen :

  • D’interviews individuelles et de rencontres de groupe.
  • De la diffusion de questionnaires anonymes auprès de l’ensemble du personnel et des dirigeants sur leurs besoins et expériences en la matière.

Phase 2 : Création d’un cadre institutionnel.

Il s’agit d’intégrer formellement la médiation au sein de l’organisation :

  • Désigner une ou un référent interculturel (ou un groupe des responsables) jouissant d’une reconnaissance unanime.
  • Nommer et rendre visible l’action (affiches, publications) en définissant des objectifs clairs et des moyens adéquats.
  • Élaborer une procédure de recours à la médiation (« qui alerter ? », « quand et comment ? ») — une étape cruciale et délicate.

Phase 3 : Formation des équipes

Menée en concomitance avec les précédentes, cette phase vise à outiller les professionnels pour prévenir et gérer les tensions :

  • Former des équipes volontaires pouvant bénéficier de la supervision de spécialistes externes.
  • Organiser des formations pratiques et participatives pour l’ensemble du personnel, axées sur les représentations culturelles et les thématiques clés de l’entreprise (usage des langues, communication verbale/non verbale, rapport à la hiérarchie, autonomie, genre au travail, etc.).

Phase 4 : Mise en œuvre progressive de la médiation

Cette phase permet de tester, ajuster et stabiliser les pratiques de médiation selon les besoins :

  • Création d’un registre des médiations (anonyme) détaillant les expériences, les méthodes employées, les résultats et les leçons apprises pour affiner les pratiques futures.
  • Organisation régulière de réunions de retour d’expérience et de supervisions pour les référents.

Phase 5 : Suivi, évaluations et pérennisation

L’objectif est d’insérer durablement la médiation interculturelle dans les pratiques de gestion des ressources humaines :

  • Évaluation des processus et de leurs effets (réduction des tensions, amélioration des relations, bien-être partagé) et de l’impact de ces résultats sur la productivité.
  • Traduction des synthèses d’évaluation en recommandations pratiques et en nouveaux objectifs stratégiques.

Étude de cas : la médiation interculturelle en contexte hospitalier

L’expérience menée au sein du centre de logistique médicale d’un grand hôpital belge offre une immersion concrète dans les défis de l’interculturalité et l’impératif de la médiation en milieu professionnel. Ce centre, où chaque service hospitalier adresse ses demandes de fourniture, est un univers chronométré exigeant des préparateurs de commandes rapidité, minutie et connaissance des outils numérisés. Face aux pénuries de main-d’œuvre, la direction a décidé d’accueillir des stagiaires, souvent faiblement qualifiés et non francophones, dans l’espoir de les former en futurs collaborateurs, en partenariat avec un centre de formation professionnelle.

Ce projet a immédiatement engendré un double croisement interculturel : la rencontre entre les cultures professionnelles (centre de formation versus hub logistique) et le choc entre les travailleurs locaux et les participants immigrés, pour une bonne part issus de l’Afrique subsaharienne. Le profil sociologique de l’équipe du centre logistique, très stable, homogène, peu diversifiée et comptant même des personnes apparentées, contrastait fortement avec celui de la cohorte d’apprenants (personnes de diverses origines et sans expérience industrielle).

L’escalade du malentendu et le piège des biais culturels

Dès l’arrivée des stagiaires, la tension fut palpable. Confrontés à une culture d’entreprise bien consolidée qui fonctionnait comme un « bloc », les stagiaires ont ressenti un manque d’accueil, se traduisant par un réflexe de coalition et le sentiment qu’ils n’auraient jamais leur place. Simultanément, la responsable du centre, une ouvrière expérimentée, s’est alarmée de la lenteur des nouveaux venus et de leur absence de mélange avec son équipe, s’interrogeant sur la pertinence d’accueillir huit apprenants à la fois dans un service déjà sous tension. La confusion des rôles a exacerbé la situation : l’objectif d’apprentissage du stage a été éclipsé par la pression de la productivité.

Ce contexte chaotique a rapidement favorisé l’expression de comparaisons blessantes et teintées de biais culturels à l’endroit des stagiaires. La responsable a, par exemple, expliqué au groupe que là où l’on montrait les tâches une seule fois aux étudiants jobistes habituels, il faudrait beaucoup plus de temps avec le groupe des immigrés. Le stage a donc démarré par une semaine houleuse, marquée par la dévalorisation des stagiaires et l’impression d’inefficacité de l’équipe d’accueil.

L’intervention du tiers : médiation et observation participante

Alerté par les retours négatifs, le responsable du centre de formation a pris l’initiative d’une démarche volontariste, contactant le hub logistique pour tenter une médiation. L’adhésion de la cheffe du centre logistique a confirmé la nature volontaire et conjointe du processus (Puccini et coll., 2022). Une réunion de débriefing a permis d’instaurer une écoute active et des échanges productifs, le formateur jouant son rôle de tiers pour temporiser les remarques et éclairer les facteurs insoupçonnés qui pouvaient sous-tendre les comportements des apprenants. Il a été crucial de rappeler les objectifs du stage et de baliser le parcours pour rassurer les deux parties. Un recadrement sur l’engagement a également été effectué auprès des stagiaires.

L’intervention s’est prolongée sur le terrain : la présence régulière du responsable de la formation au sein même du hub, durant la semaine suivante, a été appréciée et a permis de constater que les stagiaires n’étaient pas totalement livrés à eux-mêmes. Cette observation participante a contribué à changer les perceptions dans les deux sens. La responsable du hub, mieux éclairée sur son rôle, a alors pu montrer plus de subtilité dans son accompagnement et intégrer les stagiaires, notamment aux moments de pause.

Les résultats : pérennisation du dialogue et de l’emploi

L’issue de cette médiation fut positive : plusieurs stagiaires ont pu décrocher un emploi temporaire après la fin de leur stage. Surtout, la cohorte suivante a été accueillie immédiatement à son arrivée et a composé avec l’équipe locale. Ces constats démontrent la possibilité d’une évolution effective en matière de dialogue interculturel et de médiation en milieu professionnel. L’expérience valide ainsi la médiation comme une double approche visant à construire un pont entre des personnes, des groupes, des institutions qui s’ignorent, ont des préjugés ou sont en situation de mécompréhension ou de conflit, où la dimension interculturelle est présente (Puccini et coll., 2022).

Recommandations pratiques

Cette expérience montre que l’insertion professionnelle et le maintien en l’emploi des personnes issues de l’immigration peuvent être favorisés par un milieu professionnel apaisé et culturellement diversifié — cette diversité étant une richesse profitant à l’ensemble des personnes concernées. Il convient donc de formaliser les recommandations suivantes, inspirées des pratiques européennes, pour soutenir la médiation interculturelle en contexte d’emploi.

Consolider les préalables à l’intégration

L’efficacité de la médiation dépend de la levée des obstacles fondamentaux rencontrés par les immigrés :

  • Renforcer les compétences linguistiques en milieu professionnel. Il est essentiel de créer des modules de formation linguistique directement contextualisés pour l’entreprise. À l’image des programmes comme les « Berufssprachkurse » en Allemagne ou le programme « SFI » en Suède, ces cours doivent préparer les immigrés aux défis communicationnels spécifiques du secteur d’activité, palliant ainsi la barrière linguistique et fournissant le vocabulaire professionnel nécessaire.
  • Reconnaître et valoriser les compétences, diplômes et expériences. Cela implique la mise en place de procédures accélérées d’équivalence des diplômes et de dispositifs de validation des acquis de l’expérience (VAE) adaptés aux réalités migratoires (incluant, par exemple, une information et des examens multilingues). Cette reconnaissance est une prémisse essentielle à la motivation et à la prévention des conflits qui naissent du sentiment de relégation et de sous-qualification forcée.
  • Lutter contre les discriminations à l’embauche et à la promotion. Il s’agit d’un corollaire direct de la valorisation des compétences. Des bilans réguliers de l’égalité de l’accès aux postes et aux divers échelons de responsabilité doivent être réalisés, avec une attention particulière à la transparence des processus de recrutement et de promotion.

Structurer et pérenniser l’accompagnement

Pour garantir une intégration durable, l’accompagnement doit être structuré et systémique :

  • Accompagner individuellement et durablement les immigrés vers l’emploi. Le traitement individualisé est au cœur de l’accompagnement et de la médiation. Il est impératif de renforcer les dispositifs personnalisés qui suivent les personnes au-delà de l’embauche, car la stabilisation professionnelle est un processus long et potentiellement générateur de tensions. Des initiatives comme le projet français HOPE constituent de bonnes pratiques, à condition d’y renforcer la présence de référents interculturels — une mesure qui créerait, par ailleurs, des emplois qualifiés pour les personnes migrantes polyglottes.
  • S’inspirer des plans d’investissement intégrés. Le plan d’investissement dans les compétences en France, par exemple, illustre une approche globale combinant l’intermédiation rapide auprès des employeurs, le développement intensif des compétences linguistiques pour valoriser les talents et l’accompagnement global (formation en alternance, logement, mobilité).
  • Institutionnaliser la médiation interculturelle. En conséquence de ces prémisses, il est urgent de donner un statut officiel au métier de médiateur interculturel. Ce statut nécessite une reconnaissance professionnelle et un financement public durable, à l’image du programme MW inc. en Norvège. Cela passe par des actions concrètes : la création d’un référentiel officiel dans le répertoire des certifications professionnelles ; la mise en place d’une formation diplômante ; la délivrance d’une certification incluant l’équivalence pour les médiateurs expérimentés par la validation des acquis.
  • Intégrer la médiation interculturelle dans les entreprises. Enfin, l’action doit être menée au cœur des organisations. Les entreprises doivent bénéficier d’un appui concret par le biais de partenariats avec des collectivités ou des associations spécialisées en matière d’insertion, afin de gérer et de prévenir les conflits culturels. L’exemple des « Employers’ Starter Pack » au Portugal est, à cet égard, une référence.

Conclusion

Ce texte a cherché à éclairer les défis de l’insertion et du maintien en emploi des personnes issues de l’immigration, en plaçant la médiation interculturelle au cœur de la réflexion. Les analyses menées ont révélé des fractures persistantes : barrière de la langue, diplômes dévalorisés, incompréhension des codes sociaux, discriminations souvent silencieuses. Autant d’obstacles qui entravent les parcours professionnels et entretiennent l’inégalité, alors que nos sociétés peinent à pourvoir les emplois nécessaires à leur vitalité économique.

Dans ce paradoxe se dessine toute la pertinence de la médiation interculturelle : un outil discret, mais puissant, encore trop peu mobilisé, capable de retisser les liens entre individus, cultures et institutions. En facilitant la communication, elle restaure la confiance ; en apaisant les tensions, elle permet à la diversité de devenir une ressource, et non un problème. La médiation interculturelle n’est pas seulement un instrument de gestion des différences, elle est une éthique de la rencontre.

Pour qu’elle déploie pleinement ses effets, il est urgent de lui offrir une reconnaissance institutionnelle : formation, statut, légitimité. Mais au-delà des dispositifs, c’est un véritable changement de regard qui s’impose — celui d’entreprises et de sociétés capables de percevoir dans l’altérité non une menace, mais un levier d’innovation, de créativité et de cohésion.

L’enjeu, au fond, dépasse la simple question de l’emploi. Il s’agit de réinventer le travail comme un espace vivant de dialogue, de circulation des savoirs et d’apprentissage mutuel. La médiation interculturelle ouvre cette voie : celle d’un monde professionnel qui ne se contente plus de tolérer la diversité, mais qui choisit d’en faire le fondement d’un vivre-ensemble renouvelé.

Ainsi, promouvoir la médiation interculturelle, c’est parier sur l’intelligence du lien — celle qui relie les hommes et les femmes dans leurs différences et redonne sens au travail comme lieu d’humanité partagée. C’est aussi choisir une vision inclusive et durable, essentielle pour consolider le tissu social et économique dans un contexte européen marqué par une diversité croissante.

Bibliographie

Abdallah-Pretceille M. (2003), Former et éduquer en contexte hétérogène, Paris : Anthropos.

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Devries M. et Manço A. (2018), « Dialogues entre musulmans et non-musulmans dans les entreprises : s’apprivoiser entre collègues pour un meilleur “travailler-ensemble” », Manço A. et Gatugu J. (dir.), Insertion des travailleurs migrants. Efficacité des dispositifs, Paris : L’Harmattan, p. 293-312.

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Haddad K., Manço A. et Eckmann M. (2009), Antagonismes communautaires et dialogues interculturels. Du constat des polarisations à la construction des cohésions, Paris : L’Harmattan.

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Altay Manço, Ansoumane Sidibé, Camille-Serge Hurbon, Christina Cerfontaine