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Les associations estudiantines sont-elles un levier d’ouverture à l’Autre ? Regards croisés entre étudiants bruxellois d’origine arménienne et turque

Photo © Lara Herbinia

Selin Cardinal

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2023.

Pour citer cette analyse
Selin Cardinal, « Les associations estudiantines sont-elles un levier d’ouverture à l’Autre? Regards croisés entre étudiants bruxellois d’origine arménienne et turque », Analyses de l’IRFAM, n°7, 2023.

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Bruxelles, capitale de l’Europe et siège de l’OTAN, n’est pas représentative de l’ensemble de la Belgique : la diversité y est largement plus présente. Statbel (2021), l’Office belge de statistique, relève qu’un Bruxellois1sur quatre n’est pas d’origine belge. C’est dans ce contexte — où de nombreuses communautés se croisent sans forcément se rencontrer — que l’antagonisme arménien-turc (Haddad et coll., 2009) prend corps. Afin de décrypter cette relation singulière, notre analyse se focalise sur le milieu universitaire bruxellois et particulièrement à l’Université Libre de Bruxelles. L’objectif est d’examiner si les étudiants issus de l’immigration qui s’impliquent dans les associations estudiantines parviennent à s’intégrer à la vie universitaire dans son ensemble et à concilier leurs particularités respectives. Dans ce contexte élitaire, le milieu associatif fonctionne-t-il comme un moyen de favoriser les débats, l’ouverture et la rencontre de l’Autre ? Les étudiants turcs et arméniens sont-ils, en l’occurrence, plutôt dans un entre-soi, repliés sur eux-mêmes, comme enfermés dans une relation antagoniste au sein de leurs associations respectives ?

Arméniens et Turcs en immigration

En cette année 2023, la République de Turquie fête le centenaire de sa fondation. C’est également le centenaire de l’Union de la Jeunesse Arménienne d’Anvers, fondée en 1923 — témoignage de cette lointaine présence arménienne sur le sol belge — ces deux fondations n’étant pas sans lien l’une avec l’autre. En effet, les premières vagues d’immigrations arméniennes vers la Belgique remontent à l’avant-Grande Guerre, alors que le cheminement en nombre de Turcs vers le plat pays a débuté dans les années 1960. Les deux communautés se sont ainsi retrouvées à Bruxelles, pour des raisons et dans des conditions différentes.

Les premiers Arméniens de la diaspora pensaient laisser derrière eux cet ancien « ami », avec lequel, avant la dramatique issue de 1915, les relations étaient pourtant empreintes de « sympathie […], car étant originaires de la même région, ils [Turcs et Arméniens] se ressemblent par leur façon d’être et leurs habitudes », écrivait en 1857 l’auteur arménien Oscanyan (p. 353-354).

Un douloureux contentieux historique

Bien que cela ne soit pas le sujet de notre analyse, il faut d’emblée noter que les deux diasporas évoluent sur fond d’un douloureux contentieux historique — celui du génocide des Arméniens de 1915 que la thèse turque officielle ne reconnaît pas. Le lecteur intéressé peut assurément se référer aux ouvrages de Vahakn Dadrian, Yves Ternon et Taner Akçam. Ce sont les trois grandes figures ayant permis à l’historiographie du génocide des Arméniens de s’établir dans la communauté scientifique internationale. Ces historiens, respectivement arménien, français et turc, défendent la thèse selon laquelle le gouvernement des jeunes-turcs a permis le massacre systématique de la population arménienne. La position officielle belge va également dans ce sens : suite au vote du sénat, en 1998, l’État belge invitait Ankara « à reconnaître la réalité du génocide (des Arméniens) perpétré en 1915 par le dernier gouvernement de l’Empire ottoman ». Quant à la position officielle turque, les travaux des historiens tels que Bernard Lewis, Kamuran Gürün et Gilles Veinstein permettent de la cerner : globalement, les discours réfutent le génocide, mais reconnaissent l’existence de massacres (tant du côté turc que du côté arménien) et les déplacements de la population arménienne au sein de l’Empire ottoman, qu’ils associent au contexte de la Première Guerre mondiale.

Bruxelles comme témoin direct

De ce contentieux historique découlent les rapports turco-arméniens actuels ; même en contexte d’immigration. À Bruxelles, des évènements extrêmes et isolés en témoignent tragiquement : 1) l’assassinat, en 1983, d’un diplomate turc sur l’Avenue Franklin Roosevelt par l’ASALA et le CJGA — deux groupuscules terroristes arméniens voulant porter la réalité du génocide des Arméniens à l’international. 2) Des émeutes orchestrées par des groupes nationalistes turcs à Schaerbeek et à Saint-Josse-ten-Noode, en 2007, ayant notamment visé un café arménien. Ou encore, 3) la profanation du mémorial du génocide des Arméniens, à Ixelles, en 2022. Ces actes, parmi d’autres, ont pris à témoin la capitale belge des hématomes d’un conflit historique.

Différentes fondations bruxelloises tentent d’atténuer ces hostilités, en s’étant saisies d’une ambition d’entente : c’est le cas de Les Ateliers du Soleil, une association fondée en 1985, par un couple turc d’exilés politiques dont l’intérêt originel était de mettre en place des aides scolaires et autres activités créatives, dans lesquelles enfants turcs, kurdes, arméniens, araméens, syriaques, etc. étaient conviés. Plus récemment, en 2022, les responsables de la fondation arménienne Boghossian et de la Plateforme 50 — fondée en 2014 pour les cinquante ans de la présence de l’immigration turque en Belgique — ont accueilli des musiciens d’origine arménienne et turque à l’occasion d’un concert en hommage à Komitas, religieux, compositeur et musicologue arménien, décédé en exil en 1935.

Le milieu associatif

Intérêts communs et/ou convictions communes, s’engager dans une association relève du libre arbitre. Il arrive que, de manière péjorative, des associations soient étiquetées de « communautaires », et en effet, dans l’absolu, renvoyer les membres d’une association à leur seule communauté d’appartenance occulte les actions qu’ils réalisent (Grand et coll., 2010). Pourtant, dans notre approche, l’aspect associatif est explicitement « communautaire » ; les associations ciblées l’ont été avant tout parce que leurs membres représentent un collectif majoritairement constitué de personnes d’une même communauté. Dans ce contexte, des difficultés d’ouverture à l’autre peuvent être considérées.

La fermeture…

Tant chez de nombreux Arméniens que chez de nombreux Turcs de la diaspora, peuvent exister des sentiments de peur et/ou de méfiance vis-à-vis de l’autre. Côté arménien, les sceptiques sont ceux qui refusent tout processus qui mettrait en doute la thèse du génocide. Pour cette tranche du clan arménien, la Turquie moderne est la complice et l’héritière de ce crime contre l’Humanité, elle en a tiré profit, en tire encore, et détient le pouvoir d’une reconnaissance, d’une demande de pardon et de la compensation. Il serait inconcevable pour ce groupe d’instaurer un dialogue avec des Turcs, sans poser la question du génocide (Minassian, 2009).

Du côté de la diaspora turque, cela se dessine autrement ; sa majorité est issue de milieux conservateurs (Jacobs et coll., 2006). Les tabous de l’État turc sont très ancrés : les descendants d’immigrés sont méfiants, la question arménienne est perçue comme une menace pour l’image de la Turquie. Toute personne s’y aventurant pourrait se heurter à des réactions hostiles de l’opinion publique turque (Karasu et Uluğ, 2020).

… et l’ouverture 

La perspective d’une ouverture semble tout de même envisageable, les jeunes Arméniens et Turcs sont plus réceptifs au dialogue interculturel que les générations plus âgées, notamment parmi les groupes les plus scolarisés au sein des diasporas (Demirel et Eriksson, 2019). Le fait de compter parmi ses amis un Arménien (ou un ami turc, dans le cas inverse) serait davantage corrélé à être partisan de l’idée d’une réconciliation entre les deux peuples.

Le milieu associatif universitaire à l’Université Libre de Bruxelles (ULB)

Dès leur rentrée au sein d’une université belge, les étudiants peuvent rejoindre un ou plusieurs cercles folkloriques, socioculturels, sportifs, scientifiques ou politiques que leur institution reconnaît. Ces cercles sont considérés comme des associations sans but lucratif, créées et gérées par les étudiants. L’Université Libre de Bruxelles en compte une soixantaine :Cercle du libre examen, Cercle de médecine, Cercle des étudiants arabo-européens, Cercle féministe, etc. Le règlement de l’ULB stipule que « Le cercle ou lassociation poursuit au moins lune des finalités suivantes : un but culturel, la défense des intérêts des étudiants et/ou réunir des étudiants selon leurs affinités politiques ». Nous remarquons d’emblée la diversité de la vie sociale au sein de l’université.

Il arrive qu’ils entrent en friction. En 2015, le cercle Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) engagé dans une lutte contre l’État d’Israël s’est vu accuser d’antisémitisme par l’Union des Étudiants Juifs de Belgique (UEJB). La querelle fut finalement réglée par l’entremise du responsable communication de l’Université qui a obtenu que les deux cercles reconnussent à chacun : « le droit de porter ses idées sans importer de conflit communautaire et sans stigmatiser les points de vue contradictoires, et le droit à s’exprimer en conformité avec les valeurs défendues par l’ULB ».

D’autres litiges ont également surgi par le passé, tels que l’invitation de personnalités controversées à l’ULB. À l’initiative de l’Union des Démocrates Turcs Européens (UDTE), en 2006, plusieurs intervenants ont participé à un symposium au sein de l’Université bruxelloise. Parmi les intervenants figuraient Gilles Veinstein, un historien émérite qui conteste la qualification génocidaire des évènements de 1915 et Tariq Ramadan. Des associations de Turcs progressistes ont écrit au recteur d’alors, Philippe Vincke, pour condamner les actions de l’UDTE, qu’ils présentaient comme une organisation créée en 2004 par l’AKP, parti conservateur au pouvoir, chargée de superviser la communauté turque en Europe. En définitive, l’évènement a bien eu lieu — fidèle à ses valeurs de libre-examen, l’ULB encourage à affirmer ce que l’on considère comme vrai tout en reconnaissant le droit des autres d’exprimer leurs vérités.

La participation de Tariq Ramadan a pourtant suscité des critiques de la part du recteur, lui interdisant sa venue pour participer à une conférence dans l’enceinte de l’ULB. Toujours est-il que le Cercle des étudiants arabo-européens (CEAE) a finalement invité Tariq Ramadan à deux reprises à l’ULB, en 2013 et en 2015, sous la direction d’autres recteurs.

Plus tôt encore, dans les années 1990, le Cercle des Étudiants Révisionnistes, bien qu’il n’ait jamais été reconnu par l’ULB, a promu sa propagande sur le campus. Olivier Mathieu et Olivier Delfosse notamment étaient les porte-parole de ce mouvement utilisant des subterfuges en exhibant le logo de l’ULB lors de leurs conférences.

Ces exemples démontrent comment les conflits idéologiques peuvent jouer un rôle à l’université, en particulier en ce qui concerne leur implication au sein des associations étudiantes.

Les cercles turcs et arméniens de Bruxelles

Nous avons focalisé notre attention sur deux associations spécifiques, à savoir les cercles culturels des étudiants turcs (Lâle) et arméniens (Nairian) de l’Université Libre de Bruxelles.

Nous avons réalisé des entretiens avec certains de leurs membres et avons participé à des évènements organisés par les deux cercles, en réalisant des observations participantes. De plus, nous avons examiné les informations disponibles en ligne relatives aux deux associations. Les principaux sujets qui ont suscité notre intérêt comprenaient les circonstances entourant la création de ces cercles, les publics ciblés, les activités menées, la politique linguistique, la gouvernance associative et le contenu culturel produit (écrit, audiovisuel, etc.). L’objectif était d’évaluer et d’illustrer les niveaux d’ouverture ou de fermeture respectifs des deux cercles par rapport à la vie étudiante universitaire, ainsi que les (possibles) interactions entre les personnes d’origine arménienne et turque.

Les guillemets utilisés dans le texte représentent des témoignages directs de membres ou des extraits provenant des réseaux sociaux.

Cercle des étudiants turcs de l’Université Libre de Bruxelles : Lâle

« Lâle, qui signifie tulipe, est la fleur qui émerveilla les âmes au XVIIe siècle. Cette fleur représentant la Turquie […] a pour but d’émerveiller vos âmes une seconde fois à travers ses articles socio-éducatifs rédigés entièrement par des étudiant·es de l’Université Libre de Bruxelles », peut-on lire en ligne en guise de description du cercle. Lancé le 19 septembre 2018, Lâle n’est pas le premier cercle turc créé à Bruxelles, il en fut d’autres, tant proches de l’État turc que de ses opposants.

Porté par le désir de réunir les étudiants turcs, le cercle a pour objectif de créer des réseaux favorisant les opportunités professionnelles et de promouvoir la culture turque, ainsi que l’histoire à la fois turque et plus généralement du Proche et du Moyen-Orient. L’ambition déclarée est d’«apprendre entre nous et le faire connaître aux autres». Dans cette optique, le cercle a déjà organisé des activités en collaboration avec d’autres associations culturelles présentes dans la même université, telles que celles des étudiants albanais, vietnamiens et italiens.

Lors de la Journée d’Accueil des Nouveaux Étudiants, où chaque cercle étudiant dispose d’un stand pour accueillir de nouveaux membres, le cercle turc reçoit la visite d’un membre du consulat pour soutenir leur initiative — témoignage de l’attention portée à leurs activités et de la reconnaissance de leur engagement. Les évènements organisés mettent en avant la cuisine turque, tels que le börek etle çiğ köfte, ainsi que des instruments et des danses traditionnelles telles que le saz et le halay. Des jeux de société populaires en Turquie, comme le tavla et le okey, sont également proposés. Des sorties déjeuner dans le quartier turc de Bruxelles, sur la chaussée de Haecht, sont régulièrement organisées. Par ailleurs, le cercle propose des activités plus ouvertes sur le monde, dernièrement un voyage à Sarajevo.

Au sein de cette communauté étudiante, la langue de communication est le français. Cependant, lors de certains évènements, notamment lorsque des étudiants de la Vrije Universiteit Brussel (VUB), université flamande, y participent, il est également possible d’entendre parler le turc. Il est intéressant de souligner que certains étudiants font le déplacement depuis des villes telles que Mons, Liège et Charleroi, même s’ils ne sont pas inscrits à l’Université Libre de Bruxelles, afin de participer aux activités organisées par le cercle.

Une diversité sociale y est présente, où hommes et femmes interagissent. De plus, nous y avons également remarqué la présence, bien que modeste, d’étudiants d’autres origines telles que des Congolais et des Belges « de souche ». Les étudiants turcs semblent avoir des affiliations politiques variées, avec une représentation plus importante des conservateurs, mais on peut également trouver des étudiants ayant des positions « laïques », si l’on considère la question de manière binaire. Nous avons pu observer quelques querelles concernant la présence ou non de boissons alcoolisées lors des évènements, ainsi que des débats sur la façon, dont un bal de fin d’année (qui finalement n’a pas eu lieu) devrait être organisé. D’un côté, et cela semble être l’opinion de la majorité, il y a ceux qui estiment que le cercle devrait être et est un espace « sain » dans lequel les parents ont confiance et autorisent leurs enfants à participer aux différentes activités. De l’autre côté, font face ceux qui sont curieux de vivre une expérience étudiante similaire à celle des autres cercles folkloriques universitaires. Reste que la religion occupe une place importante, comme en témoignent les ruptures de jeûne organisées chaque année pendant le mois de ramadan par le cercle, ainsi que la lutte contre l’islamophobie inscrite dans sa charte.

Au cours de notre recherche, les activités du cercle ont été affectées par les séismes du mois de février 2023 qui ont touché les régions frontalières entre la Syrie et la Turquie. Afin de venir en aide aux victimes de ces catastrophes, le cercle a organisé divers évènements : des stands de vente de bonbons dans les couloirs de l’Université Libre de Bruxelles, des membres du cercle ont également apporté leur soutien aux collectes de dons organisées au Heysel. Le cercle a aussi été sollicité par des élus bruxellois d’origine turque afin de contribuer à des campagnes d’aide. Lorsque les responsables de Lâle ont partagé sur leurs réseaux sociaux les cagnottes pour aider les victimes du séisme, ils ont délibérément inclus au sein des organismes de secours, un nombre de structures qu’elles soient gouvernementales ou non, afin de «respecter tout un chacun». Cependant, «ne pas prendre position étant déjà une position» cela a aussi entraîné quelques critiques. C’est ainsi que l’on peut mettre en évidence la dimension «apolitique de l’association» : l’un des fondements du cercle Lâle est de s’abstenir de politiser les activités. Ce qui est vécu comme un défi par certains de ses membres : pour eux, l’identité turque et les Turcs en général seraient «trop politisés».

Cercle des étudiants arméniens de l’Université Libre de Bruxelles : Nairian

Nairian, en référence au Royaume antique de Nairian — utilisé comme synonyme d’Arménie (Narian)/Arménien (Nairi). Le cercle a été créé en 2012 à l’initiative de six étudiants, en réponse à l’absence d’un cercle arménien au sein de l’université bruxelloise. Durant cette même année, d’autres cercles arméniens furent fondés/ressuscités, dont celui de Gand.

Les cercles étudiants arméniens des différentes universités belges semblent avoir une résonance importante pour la communauté concernée. À l’initiative du Cercle des Étudiants Arméniens de l’université gantoise, l’un des plus anciens cercles de la jeunesse arménienne, créée une première fois en 1954, fut, par exemple, organisé un hommage à Daniel Varoujan, étudiant et écrivain arménien gantois. Ce fut considéré comme un évènement public majeur par la communauté arménienne, bien moins nombreuse en Belgique que le groupe issu de l’immigration turque. Ainsi, lors d’une récente réunion de Nairian, le Centre culturel des Arméniens de Belgique (CAB) n’a pas manqué d’alerter l’assemblée qu’un des cercles estudiantins arméniens de Flandre risquait à nouveau de fermer faute de membres ; et qu’il était impératif d’agir pour empêcher cela.

Les statuts de Nairian stipulent qu’il est ouvert aux arménophiles, ce qui signifie qu’il accueille non seulement les Arméniens, mais aussi toutes les personnes intéressées par la culture arménienne, l’identité arménienne et la promotion de la culture arménienne. Ainsi, il peut compter parmi ses membres des Arméniens venant d’Arménie, de Turquie, du Liban, et d’autres pays. Au fil de son histoire, le cercle a aussi accueilli quelques étudiants qui n’étaient pas d’origine arménienne, mais qui étaient passionnés par l’Arménie. Cependant, lors de nos observations, nous avons constaté que seules des personnes arméniennes étaient présentes.

Il y a lieu de noter une controverse concernant un groupe d’étudiants qui souhaitaient que les réunions se déroulent en arménien. Cependant, la grande majorité a soutenu le maintien du caractère francophone du cercle, dans un esprit d’ouverture envers les non-Arméniens, mais également des Arméniens qui ne parlent pas l’arménien. Le cercle a aussi connu une longue période de pause (pandémie et autres difficultés), ce qui l’a éloigné de nombreuses occasions de s’ouvrir à d’autres cercles. Les seuls évènements intercercles ont été organisés en collaboration avec les étudiants arméniens de la VUB.

Nairian aspire à rassembler les étudiants arméniens afin de favoriser la création de réseaux et de renforcer leurs opportunités. De plus, en fin d’année, lors d’un bal, les jeunes Arméniens finissant leurs études secondaires sont mis en contact avec des étudiants arméniens universitaires pour leur apporter de l’aide quant à la voie académique à choisir et les inciter à se lier davantage. Les évènements organisés mettent en avant la cuisine et la bière arméniennes, les instruments et des danses traditionnelles tels que le duduk et le koçari. On y joue aux échecs, jeu qui occupe une place importante dans l’éducation en Arménie. Des sorties, dîners dans un restaurant arménien de Bruxelles, ou des soirées karaoké sont également organisées. Par ailleurs, le cercle propose des activités plus ouvertes, dernièrement un voyage à Bruges.

Il est à noter que tous les membres de Nairian ne sont pas nécessairement inscrits à l’Université Libre de Bruxelles, certains ne sont même plus étudiants. De plus, même si l’essentiel est fait au cœur de l’Université Libre de Bruxelles, il arrive que les membres se réunissent dans les locaux du CAB, les deux entités étant étroitement liées. Ce lien se manifeste également lorsque des initiatives en faveur de l’Arménie sont entreprises. Leur dernière action consistait à collecter des dons pour offrir des cadeaux de Noël aux enfants d’Arménie.

Le cercle ne met pas nécessairement en avant la question du génocide arménien, celle-ci est abordée de manière sporadique au cours de diverses activités. Néanmoins, le 24 avril revêt une importance particulière pour le cercle. En collaboration avec le CAB, les membres de Nairian participent à la marche pour la reconnaissance du génocide. La veille de cette manifestation, le cercle organise un second évènement commémoratif de manière autonome. Il s’agit d’une journée plus calme où les participants se rassemblent autour du Khatchkar, un monument situé près de l’église arménienne, sur lequel se trouve une stèle commémorative. Cet évènement, médiatisé et réunissant des personnalités publiques, des journalistes et parfois des personnes d’origine tutsie, vise à accomplir un devoir de mémoire. Comme l’a exprimé l’un des membres du cercle peu avant l’organisation de l’évènement : « il faut qu’ils voient que les Arméniens sont là. Les médias seront présents, c’est l’évènement le plus important du cercle ».

La hantise de l’oubli se fait ressentir, comme nous l’évoquions déjà par rapport à la peur que les cercles étudiants puissent fermer. Dans un contexte similaire, il a été souligné, lors d’une réunion, que l’Arménien devrait continuer à être visible et, de manière anecdotique, il a été dit : «les Turcs ont un bourgmestre à Bruxelles, contrairement aux Arméniens».

Vers une communication interculturelle ?

Il est remarquable de constater des similitudes entre ces deux cercles. Tous deux sont animés par les intérêts de leur pays d’origine et cherchent à renforcer la cohésion de leur diaspora, tout en offrant une aide dans le parcours universitaire de leurs membres. Chacun de son côté, sans se rencontrer, fait place à des activités similaires et à des fragments de leur culture que l’on pourrait finalement croire identiques : pâtisseries, danses, rythmes, intérêt pour les jeux de société, bals, etc. autant d’outils pour se lier et faire front à la « dépossession culturelle ». S’ils ne célèbrent pas les mêmes évènements, ils les commémorent de la même manière : l’un comme l’autre met en valeur la grandeur de leur patrie et fait preuve de fidélité à ses valeurs majoritaires.

Alors que les approches communautaristes ainsi qu’assimilationnistes ont été rejetées par le Conseil de l’Europe dès 2008, et que depuis quelques années, la réflexion met plutôt en valeur l’inclusion culturelle et sociale, il est important de déterminer la position des deux cercles étudiés.

Certes, en Belgique francophone, l’identité nationale n’est pas particulièrement forte (Goldman, 2007). Les immigrés et leurs descendants ont la possibilité de devenir belges, tout en conservant leur nationalité d’origine, et peuvent maintenir une forme de loyauté envers leur pays de provenance2. Reste l’exigence d’une certaine cohérence, assurée, dans le cas des associations étudiantes citées, par le cadre de gouvernance de l’ULB.

Bien que ces groupes puissent être considérés comme des « endogroupes » — leurs membres étant attachés à leur communauté et/ou religion et/ou culture —, on constatera que la langue de communication des deux collectivités est le français. De plus, elles se montrent ouvertes à la collaboration avec d’autres groupes : l’entre-soi n’y est donc pas synonyme de l’exclusion de l’autre.

Tant Nairian que Lâle semblent viser l’émancipation de leurs jeunes membres, mais ce déploiement reste pourtant cadré : les parents d’étudiants connaissent les cercles et valident leur travail.

Et une rencontre des deux cercles s’est déjà produite, comme en témoigne une vidéo datant du Food Festival 2019 de l’ULB. À cette occasion, la présidente du cercle turc s’est jointe à la danse traditionnelle du stand voisin, appartenant au cercle arménien. La proximité entre les deux groupes s’y est également manifestée à travers la nourriture proposée sur leurs tables respectives. Une photographie de groupe, arborant des drapeaux, immortalise, enfin, cette journée.

Des actions concrètes montrent que la coopération existe de longue date entre étudiants turcs et arméniens. Ainsi en 2005, pendant dix jours, des étudiants universitaires d’Arménie et de Turquie ont été réunis à Antakya, au sud-est de la Turquie. Cette initiative a été organisée par l’Assemblée citoyenne d’Helsinki, une organisation internationale de défense des droits de l’Homme financée par le Conseil de l’Europe. L’objectif de faire rencontrer des étudiants universitaires des deux origines est depuis poursuivi par la Fondation Hrant Dink qui tire son nom du journaliste arménien et citoyen turc assassiné à Istanbul en 2007. Cette fondation joue un rôle clé dans la promotion de la compréhension mutuelle entre les deux camps antagonistes et a récemment organisé d’autres rencontres similaires, avec le soutien d’organismes tiers.

Nous pensons, en effet, qu’il est important que des acteurs tiers (universités, fondations, mécènes…) jouent un rôle de facilitateur dans l’organisation de la convergence entre universitaires des diasporas turque et arménienne. Il est également utile d’articuler des initiatives diverses concourant au même objectif d’inclusion. Ainsi, la récente volonté de faire cocréer des musiciens turcs et arméniens portée par la fondation Boghossian et la Plateforme 50, déjà présentées, s’est déroulée à proximité de l’ULB, mais les deux associations estudiantines impliquées par la présente recherche n’ont hélas pas été mises au courant. Plus simplement encore, l’université, elle-même, peut être à la base d’activités (évènements assembleurs, travaux de groupe, stages, visites d’étude, projets collaboratifs, camps, etc.) renforçant les opportunités de rencontre et de « vivre-ensemble » de groupes d’étudiants divers, surtout ceux ayant hérité de contentieux historiques.

Conclusion

Les cercles que nous avons observés sont animés d’une volonté constante de bien faire. Nous avons été témoins du dévouement de nombreux membres pour assurer le bon déroulement des activités. Il est indéniable que ces cercles apportent beaucoup aux étudiants de la diaspora qui ne bénéficient pas toujours, dans leur milieu d’origine, de l’expérience universitaire belge. Ces cercles peuvent, de plus, permettre à des entre-soi d’être articulés les uns aux autres, et de tendre ainsi, vers un dialogue interculturel (Haddad et coll., 2009). Lâle et Nairian semblent ouvertes à cette position. Il est alors crucial d’établir un canal de communication pour permettre la diffusion d’informations utiles et l’émergence d’initiatives communes. Il est de l’intérêt des universités qui assemblent une foisonnante activité associative en leur sein d’y apporter une touche facilitatrice.

Bibliographie

Demirel C. et Eriksson J. (2019), « Competitive victimhood and reconciliation : the case of Turkish–Armenian relations », Identities, v. 27, n° 5, p. 537-556.

Goldman H. (2007), « Belgique-Bruxelles : critique d’un modèle de participation dévoyé », Migrations Société, n° 114, p. 169-175.

Grand D., Martinez C. et Overney L. (2010), « Des associations étiquetées comme “communautaires” : compte-rendu d’une étude-action », Le Sociographe, n° 31, p. 12-23.

Haddad K., Manço A. et Eckmann M. (dir.) (2009), Antagonismes communautaires et dialogues interculturels, Paris : L’Harmattan.

Jacobs D., Phalet K. et Swyngedouw M. (2006), « Political Participation and Associational Life of Turkish Residents in the Capital of Europe », Turkish Studies, v. 7, n° 1, p. 145–161.

Karasu M. et Uluğ Ö. M. (2020), « Doing Research on Turkish-Armenian Relations in Turkey, Armenia, and the Armenian Diaspora: The Challenges and Opportunities of Turkish Researchers in the Field », Acar Y. G., Moss S. M. et Uluğ Ö. M., (éds), Researching Peace, Conflict, and Power in the Field: Methodological Challenges and Opportunities , Londres : Springer, p. 63-83.

Minassian G. (2009), « Le dialogue arméno-turc », Revue internationale et stratégique, n° 75, p. 47-58. Oscanyan C. (1857), The Sultan and His People, Londres : Derby et Jackso


Notes

  1. Le masculin est utilisé comme épicène, les personnes désignées sont femmes, hommes ou non binaires.
  2. Notons tout de même le cas de Mahinur Özdemir, ancienne étudiante de l’ULB, conseillère communale à Schaerbeek, députée régionale bruxelloise exclue de son parti pour n’avoir pas reconnu le génocide des Arméniens, ambassadeur de la République turque en Algérie et, depuis mai 2023, ministre turque de la Famille et des Services sociaux nommée par Recep Tayyip Erdoğan.

Selin Cardinal