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Femmes issues de l’immigration marocaine en Belgique : porteuses de nouvelles pratiques collectives

Photo © IHOES et La Bobine

Charlotte Poisson

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2023.

Pour citer cette analyse
Charlotte Poisson « Femmes issues de l’immigration marocaine en Belgique: porteuses de nouvelles pratiques collectives », Analyses de l’IRFAM, n°4, 2023.

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Nombreux sont les collectifs et les associations en Belgique francophone créés et portés par des femmes issues des migrations qui souhaitent développer des actions autour de la promotion et de la défense de leurs droits, avec — pour certains groupes constitués plus récemment — une volonté de déconstruire les stéréotypes racistes et sexistes en se définissant comme féministe et décolonial. La présente analyse1 s’inscrit en continuité de celle proposée par Arara et Tadlaoui (2023) qui se penche sur les constructions identitaires et stratégies familiales de trois générations d’hommes marocains immigrés en Belgique et le rôle qu’y ont joué les associations. En écho à la recommandation finale des auteurs, soulignant la nécessité de développer des recherches centrées sur la place des femmes dans les transmissions intergénérationnelles en immigration, nous sommes allés à la rencontre de celles-ci afin de recueillir leurs témoignages et d’en extraire des faits qui nous poussent à une meilleure compréhension des contextes interculturels. Cette analyse souhaite également contribuer à pallier au constat d’invisibilité des femmes dans l’histoire des migrations et dans les recherches qui y sont liées (Guerry, 2009 ; Jacques, 2014 ; Oulad Ben Taib, 2017). Quels sont les espaces choisis ou créés par ces femmes pour se retrouver, investir de leur temps, et dans quel but ? Quelles actions et revendications portent-elles ? Qu’est-ce que le groupe leur apporte ? Et inversement que souhaitent-elles apporter au groupe et plus largement à la société belge ? Nous nous sommes documentés et avons rencontré certaines des collectifs et des associations2 regroupant des femmes issues de l’immigration marocaine et travaillant les questions d’héritage, de transmissions et de leur place dans la société belge.

Établir des ponts entre les mondes : ce que les collectifs de femmes marocaines apportent aux sociétés d’accueil

Fin mars, nous avons été invitées à participer au Migrantour organisé par l’ASBL Alterbrussels, suivi du repas de rupture du jeûne pendant le mois du ramadan, l’iftar, préparé par l’ASBL « Héritage des femmes ». Le Migrantour est une visite touristique d’un quartier bruxellois qui nous amène à porter un regard différent sur la ville, sur sa diversité culturelle, sa richesse, « voire même le dépassement des préjugés » comme l’expliquent Karima et Neimara de Alterbrussels dans une interview. Elles poursuivent en expliquant qu’« Alterbrussels invite les touristes et habitants d’une ville à faire des balades hors des sentiers battus et à se faire raconter l’histoire des quartiers par ceux qui l’habitent de quelque manière que ce soit : habitant de rue, membre d’une communauté spécifique, primo-arrivant… ». Ce jour-là, à Bruxelles, l’association réussit à créer un contexte propice à la rencontre entre des participants de différentes origines, « locaux » et issus des migrations en alliant visite guidée et historique de Bruxelles, soirée festive et culturelle autour d’un repas traditionnel partagé ensemble. Alterbrussels met également en lumière le travail de lien et de transmission de l’ASBL Héritage des femmes qui propose des ateliers « 100 % femmes », mais dont les réalisations sont à destination de toutes et tous (comme le fait de cuisinier pour cet iftar à destination du tout public), et qui a préparé le repas de la soirée. Les deux associations, portées par des femmes issues de l’immigration marocaine, mais qui ne mettent cependant pas en avant cette caractéristique, ont la volonté de promouvoir un Bruxelles multiculturel où chacun et chacune aurait sa place, dans toute sa diversité. Héritage des Femmes est, selon sa propre présentation, « une ASBL soucieuse de la transmission du savoir ancestral des diverses cultures qui coexistent à Bruxelles. Elle souhaite aussi à travers ses diverses activités culturelles et sociales promotionner l’émancipation citoyenne et responsable de la femme dans une société multiculturelle ». Fatima Maher Alaoui, membre fondatrice, rappelle les raisons historiques de la création de l’ASBL, dans les années 70 à Bruxelles, qui avait pour missions d’informer les femmes issues de l’immigration marocaine sur leurs droits et de les soutenir dans la vie sociale et professionnelle en Belgique.

« S’organiser, se renforcer et défendre nos droits »

Dès le milieu des années 60, la Belgique a, «pour des raisons économiques et démographiques, importé du Maroc une main-d’œuvre bon marché, travailleuse et robuste constituée uniquement d’hommes sous un contrat de travail de quelques années» (Arara et Tadlaoui, 2023). Les épouses et les enfants de cette première génération d’immigrés marocains les rejoignent quelques années plus tard, dans le cadre d’un regroupement familial. Concomitamment, et pour pallier à une série de problématiques qu’elles rencontrent, ces femmes immigrées créent en 1977,l’Association des Femmes Marocaines (AFM). Confrontées dans le pays d’accueil à une triple discrimination, «de nationalité, de genre et de classe […] l’AFM constitue un espace d’échange, d’entraide et de lutte en faveur de l’amélioration du statut social, économique et juridique de la femme marocaine, tant en Belgique qu’au Maroc» Ouali (2009). Une fonction importante de l’association est d’être un lieu de diffusion de l’information et d’orientation en ce qui concerne la défense des droits et les besoins des femmes issues de l’immigration.

«C’est l’association qui m’a aidé quand mon mari a voulu divorcer. Je ne savais rien, le droit et tout ça». Khadija, 55 ans.

Le statut juridique des femmes marocaines à leur arrivée en Belgique est précaire. Par manque d’informations, elles sont confrontées à des problèmes administratifs3. Leur titre de séjour dépend de celui de leur époux, elles ne bénéficient donc d’aucun statut propre à leur arrivée sur le sol belge4. De plus, étant donné le Code marocain du statut personnel et des successions (Moudawana) qui ne reconnaît qu’au seul époux le droit de mettre fin à l’union conjugale5, en présence ou en l’absence de l’épouse (Khoojinian et coll., 2014), leur statut est inégalitaire. Le droit belge se gardant bien de son côté de légiférer en la matière, contribue à maintenir les femmes immigrées dans une situation de vulnérabilité. L’AFM créée par et pour les femmes marocaines s’attèle à informer et défendre leurs droits tant au niveau civil, qu’au niveau du droit du travail où les travailleuses vivent également des discriminations. L’association met en place une organisation qui lui est propre permettant ainsi l’implication des participantes qui « se retrouvent » dans ce mode fonctionnement, comme l’explique Rachida El Idrissi El Yacoubi, l’une des initiatrices de l’AFM : « l’organisation interne se base sur des pratiques traditionnelles de solidarité communautaires importées du Maroc et centrées sur l’importance du “faire ensemble” » (Khoojinian et coll., 2014).

« Le groupe c’est comme à la maison »

C’est ce qu’exprime Samira6, 60 ans, arrivée du Maroc à l’âge de 16 ans. Elle participe régulièrement, et ce, depuis plus de dix ans aux activités proposées par l’association La Bobine à Liège. Un groupe s’est formé, constitué de femmes immigrées, principalement marocaines et kurdes, afin de réfléchir à la question de la retraite en Belgique lorsque l’on est femme immigrée, que l’on a passé la majeure partie de sa vie dans ce pays et que l’on compte y passer le restant de sa vie. C’est le projet porté en collaboration par l’IHOES « Et si nous coopérions au-delà de la pension ? ». Ce groupe se réunit régulièrement, collecte des expériences et réfléchit à la question « Comment bien vieillir ensemble, entre nous et avec les autres habitants du quartier ? ». Les participantes rencontrées à La Bobine prennent part aux rencontres et activités proposées par l’association ; visites et sorties, cours de gym, atelier du potager collectif, et proposent aussi de nouveaux ateliers… Espace-temps de rencontre, c’est surtout un moment de socialisation qui occupe une place importante et rythme la vie de ces femmes qui, pour certaines seront bientôt en âge de la pension.

«Quand je suis arrivée en Belgique, je ne connaissais personne. Mon mari partait travailler à l’usine de sidérurgie. Moi je restais à la maison. Le matin je regardais par la fenêtre, je savais quand la voisine sortait, quand les enfants rentraient. Je regardais l’heure, chaque minute. Qu’est-ce que je pouvais faire?» Samira, 60 ans.

«J’habite seule à la maison. Les enfants sont grands, ils sont partis. Je viens trois fois par semaine à La Bobine, je rencontre des gens, on parle, c’est bien» Nadia, 52 ans.

Dans l’histoire de l’immigration marocaine en Belgique, les femmes étaient d’abord perçues comme « les épouses d’ouvriers », explique Hadja Lahbib, journaliste, aujourd’hui ministre belge des Affaires étrangères, lors d’une interview accordée à F. Céphale et C. Goffard en 2015. Arrivées en Belgique pour rejoindre leurs maris, elles étaient là pour s’occuper du foyer et de la famille. Rien n’était mis en place au niveau des politiques publiques belges pour intégrer ces femmes sur le marché de l’emploi, dans des formations linguistiques, professionnelles ou certifiantes : « L’isolement actuel de ces femmes résulterait donc en partie des politiques belges de l’époque, ainsi que de normes patriarcales qui sont encore en vigueur aujourd’hui ».

Le soutien du groupe au quotidien et à plus forte raison dans les moments difficiles de l’existence est souligné à plusieurs reprises par les participantes de La Bobine. Retrouver les autres, pouvoir échanger, « faire ensemble » permet de sentir la force du groupe et son soutien, de ne pas « avoir les pensées qui tournent » dans sa tête. Les participantes témoignent de l’importance du collectif dans les périodes compliquées de leur vie. Parfois, la quête de soutien (et de sens) les fait se tourner davantage vers la foi religieuse. La mosquée et les moments de rencontres qu’elle permet jouent également un rôle déterminant dans la vie de certaines femmes marocaines. Mettons ici en parallèle le témoignage d’une jeune femme issue de l’immigration marocaine récolté par Qribi (2017) : «J’ai voulu revenir vers ma foi, notamment quand je n’ai pas eu le concours de médecine. J’étais vraiment déprimée. Donc j’ai eu de ce retour vers la foi». Afin de retrouver du sens, s’ensuivra pour cette jeune femme un « investissement associatif de type confessionnel » (Arara et Tadlaoui, 2023).

Changer de lunettes ou comment regarder les enjeux de sociétés à travers le regard des femmes immigrées

L’AFM entretenait des collaborations avec d’autres associations de femmes immigrées ainsi qu’avec des associations féministes belges (Vie féminine…) « Tout en prenant soin de cultiver sa différence et ses spécificités et s’en tenir à ses propres objectifs et répertoires d’action ». Soulignant le fait que « les organisations belges sont encore peu sensibilisées aux problèmes rencontrés par les femmes marocaines et font parfois preuve de condescendance à leur égard », l’AFM a voulu s’en démarquer pour garder à l’agenda ses préoccupations et priorités non reprises par les associations de femmes en Belgique. Ce constat sera partagé par les associations et collectifs créés plus récemment tels que Kahina qui se « réunit autour d’une conception du féminisme qui ne veut laisser aucune femme sur le carreau ». Ces associations, créées et portées par des femmes premières concernées, vont ainsi réaliser un travail de sensibilisation à l’égard des acteurs sociaux, d’associations, des écoles, des plannings familiaux, etc.

Les associations AWSA-BE (Arab Women’s Solidarity Association-Belgium) ou, en France, Lallab, le Front des mères sont des initiatives portées par des femmes issues des migrations qui souhaitent « faire bouger les lignes », s’emparer de certains sujets de société pour les mettre à l’agenda du politique tel que l’écologie dans les quartiers populaires, le féminisme intersectionnel7, les droits des femmes musulmanes… mais aussi promouvoir les rencontres interculturelles tout en renforçant les droits des femmes et des minorités de genre issus des migrations.

AWSA-Be est une association bruxelloise laïque et mixte qui milite pour la promotion des droits des femmes originaires du monde arabe, dans leurs pays d’origine ou d’accueil. L’association cherche à « briser les clichés sur les femmes, et à créer, à travers elles, des ponts entre les cultures pour soutenir la paix, l’égalité et la justice ». S’adressant aux hommes et aux femmes, l’ASBL propose des conférences, des cours d’arabe, des rassemblements culturels et éducatifs afin de développer, entre autres, une « meilleure compréhension des obstacles auxquels les femmes sont quotidiennement confrontées dans leurs sociétés respectives ». Dans ce sens, on soulignera l’activité « Femmes au café » par laquelle, plusieurs fois par an, AWSA propose une visite collective dans un café bruxellois exclusivement masculin. Ces visites visent à créer : « un espace de mixité de genre, mais aussi d’origines et de classes, un espace d’échanges sincères, respectueux et ouverts entre hommes et femmes ».

En France, Lallab est une association implantée à Paris, « féministe et antiraciste dont le but est de faire entendre les voix et de défendre les droits des femmes musulmanes qui sont au cœur d’oppressions sexistes, racistes et islamophobes ». Lallab souhaite apporter « un changement de paradigme dans le système politique français de lutte contre les discriminations et façonner un monde dans lequel les femmes choisissent en toute liberté leurs propres chemins d’émancipation ».

Le Front des mères, fondé par Fatima Ouassak, est une organisation qui « lutte contre les discriminations et les violences que subissent les enfants, à travers l’action collective des parents au sein des écoles, et un projet d’auto-organisation dans les quartiers populaires ». Une de ses priorités est « d’aider les mères des quartiers populaires qui le souhaitent à s’organiser en collectif local de parents, à partir de toutes les problématiques qui leur paraissent urgentes ou prioritaires ». Ces initiatives françaises, portées par des femmes issues du monde arabe mettent pour certaines en lumière leur identité musulmane. Elles nous proposent d’envisager la rencontre interculturelle au-delà de la crispation que cette même identité peut provoquer dans les pays d’accueil européens. La question du port du voile, par exemple, reste bien souvent l’unique préoccupation de ces derniers en matière de politique d’intégration des femmes immigrées et est sujette à des clivages tant politiques que dans la société civile (Karimi, 2023).

Des rencontres éphémères autour du chant et des pratiques artistiques

Le projet Chaabi Habibi8 est porté par Laïla Amezian, musicienne et chanteuse belgo-marocaine et l’ASBL HalfmOon. Il regroupe autour de Guelssa, qui sont des moments de rencontre entre femmes, marocaines ou non, qui souhaitent découvrir et partager des chants du répertoire populaire chaabi marocain dans une ambiance conviviale : « Conscient[e]s des stéréotypes de genre existant dans notre société et plus spécifiquement ceux que subissent des personnes issues de communautés culturelles plus traditionnelles, nous avons décidé d’axer le projet sur la musique populaire du Maroc, domaine où le corps de la femme est encore fort empreint de tabous, d’interdits, de projections diverses, de dominations, voire de violences ». Les porteuses du projet soulignent « le focus sur le rôle essentiel que les femmes ont joué et continuent de jouer dans la transmission et la préservation de ce patrimoine [du répertoire Chaabi] ». Pour Laïla Amezian, le rôle du collectif, du groupe de femmes, est indissociable de la pratique du chant Chaabi qui ne peut se vivre que collectivement. Avec ces rencontres, entre femmes, qui se réapproprient des chants traditionnels et des figures historiques de femmes ayant joué un rôle majeur dans la société marocaine, le projet Chaabi Habibi renforce les savoirs des femmes et les transmissions intergénérationnelles et interculturelles.

Les collectifs 2.0 : Pour un féminisme intersectionnel et antiraciste

Les collectifs créés plus récemment (milieu et fin des années 2000) l’ont été par des jeunes, des femmes et personnes issues de minorités de genre, racisées. La base de leurs actions et de leurs préoccupations est à chercher dans les enjeux féministes, intersectionnels et décoloniaux qu’elles mettent en lumière. Par leurs actions, elles questionnent la place des femmes et pour certaines, des minorités de genres, et leur représentativité dans la société, dans différents domaines (social, culturel, éducatif, économique) et aux différents échelons des espaces et lieux de prises de décisions. Elles interrogent aussi les modèles familiaux, leur place et rôle au sein de la famille et de la société, ainsi que les masculinités problématiques9.

Bledarte est un collectif créé par des jeunes femmes issues de l’immigration qui promeut la « décolonisation des mentalités par le biais de l’art et la culture au sein d’une société belge imprégnée d’histoire coloniale et de stéréotypes racistes ». Son nom unit le terme « bledard » qui signifie, en argot, immigré originaire d’Afrique du Nord, mis au féminin, et le mot « art ». Maja-Ajmia Zellama, Rojin Açilan expliquent à Jehanne Bergé qu’avec d’autres femmes racisées qu’elles ont créé ce collectif qui, « au moyen de festivals, soirées, workshops ou ateliers (…), met en avant des personnes racisées, LGBTQI+, des femmes ou toute personne se sentant victime du système de domination ». Ne se retrouvant pas dans les manières de fonctionner et les priorités des collectifs féministes portés par des personnes blanches, elles soulignent, comme leurs aînées avant elles, que « les féministes blanches et les féministes racisées ont des agendas différents », en référence à la multiplication des violences et discriminations sexistes et raciales qu’elles évoquent.

Les collectifs Imazi-Reine ou Kahina sont, quant à eux, des initiatives portées par des jeunes, femmes et personnes issues des minorités de genre, se revendiquant, pour Imazi-Reine, intersectionnel, décolonial, antiraciste et inclusif. Ces jeunes collectifs, actifs sur les réseaux sociaux, développent des ateliers, conférences et autres actions marquées par le renforcement du pouvoir d’agir collectif, la visibilisation de problématiques rencontrées par le public cible du collectif et l’autodétermination de solutions, de pistes d’action face aux enjeux liés au racisme, au sexisme et à l’islamophobie. Ainsi, le collectif féministe Kahina a identifié, au moment de sa création, un groupe cible spécifique  : « les femmes musulmanes ou supposées l’être, visibles, et subissant de multiples discriminations à l’emploi, dans les fonctions de direction où elles sont largement sous-représentées, au logement, dans les soins de santé, dans le monde politique… ». Cependant, dans certaines circonstances, le collectif élargit son public cible en soutenant d’autres « groupes de femmes racisées, des femmes sans papiers et des travailleuses cumulant ces différents critères de discrimination ». Les pratiques artistiques collectives, le développement d’œuvres visuelles ou sonores font partie des moyens par lesquels une partie de ces collectifs rendent visibles leurs actions et portent leur parole sur les scènes médiatique, publique et politique.

L’autodétermination de réponses et de pistes d’actions ainsi que l’auto-organisation sont les caractéristiques de ces associations et collectifs. Les collectifs fondés par les jeunes générations de femmes issues des migrations sont autant de réponses et de recherche de stratégies d’adaptation qu’elles tentent de mettre en place face à des injonctions, parfois contradictoires, émanant de l’espace privé, public et de l’école (Guénif-Souilamas, 2005). En priorisant leurs besoins et leurs contextes de vie, dans une approche intersectionnelle, ces associations développent des processus et ciblent les actions à mettre en place avec les publics visés. Ces actions contribuent à éveiller des prises de conscience face aux cumuls des discriminations vécues par les femmes issues de l’immigration dans la société belge. « Les femmes issues de l’immigration se voient continuellement sommées de choisir leurs “camps” » (Amer, 2023) entre le soutien à la communauté ou le soutien pour les droits des femmes, c’est la raison pour laquelle « leur féminisme est intersectionnel ».

Conclusion et recommandations

Au sein d’associations ou de collectifs plus ou moins formels, les femmes issues de l’immigration marocaine se sont regroupées pour se rencontrer et rompre, pour certaines, un certain isolement, pour partager leurs expériences et construire leur futur (la retraite, entre autres), pour s’encourager, pour défendre leurs droits, promouvoir leur culture, plus récemment « décoloniser les esprits » et utiliser les arts visuels et sonores pour faire bouger les lignes, remuer et montrer des manières innovantes d’aborder les sujets interculturels… Leurs actions s’intègrent dans une société donnée (la Belgique) empreinte d’histoire coloniale, qu’elles prennent en compte pour y (ré)agir. Ces collectifs et associations veulent :

  • Informer sur les discriminations et oppressions vécues ;
  • Rééquilibrer les places occupées par les hommes, par les femmes issues des migrations et par les minorités de genre ;
  • Visibiliser les initiatives, les pratiques, les créations et les revendications des femmes immigrées ;
  • Partager des traditions, des chants, des lectures, des vécus et des expériences ;
  • Et enfin, transformer les sociétés et les mentalités vers plus d’inclusivité.

Les réponses autogénérées par les personnes issues des migrations à travers une vie associative foisonnante mettent en avant les priorités, les recommandations et les champs d’action qui donnent des indications sur les directions que pourraient prendre les politiques d’intégration pour tendre vers davantage d’inclusion. Les réponses apportées sont autant de modalités propres aux porteuses de projets et aux publics visés par ces collectifs. Celles-ci nous proposent de changer de perspectives, de manière de voir et de faire. Nous pouvons oser innover en matière d’actions et de rencontres interculturelles et aller à la rencontre, par exemple, des initiatives des résidentes musulmanes qui portent des projets ambitieux, mais souvent soupçonnés de communautarisme par les pays d’accueil encore trop frileux de ce genre de collaboration (Gatugu et coll., 2004). L’approche interculturelle classique (telle que présentée par M. Cohen-Emerique) peut se révéler insuffisante dans les pratiques d’intervention et d’accompagnement des publics cumulant les discriminations (Heine et coll., 2023). Les sociétés d’accueil sont encouragées à pratiquer une lecture intersectionnelle féministe des situations que vivent les femmes issues de l’immigration afin de comprendre au mieux la diversité des inégalités vécues. Ces quelques exemples prouvent une richesse et une diversité d’actions et d’objectifs poursuivis par les associations portée par des femmes et des minorités de genre issues de l’immigration marocaine. Ces projets se côtoient, collaborent entre eux et participent à rendre nos sociétés davantage accueillantes, mais aussi innovantes et inspirantes en valorisant des idées, des priorités et des modalités d’actions créatives issues des diversités.

Bibliographie

Amer N. (2023), « Les différents chemins de l’émancipation ! Osez le féminisme dans les quartiers ! », Heine A. et coll. (éds), Pratiques interculturelles féministes, Louvain-la-Neuve : Academia.

Arara R. et Tadlaoui J.-E. (2023), Constructions identitaires et stratégies familiales. Trois générations marocaines et la vie associative en Belgique, Paris : L’Harmattan.

Gatugu J., Amoranitis S. et Manço A. (2004), La vie associative des migrants : quelles (re)connaissances? Réponses européennes et canadiennes, Paris : L’Harmattan.

Guénif-Souilamas N. (2005), « La fin de l’intégration, la preuve par les femmes », Mouvements,  n°39-40, p. 150-157.

Guerry L. (2009), « Femmes et genre dans l’histoire de l’immigration. Naissance et cheminement d’un sujet de recherche », Genre & Histoire, n° 5.

Hamidi M. (2023), Un féminisme musulman, et pourquoi pas ?, La Tour-d’Aigues : Éd. de l’Aube

Heine A., Bourassa-Dansereau C. et Jimenez E. (2023), Pratiques interculturelles féministes, Louvain-la-Neuve : Academia.

Jacques C. (2014), Le rôle des femmes issues de l’immigration maghrébine dans le milieu associatif bruxellois (1970-2001), Bruxelles : CFS EP.

Karimi H. (2023), Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?, Marseille : Hors D’atteinte.

Khoojinian M. et coll. (2014), L’Association des Femmes Marocaines : un collectif émancipatoire, Bruxelles : CFS EP.

Murgue B. (2011), « La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent », Les Cahiers de l’Orient, n° 102, p. 15-29.

Qribi A. (2017), « La femme d’origine maghrébine en immigration. Dynamiques identitaires, genre et personnalisation », Éducation et socialisation, n° 44.

Oulad Ben Taib H. (2017), « Trajectoires et dynamiques migratoires des pionnières de l’immigration marocaine », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 3.

Ouali N. (2009), « La lutte contre la domination de sexe, de classe et de race dans les mobilisations des femmes issues de l’immigration », Sophia (Réseau Belge des Études de Genre), Savoirs de genre : quel genre de savoir? État des lieux des études de genre, Bruxelles, p. 174-176.


Notes

  1. Je tiens à remercier Alicia Arbid pour sa relecture et ses remarques critiques.
  2. Héritage des femmes ASBL, « Et si nous coopérions au-delà de la pension ? », groupe de réflexion et d’actions rassemblant des femmes de différentes origines, dont marocaine, se retrouvant à La Bobine à Liège avec l’IHOES, les collectifs Bledarte, Kahina, Imazi-Reine, l’association AWSA-Be, L-Slam collectif, les Guelssa (portés par Laïla Amezian qui sont des groupes de femmes autour de la pratique collective du chant chaabi), Lallab, le Front des mères en France…
  3. La plupart des femmes marocaines qui arrivaient en Belgique par regroupement familial, ignoraient les démarches à accomplir avant leur départ. Elles sont alors confrontées à des problèmes administratifs, aggravés par leur analphabétisme et leur méconnaissance de la langue. Elles se voient délivrer par la Police des Étrangers de simples attestations d’immatriculation à renouveler tous les trois mois et par la suite, cette instance tarde à leur délivrer une carte d’identité pour étrangers.
  4. Cette dépendance vis-à-vis de leurs maris est problématique car elle peut entrainer des situations de chantage « aux papiers » ou au niveau de la garde de leurs enfants. En cas de violences conjugales ou intrafamiliales, les femmes migrantes dont le statut de séjour dépend de la vie commune avec leur mari, craignent de porter plainte à la police par peur de se voir arrêter, expulsées, retirées la garde de leurs enfants… La plateforme ESPER soutient les femmes migrantes dans cette situation et à publier une brochure à ce sujet.
  5. En 2004, la Moudawana subit une réforme autorisant les femmes à demander le divorce (Murgue , 2011).
  6. Afin de garantir l’anonymat souhaité par les témoins, les prénoms sont d’emprunt.
  7. Le féminisme intersectionnel vise d’abord à reconnaître que les femmes ne forment pas un groupe homogène et que certaines d’entre elles peuvent être discriminées pour des raisons liées à leur genre mais aussi à leur origine ethnique ou culturelle, âge, statut socioéconomique où encore à la présence d’un handicap. Certains groupes de femmes vivent à l’intersection de différentes oppressions et discriminations, ce qui est le cas des femmes issues des migrations et vont dès lors les cumuler. Il importe de tenir compte de ce cumul si l’on veut appréhender au mieux les discriminations que vivent les femmes immigrées, c’est ce que propose le féminisme intersectionnel.
  8. Le répertoire Chaabi est une musique de revendications de femmes d’il y a plus d’un siècle, chanté par les Shikhats (équivalent féminin des Sheikhs), qui étaient au XIXe et XXe siècle des femmes marocaines libres, poétesses, musiciennes et militantes.
  9. La question des masculinités toxiques, car virilistes et sexistes, est examinée par Adila Bennedjaï-Zou créatrice de la série documentaire « Heureuse comme une Arabe en France », diffusée sur France Culture, en janvier 2023. Ces masculinités toxiques concernent tout autant les postures des hommes blancs et sont des sujets problématisés également au sein des collectifs féministes portés par des femmes blanches.

Charlotte Poisson