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Promouvoir la citoyenneté interculturelle par l’hospitalité ? Convoquons les ancêtres à l’école !

Olivier Ralet

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2022

Pour citer cette analyse
Olivier Ralet, « Promouvoir la citoyenneté interculturelle par l’hospitalité ? Convoquons les ancêtres à l’école ! », Analyses de l’IRFAM, n° 11, 2022.

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« Les enfants de migrants sont pris entre deux modèles identificatoires. L’un pousse vers l’amont, celui de leur monde d’origine, qui les incite à s’identifier à leurs pères, ancêtres fondateurs et divinités. L’autre, celui de l’école, les contraint à une cascade d’identifications en aval, dont les référents sont les professeurs, les contenus et niveaux d’études.1 »

L’idée développée dans cette citation est d’habitude considérée à l’école comme dérisoire ou d’ordre privé. Elle est pourtant de la plus haute importance pour les élèves de parents immigrés ou d’origine étrangère : c’est ce qui fait qu’ils sont ce qu’ils sont, là où ils sont. C’est ce qu’ils font aussi à chaque instant : tenter d’articuler le mieux possible ces réseaux d’appartenances en tension, les façons de penser et de faire à la maison, à l’école, et partout ailleurs dans le monde extérieur.

La citation qui vient d’être faite, de l’ethnothérapeute Hamid Salmi (né en Kabylie, vivant en France), s’inscrit dans le courant de pensée de l’ethnopsychiatrie, qui prend au sérieux les spécificités, ce qui, au-delà de la commune humanité, différencie les humains les uns des autres, comme les langues qu’ils parlent, et qu’il s’agit de comprendre. Un des principaux acteurs de ce courant de pensée est Tobie Nathan (né en Égypte dans une famille juive, vivant en France). Il reprend souvent le récit de la Genèse (18, 2-7), où Abraham court vers les voyageurs étrangers pour les accueillir, leur proposer de l’eau, de se faire laver les pieds, de se reposer sous l’arbre et de partager un repas. Si Zeus, dieu des dieux, est garant de l’hospitalité dans le polythéisme grec puis romain (où il s’appelle Jupiter), Abraham est la figure emblématique de l’hospitalité dans le judaïsme et les deux autres religions monothéistes du Livre, le christianisme et l’islam. Nathan fait remarquer que l’enthousiasme d’Abraham dans son invitation aux trois voyageurs étrangers n’est pas complètement désintéressé : offrir l’hospitalité est aussi l’occasion d’apprendre des choses nouvelles venues de mondes inconnus.

Vue ainsi, l’hospitalité devient non une simple générosité ou une compassion, mais un intérêt, une curiosité, un désir de découvrir le monde par une bienveillante capture des hôtes étrangers, pour leur faire dire comment ils font chez eux. D’ailleurs, ceux qui ont bénéficié de l’hospitalité de mondes étrangers, que ce soit ici où là-bas, savent qu’elle peut être pesante : les hôtes ne vous lâchent pas tant qu’ils n’ont pas tiré de vous tout ce qu’ils voulaient savoir sur votre monde.

L’analyse proposée ici consiste à considérer les acteurs de l’école et des milieux de jeunesse, et en premier lieu les jeunes, quelles que soient leur nationalité et l’ancienneté de la présence de leur famille en Belgique, comme des étrangers, détenteurs du dépôt de leurs ancêtres, dont il y a quelque chose d’intéressant à apprendre. Si les élèves apprennent à l’école, l’école peut apprendre d’eux, et chacun peut apprendre des autres.

Des ancêtres étrangers

Ne parlons donc plus d’origines, c’est beaucoup trop vague, et désigne indistinctement des lieux sans rien en dire que des généralités. Les ancêtres, tout le monde en a, mais là, les choses se différencient : une mère de telle lignée, un père de telle lignée, pareil pour les quatre grands-parents, les huit arrière-grands-parents, les seize arrière-arrières, et ainsi de suite, de telles langues, de telles coutumes. Le multiple surgit, les différences se manifestent, les histoires se racontent.

Entrons dans un café marocain à Bruxelles. Le Maroc ? Un pays arabe ! Pourtant, dans ce café, personne ne parle arabe, ou la darija, l’arabe dialectal marocain. Tout le monde parle tamazight, dans sa forme rifaine (le Rif étant la région d’où provient la majorité des Marocains recrutés par la Belgique avec des autobus à la suite de la convention belgo-marocaine de 1964). Au mur, il y a une photo d’Abdelkrim El-Khatibi, l’ancien président de la République du Rif, chef de la résistance anticoloniale contre 500 000 soldats français et espagnols, qu’il a tenu en respect pendant la guerre du Rif (de 1921 à 1926), alors que le Sultan du Maroc Moulay Youssef s’était plié à la domination française ; il s’est battu jusqu’à ce que l’armée espagnole bombarde le Rif avec du gaz moutarde. Cet esprit d’insoumission ne serait-il pas un des héritages sous-jacents à la situation dans certaines écoles bruxelloises ? L’on comprend que parler simplement « d’origine marocaine » abrase la diversité des transmissions, toutes singulières.

D’une certaine façon, cette approche qui s’intéresse aux ancêtres dans leurs différences est l’inverse de la citoyenneté dans ses deux sens classiques, citoyens d’Athènes, et citoyens de la République française. Pour être citoyen et jouir des droits politiques dans la démocratie athénienne antique, il fallait être un homme de plus de 18 ans ayant un père né d’un citoyen athénien et une mère fille de citoyen athénien. La démocratie était donc expressément monoculturelle, et excluait les femmes, les esclaves et les étrangers vivant dans la cité. Ces derniers étaient appelés « métèques », du grec ancien métoïkos, « qui a changé de résidence » : immigrés, en quelque sorte. Au contraire de cette démocratie exclusive et relevant d’une seule culture, nous cherchons une démocratie inclusive et plurielle.

Le terme citoyen remplace celui de bourgeois pendant la Révolution française, où l’appartenance à la République lime les appartenances culturelles régionales (bretonne, corse, basque, etc.). Les langues locales sont exclues de l’enseignement au profit exclusif du français de Paris. L’avènement de la République se fait donc contre les cultures, censées fondre dans un creuset commun. Le modèle de l’école républicaine fondé plus tard par Jules Ferry soutient l’universalité de la pensée française, dont les lumières doivent éclairer le monde entier par le biais du colonialisme. Au contraire de cet universalisme qui fusionne les cultures dans un creuset unique, mettons en valeur les différences, intéressons-nous aux spécificités.

L’approche proposée valorise la diversité des dépôts des ancêtres et en promeut l’accueil et l’apprentissage de chacun par chacun dans ce que l’on peut appeler des « hospitalités mutuelles ». Cette expression « dépôt des ancêtres » est inspirée par l’ethnopsychiatrie, qui met en évidence la robustesse des « noyaux identitaires ».

Cultures et transmission

Chaque culture peut se définir par son mode de clôture (la différentiation entre « nous et eux » : « voici ce que nous sommes, ce qui nous spécifie et nous distingue des autres ») et par ses coutumes de transmission (la manière de façonner leurs petits pour en faire des humains de cette culture, dans cette clôture et appartenant à la communauté). En d’autres termes, chaque culture instaure son univers de sens et à sa manière à elle de procéder à la « socialisation » des enfants, sa recette propre de fabrication de ses membres, qui structure l’être, le corps, la pensée et les relations.

Appelons les ingrédients de cette recette les « fondamentaux culturels ». Ils forment, comme en informatique, les éléments de base de la structure du « système d’exploitation » (auxquels logiciels et applications s’ajouteront ultérieurement). On pourrait aussi les comparer aux assemblages d’acides aminés qui constituent les ADN de chacun, si cette analogie ne risquait pas de biologiser à outrance la transmission. Ils interviennent dès bien avant la naissance, les fœtus étant exposés aux sons de la langue parlée par leur mère et ceux qui l’entourent (et aux bruits, chants et musiques qui l’environnent), aux saveurs de ce qu’elle mange, aux vibrations de ses mouvements, et donc aux rites de grossesse dans sa coutume…

Ces ingrédients sont consistants et robustes : la langue, le ou les dieux, les systèmes de parenté, de politesse, de rapport entre les sexes et entre les générations, les façons d’être un enfant puis un adulte, d’être un homme ou une femme… Et tous les codes non-verbaux de la mise en scène de la vie quotidienne pour préserver les apparences normales et assurer la prévisibilité nécessaire à la sécurité (Le Breton 2012), comme la façon autorisée de poser son regard, la distance corporelle, la répartition entre privé et public, ce qui est admis et ce qui ne l’est pas… Les rapports aux saveurs et aux odeurs (la cuisine, les parfums et encens), aux sons (la musique de la langue, la musique tout court…), au toucher (plus ou moins froid ou chaleureux entre hommes, entre femmes, entre hommes et femmes, entre adultes et enfants…), à la vue (façons de s’habiller, codes de ce que l’on peut montrer et de ce qu’il faut cacher…), à la sexualité, à son corps (dans l’hygiène intime par exemple), à la façon d’être malade ou en bonne santé… Et mille autres traits que nous ignorons.

Tous ces ingrédients sont à évolution lente, comme le principal d’entre eux, la langue, qui se transforme en fonction de la manière dont chacun la parle, mais lentement, au fil des siècles et des générations. Ces ingrédients instaurent des mondes, des systèmes de pensée (horizontaux — « Comment vas-tu ? » ou verticaux — « Que la Paix de Dieu soit sur toi », en rapport avec le visible et l’invisible…), des univers de référence, des rapports entre humains et des rapports entre humains et non-humains… Cela constitue un ensemble d’appartenances solides, qui fait se tenir debout les personnes, et leur permet de circuler dans d’autres mondes sans s’y dissoudre. Il importe donc que la transmission des fondamentaux culturels soit la plus complète possible.

Migrations

Toutes les migrations, de l’exode rural au changement de continent, exposent à des rencontres avec d’autres mondes, requièrent des apprentissages et des négociations.

Lorsqu’ils ont des enfants (de seconde génération), les parents immigrés (de première génération) les « fabriquent à la mode de chez eux » et leurs transmettent, plus ou moins complètement, leurs mondes. Vu la robustesse des modes de fabrication, cela vaut aussi pour les enfants des troisièmes, quatrièmes (et ainsi de suite) générations (avec cependant un délitement progressif de la transmission, et en conséquence une fragilité des appartenances et un risque de repli ou des transferts vers d’autres appartenances). De ce fait, ils restent d’une certaine façon, et quelle que soit leur adaptation à la société d’accueil et leur nationalité, des étrangers, c’est-à-dire qu’ils portent en eux une partie des mondes constitués par le dépôt de leurs ancêtres, l’héritage de leur intelligence collective (dont les mots « cultures », « coutumes » et « traditions » ne rendent que partiellement compte). Il y a bien sûr des hybridations, des articulations entre fondamentaux culturels de divers horizons, des adaptations aux exigences du monde d’accueil.

Des « fondamentaux culturels » robustes

Mais les fondamentaux perdurent et les héritiers des mondes lointains restent donc « étrangers » sur de nombreuses générations. Les « autochtones », ceux dont la mémoire des migrations des ancêtres est si lointaine qu’elle s’est perdue, ont donc intérêt à leur offrir l’hospitalité, à les constituer en ambassadeurs de ces mondes qu’ils ont à découvrir et dont ils ont à apprendre. Simultanément, ils feront valoir les exigences de leur propre monde et les obligations qui y sont attachées. Et réciproquement, les porteurs de mondes étrangers leur offriront l’hospitalité, en apprendront d’eux et s’adapteront à leur monde. Ainsi, une négociation pourra s’instaurer, avec les concessions et aménagements qu’elle requiert de part et d’autre, ou réalisant des agencements nouveaux dont chacun bénéficie, dans le meilleur des cas, sans concession à faire. Les hospitalités mutuelles deviennent alors des espaces de diplomatie entre les mondes, instaurant un monde commun dont l’hétérogénéité sera soigneusement cultivée, pour « fabriquer des choses nouvelles dans notre société » (Nathan, 2022).

Ce qui vient d’être dit implique un souci de cultiver les différences à travers le temps, de prendre soin des fondamentaux culturels, d’assurer la transmission la plus complète possible, de préserver la mémoire, à l’inverse de l’intégration telle qu’habituellement conçue, où les spécificités finissent par disparaître au fil des générations. Car ces enfants aux ancêtres de mondes lointains rencontrent aussi les mondes où ils vivent, et apprennent d’eux, ils appartiennent du coup à plusieurs mondes. Pour construire un monde commun, mieux vaut des appartenances solides en apprentissage mutuel que des appartenances parcellaires en tension entre elles. « Intégrer » signifie alors une prise en compte mutuelle, une réciprocité dans la transformation.

Quant à « l’assimilation », tout dépend de quoi elle est la métaphore. Si elle est digestive, les enfants étrangers sont dissous par les sucs gastriques de la société d’accueil qui s’en nourrit en les assimilant : au bout du transit il ne reste qu’une déjection (forme de cannibalisme postcolonial sans recyclage des déchets, et sans l’appropriation des vertus et qualités de la personne incorporée). Si elle porte sur l’acquisition de connaissances, comme l’apprentissage d’une langue (la fameuse méthode Assimil), ce sont les enfants étrangers qui assimilent les codes et les univers de références de la société d’accueil, ce qui est positif et nécessaire, à condition que ce ne soit pas au détriment de leur langue maternelle et autres ingrédients de leurs fondamentaux culturels, bref au prix de leur déculturation.

Des contenus explicites en délitement

La transmission des fondamentaux culturels se perpétue donc longtemps, loin des mondes des ancêtres. C’est peut-être ce qui distingue une approche ethnopsychiatrique d’une approche sociologique : pour cette dernière, « un clou chasse l’autre », la nouvelle façon de penser remplace la précédente, alors que pour l’ethnopsychiatrie, le nouveau recouvre l’ancien comme la chair du fruit recouvre le noyau. Ce faisant, il le rend invisible.

Quand les ancêtres vivaient dans des mondes lointains, cela se complique pour leurs héritiers, pour plusieurs raisons. D’abord, si la transmission de la dimension non verbale (ou implicite) du noyau est robuste, il n’en va pas de même pour sa dimension verbale (ou explicite). Pour l’illustrer, restons dans le registre de la possession, dans la population, par exemple, aux ancêtres marocains. Les parents et l’entourage transmettent implicitement aux enfants une façon d’être qui s’inscrit dans la logique de la possession, en recommandant parmi mille autres gestes de ne pas verser d’eau bouillante dans l’évier la nuit sans ouvrir en même temps le robinet d’eau froide, mais sans préciser le contenu explicite de cette prudence : les djinns sont des forces souterraines le jour, qui montent de ce monde obscur la nuit, en passant par des seuils entre le visible et l’invisible dont les siphons d’évier font partie, comme les arbres, les sources, les grottes, les bondes de douche, les toilettes et les bouches d’égout — et il faut éviter de leur causer du tort en les brûlant, pour rester en bons termes avec eux, bref en ménageant la paix entre forces visibles et invisibles. Une mère pourra transmettre à son enfant tous les gestes de prudence requis (comme éviter les douches très chaudes le soir, invoquer Dieu contre le diable en entrant dans les toilettes, etc.), mais sans en expliciter le sens. Et voilà pourquoi des institutrices témoignent avoir eu des élèves en pleine crise de possession en classe alors qu’ils ne se savent pas ce que sont les djinns. Et ce délitement de la transmission s’aggrave de génération en génération.

Ensuite, le « grand partage » (selon la formule de Bruno Latour, dans Fossier et Gardella 2006) que creuse la pensée moderne avec les façons non modernes de penser qu’elle déprécie comme simples croyances traverse aussi les personnes aux ancêtres lointains, dont le noyau reste non moderne, mais dont la peau a été modernisée. C’est ainsi que des parents éviteront de parler des djinns aux enfants, d’une part (celle de la peau) parce qu’il s’agit de façons de penser disqualifiées comme superstitions archaïques (quelle que soit la sagesse qui les sous-tend), d’autre part (du côté du noyau) parce qu’évoquer peut convoquer, et qu’il vaut mieux laisser les enfants loin de tout ça.

Les élèves aux ancêtres lointains agenceront d’autant mieux l’amont — les mondes d’origine, pères, mères, ancêtres et divinités — avec l’aval — l’école, les professeurs, les contenus, les camarades, le monde extérieur — qu’ils ont une connaissance explicite de l’amont, ou, en d’autres termes, que soient palliées les carences dans la transmission. Faire entrer les ancêtres (leurs savoirs, leurs sagesses) à l’école en est un des moyens. Faire entrer les ancêtres à l’école, c’est instaurer des hospitalités mutuelles où chacun fait preuve d’une curiosité positive à l’égard des autres avec pour unique préjugé que ce qui habite leur tête à du sens, apprend à les connaître et à se connaître soi-même, dans une forme de diplomatie entre cultures intriquées pour construire la bonne entente. Pour y arriver, il s’agit de mettre en place des dispositifs d’accueil, de transmission et de diplomatie entre façons de penser. Ce qui suit en propose quelques-uns pour l’école et les structures de jeunesse.

L’école des hospitalités mutuelles

Il s’agit de réfléchir avec les enseignants, éducateurs et agents PMS sur les façons de donner leur place et leur reconnaissance aux diverses cultures d’origines et convictions des élèves, dans le respect du socle commun des valeurs non négociables en Belgique (refus du sexisme, du racisme, de l’homophobie, etc.), de stimuler l’imagination et la créativité dans l’élaboration de dispositifs qui relient les élèves, parents et enseignants de différentes cultures ayant chacune leurs spécificités.

La démarche se fonde sur la réciprocité, l’échange et l’apprentissage mutuel : l’école accueille des élèves de toutes origines ; les élèves (et leurs parents) respectent en retour les valeurs de leur hôte et partagent avec elle ce qu’ils peuvent apporter de meilleur ; les élèves (et leurs parents) accueillent dans leur culture les enseignants et les élèves d’autres cultures que la leur. On pourrait parler de l’échange de « dons contre dons » culturels, ou de « cosmopolitique » au sens de la philosophe belge Isabelle Stengers (2022).

Une école des hospitalités mutuelles donne une place aux cultures d’origines des élèves et peut constituer une prévention du racisme et du radicalisme. Par ailleurs, l’hospitalité consiste à faire goûter aux autres ce que l’on fait de bon chez soi, qui, si c’est apprécié et reconnu, donne des raisons d’être fier de ses origines. Cette démarche amène à s’entre-connaître et contribue donc à la reconnaissance de la valeur des cultures d’origines, au respect mutuel des élèves. Elle met en œuvre la liberté d’expression (dans ses limites qui excluent notamment les discours de haine), la mixité culturelle, l’égalité entre différences reconnues. Elle amène tous les acteurs de l’école à devenir « ethnologues de soi », c’est-à-dire à prendre conscience de son appartenance à des codes et normes culturels par le « frottement » avec d’autres codes et normes culturels (Manço 2002), en apprenant sur soi-même dans la rencontre et l’apprentissage des autres.

Quatre niveaux à expérimenter

La visée de ces dispositifs est le vivre-ensemble dans la bonne entente par l’agencement des appartenances plurielles et évolutives, dans le partage des passions joyeuses. Ainsi, construire une école des hospitalités mutuelles peut se décliner à quatre niveaux :

  • un projet d’école global ;
  • une orientation de certains cours et une approche transversale de plusieurs cours ;
  • des ateliers citoyens de rencontre et d’agencement entre les mondes ;
  • des activités extrascolaires.

Les hospitalités mutuelles comme projet d’école

Chaque établissement scolaire (ou plus largement des structures pour jeunes ou des centres de formation) peut s’engager sur le chemin des hospitalités mutuelles, avec ce qu’elle requiert comme droits et obligations pour ses différents acteurs (direction, enseignants, éducateurs, élèves, parents, agents PMS, partenaires associatifs, etc.).

Cela pourrait passer par plusieurs types d’actions, comme la constitution d’une charte d’école, par laquelle tous les acteurs s’engagent, dans le cadre scolaire, à renoncer à considérer leurs convictions (philosophiques, religieuses…) comme la vérité (exclusive des autres) et à considérer toutes les convictions comme des chemins (ou des véhicules), qui peuvent concourir à atteindre un but commun.

Selon cette charte, le vivre-ensemble entre convictions différentes peut être organisé avec la méthode du « Plus Grand Dénominateur Commun » (Bouzar et Denies 2014), qui consiste à donner une réponse générale (dont tout le monde bénéficie) à une demande particulière (par exemple à une demande de nourriture « hallal » en alternative à de la viande « non hallal », répondre par un buffet varié qui peut convenir à tous). Il s’agit de mettre en place les dispositifs qui vont permettre l’expression et la valorisation des cultures ouvertes les unes sur les autres, en gérant la pluralité des convictions.

À l’égard des convictions, l’école adopte une attitude de neutralité, consistant à suspendre le jugement le temps de tenter de comprendre le sens et la légitimité interne de chaque conviction, quitte à reprendre le jugement si cette conviction s’oppose au socle commun des valeurs non négociables en Wallonie-Bruxelles. L’école favorise également l’ouverture à la diversité interne des convictions sur certains points : par exemple, la condamnation de l’homosexualité par des courants majoritaires des religions n’empêche pas des croyants de ces religions de condamner au contraire l’homophobie. Les hospitalités mutuelles passent par la reconnaissance et la prise en compte de la complexité.

L’école propose un rapport entre les traditions héritées par les élèves et les enseignants qui ne soit ni le rejet pur et simple (« se libérer du poids des traditions ») ni la soumission (« respecter les traditions »), mais celui du tamis qui conserve les pépites et laisse s’écouler le sable des excès (comme la domination masculine souvent présente), pour leur agencement le plus harmonieux possible au monde contemporain.

L’école élabore avec tous ses acteurs et partenaires un sens à la vie collective face aux défis contemporains (instabilité, conflits, dérèglement climatique…) partageable par toutes les cultures et convictions, comme : « S’ouvrir aux autres, apprendre les uns des autres par la rencontre ; partager les passions joyeuses, la bienveillance, la générosité, le respect ; réenchanter le monde par l’émerveillement devant la beauté, l’amour, l’intelligence ; construire un monde commun à toutes les origines, cultures et convictions, juste, diverse, en paix ; prendre soin des humains, de la vie et de la planète ».

L’école prend en compte le nouveau régime climatique, l’extinction de la biodiversité, la perspective que la planète entre dans une phase inédite à l’échelle géologique, où la survie de l’humanité et des vivants en général est menacée : « Est-il ou non trop tard pour infléchir le dérèglement climatique causé par le capitalisme moderne (ou par la conception occidentale où les humains exploitent à leur guise ce qu’ils appellent “nature”) » ? Que nul n’ait la réponse n’empêche pas d’agir dans le sens des solidarités et de l’émergence de nouveaux modes de collectifs, plutôt que l’attentisme indifférent avant le « sauve qui peut » de la guerre de survie de chacun contre tous. Ainsi, ce qui apparaît comme une apocalypse devient, pour être digne de ses enjeux, une opportunité de changement par ce qu’il y a de meilleur chez les humains, l’amour et l’entraide — et l’école peut devenir le creuset de ce changement.

Les hospitalités mutuelles comme approche transversale et contenu de certains cours

C’est aussi un legs de nos ancêtres dont il s’agit de faire l’inventaire et le tri : le contenu de certains cours est souvent ethnocentré — l’exemple classique étant la présentation des Croisades d’un point de vue uniquement occidental, jusqu’à ce que la parution du livre d’Amin Maalouf «Les Croisades vues par les Arabes» (1999) décentre la perspective. Une réflexion sur ces contenus pourrait d’une part les ouvrir à une plus grande diversité des points de vue et d’autre part contribuer à contrer le délitement de la transmission (par exemple, par une histoire des migrations à l’échelle planétaire).

Histoire. Le cours d’histoire peut être l’occasion de renforcer l’esprit critique, en faisant valoir une diversité de points de vue, compatible avec la recherche de l’objectivité. Il peut aborder l’histoire des migrations anciennes et récentes — à ce propos, il faut prendre certaines précautions, car certains élèves primo-arrivants ont vécu un exil traumatisant qu’il s’agit de ne pas réactiver. Il peut aborder l’apport des civilisations et des cultures les unes aux autres. Cela peut contribuer à une fierté d’être héritier de ces cultures, contrepoison à l’humiliation d’être les vaincus de l’histoire (le monde musulman ayant perdu sa puissance internationale du fait du colonialisme occidental et de la chute de l’Empire ottoman). Or, l’humiliation est un fort facteur de radicalisme violent… Une tout autre « histoire des migrations » qui pourrait être abordée est celle des animaux, végétaux et fibres transportés par les humains. Apprendre que les oranges, les pêches et les abricots, associés aux cultures méditerranéennes, viennent de Chine ; que la tomate vient d’Amérique (ce qui est moins connu que le maïs, la pomme de terre et le tabac) ; que le manioc et le chocolat, associés dans nos têtes à l’Afrique (« Côte d’Or »…) en viennent également… Tout cela amène un autre regard sur les échanges entre cultures, à l’instar de la route des épices et la route de la soie, ou de Venise comme trait d’union commercial entre l’Occident et l’Orient.

Français, philosophie, morale, citoyenneté. Ces cours peuvent introduire à l’argumentation et au débat rationnel, voire à la recherche philosophique, ce qui permet de :

  • régler les conflits par la parole plutôt que par la violence ;
  • lutter contre « le relativisme post-moderne » où « on pense ce qu’on veut », car « toutes les théories sont toujours contestables », en lui opposant les critères de fiabilité (objectivité) des savoirs que se donne chaque discipline (comme le recoupement d’information en journalisme ou la preuve expérimentale reproductible en physique) ;
  • dépasser la simple « tolérance » par la rencontre où l’on apprend à se connaître et à se respecter malgré et grâce aux différences.
  • s’ouvrir à la littérature francophone des pays d’origine des élèves (Maghreb, Afrique de l’Ouest) et à la traduction de langues d’origine ;
  • appréhender le français par ses racines et étymologies : racines grecques de mots anciens (comme « thérapie ») et de néologismes savants modernes (comme « photographie »), racines latines, mais aussi étymons arabes (« amiral », « coton », « goudron », « sucre »…) et de voir comment les langues s’enrichissent mutuellement.

Croisement de disciplines (biologie et français ou philosophie, citoyenneté…). La question du statut des savoirs peut être abordée en croisant les méthodologies. Ainsi, la vieille opposition entre évolutionnisme et créationnisme peut être dépassée en analysant l’objectif des deux types de récits : la biologie présente l’évolution des espèces comme l’histoire scientifique du vivant ; les récits bibliques et coraniques de la création d’Adam et Eve constituent des paraboles spirituelles productrices de sens qui instaurent la fraternité humaine (et prendre la Bible et le Coran pour des livres d’histoire constitue un anachronisme).

Sciences sociales. Le cours de sciences sociales peut apprendre à circuler entre les mondes, en premier lieu par la prise de conscience de nos appartenances à plusieurs systèmes de pensée à la fois — pour les élèves, ceux de la famille, de l’école et du monde extérieur —, et de la nécessité de les agencer le plus harmonieusement possible. Il peut faire des élèves des « ethnologues de soi » qui prennent conscience des codes sociaux auxquels ils appartiennent (Erving Goffman) par la rencontre avec d’autres codes sociaux. Ce cours peut être l’occasion de présenter une approche socio-anthropologique des textes sacrés, ce qui constitue une mise en contexte qui écarte des lectures littéralistes et radicales.

Des ateliers de philosophie et de diplomatie entre les mondes. Apprendre à se connaître dans la diversité des appartenances culturelles, s’intéresser aux ancêtres les uns des autres, c’est bien ; établir une bonne entente dans la vie collective plurielle, c’est mieux…Des ateliers de philosophie qui peuvent prendre place au cours de citoyenneté, de religion, de français, d’histoire, de sciences sociales représentent des espaces de diplomatie entre les mondes (les cultures, les civilisations) particulièrement riches et utiles, surtout lorsque les participants sont héritiers de plusieurs mondes.

Les hospitalités mutuelles comme activités extrascolaires et d’éducation permanente. Ce qui suit est un échantillon de thèmes à creuser et de dispositifs possibles, qui, s’ils ne trouvent pas place au sein des heures de cours, pourrait le trouver dans des activités extrascolaires, sous forme d’ateliers ou autres.

  • Des ateliers « langues maternelles » : donner l’occasion aux enfants dont la famille n’est pas francophone de cultiver leur langue maternelle. Ces ateliers constituent également des lieux de transmission culturelle sur la littérature orale et écrite locale, les contes et légendes… Cette façon de cultiver les cultures d’origine maintient le lien entre les générations, et pallie aux carences de la transmission, ce qui contribue à faire de la double appartenance un atout plutôt qu’un handicap. Cultiver les origines c’est surtout rendre fier de là d’où sont venus les parents, grands-parents ou arrière-grands-parents, et c’est rendre fier de ses aïeux, ce qui constitue la meilleure prévention du fanatisme haineux.
  • Des ateliers « français, langue commune » : il est important de mettre à disposition des élèves originaires des classes populaires et de l’étranger des ressources en perfectionnement de la langue française.Peuvent être mise en place des ateliers de lecture, d’écriture, de théâtre, de rédaction de scénarios et de dialogues, de mots croisés… bref tout ce qui peut susciter l’intérêt des élèves tout en renforçant leurs compétences en français.
  • Des ateliers « récits de vie » : les élèves sont appelés à aller à la recherche de traits intéressants de leurs origines culturelles, par exemple en interrogeant leurs parents, grands-parents, famille élargie, ici ou au pays, ou par des recherches personnelles, dans divers domaines : récits de vie, histoire de la famille en lien avec « la grande Histoire », littérature orale, arts plastiques, musique, cuisine… Ces recherches peuvent ramener des objets significatifs, des photos de famille, des récits que faisait une grand-mère… Cette démarche contribue à pallier les manques dans la transmission culturelle en incitant les élèves à aller chercher ce que leurs parents n’ont peut-être pas pensé ou pu leur transmettre (comme l’histoire de la migration de la famille qui reste souvent dans le non-dit et qui pourtant peut relier les ancêtres là-bas et la vie d’ici). Ces ateliers peuvent donner lieu à des productions créatives par les élèves (et pourquoi pas les enseignants), comme des récits écrits ou filmés, qui peuvent faire l’objet d’une diffusion plus large.
  • Des ateliers « musiques traditionnelles et populaires » : les passionnés peuvent rechercher et faire écouter les musiques populaires du temps des grands-parents et arrière-grands-parents là où ils vivaient. Ils peuvent s’intéresser à la façon dont ces musiques anciennes « nourrissent » les musiques d’aujourd’hui. Ceux qui ont la chance de jouer d’un instrument ou de bien chanter peuvent redonner vie à des airs anciens et en faire bénéficier les autres. Des groupes de musiciens venus d’ailleurs, mais vivants en Belgique peuvent être invités à jouer à l’école, et/ou les élèves peuvent sortir pour assister à des concerts. Ces musiques peuvent rappeler des émotions enfantines, ce qui, selon Dounia Bouzar et Serge Hefez (2017), rattachent les enfants aux bons souvenirs et soudent les familles. Des ateliers des « cuisines traditionnelles et populaires » peuvent jouer le même rôle.
  • Des activités intergénérationnelles : un des facteurs de déculturation chez les personnes d’origine migrante réside dans la disparition de la famille élargie (grands-parents, oncles et tantes, cousins cousines…), qui jouent un grand rôle au pays d’origine. Cette disparition provoque souvent un repli sur elle-même de la famille réduite au nucléaire.Il existe divers moyens de lutter contre cette déculturation : stimuler quand c’est possible les relations avec les grands-parents, oncles, tantes, cousins cousines vivant en Belgique ou restés au pays et/ou créer en Belgique des dispositifs intergénérationnels (associant dans un même lieu des seniors, des parents et des jeunes, par exemple) qui offrent une forme de « famille élargie de substitution ».

Pour conclure en deux mots

La présente analyse est le fruit de nombreuses années de pratique de formation d’adultes auprès d’acteurs socio-éducatifs et socio-sanitaires, ainsi que des enseignants. Elle vise à donner des pistes d’éducation à la citoyenneté dans notre société qui peut paraître fracturée. Cette analyse a pour but de pointer une tierce voie, entre un modèle dit communautariste, où les communautés sont libres de s’organiser et de transmettre leurs cultures, mais sans se connaître entre elles, et le modèle dit universaliste, où les cultures disparaissent au profit de la « citoyenneté républicaine ». La proposition « l’école des hospitalités mutuelles » est cet autre chemin et pourrait constituer un modèle intermédiaire de « citoyenneté interculturelle et intergénérationnelle », où les spécificités sont reconnues et mises en relation d’apprentissage les unes avec les autres, au bénéfice de tous.

Cela dessine une école où l’ailleurs est ici, peuplée d’histoires et d’Histoire, de musiques, de saveurs, de langues. « Les ancêtres proches » y sont invités à partager leurs savoirs et arts de vivre ; le dépôt des « ancêtres lointains » (vivant ailleurs, ou décédés il y a de nombreuses générations) sont convoqués et activés ou réactivés. Les élèves, mais aussi le personnel enseignant ou éducatif, et les familles, tirent fierté de leurs héritages, découvrent et apprennent à apprécier ceux des autres. La rencontre permet d’inventorier et trier — « tamiser et essorer » selon une formule utilisée dans le Maghreb — ces legs, de les nettoyer d’excès patriarcaux, par exemple, et de faire briller les pépites, les belles façons de faire lien en société. Ces ingrédients, le plus souvent non modernes, contribueront à l’invention de nouvelles manières de se relier en collectifs, pour faire face dignement au temps des catastrophes (climatiques, écologiques, économiques) provoquées par les « Modernes » (au sens de Bruno Latour). Une autre « fin » du monde est possible, où l’école, les structures de jeunesse, de formation continuée, et d’éducation permanente et populaire explorent ensemble une sociabilité cosmopolitique d’un avenir sinon radieux au moins solidaire !

Bibliographie

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Stengers I. (2022), Cosmopolitiques, Paris : La Découverte.

Notes

  1. Salmi H. (2006). Ajoutons à cette phrase « sans oublier les mères, grands-mères et ancêtres en lignées féminines, et que le monde d’origine peut être pluriel, chacun pouvant avoir des ancêtres issus de plusieurs mondes ».

Olivier Ralet