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Hôpitaux sans infirmiers et infirmiers sans-papiers: le non-sens des travailleurs sans titre

*crédit photo: United Nations

Leïla Scheurette, Joachim Debelder et Altay Manço
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2020

Pour citer cette analyse
Leïla Scheurette, Joachim Debelder et Altay Manço, « Hôpitaux sans infirmiers et infirmiers sans-papiers: le non-sens des travailleurs sans titre», Analyses de l’IRFAM, n°12, 2020.

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Depuis son arrivée en Belgique en 2013 en tant que demandeur d’asile, M. Marouf s’est vu refuser l’octroi d’un titre de séjour à chacune des demandes introduites. Sans-papiers depuis sept ans, il parvient pourtant à obtenir un brevet d’infirmier hospitalier à l’Institut Provincial d’Enseignement Secondaire Paramédical de Liège, en janvier 2020. Dans la foulée, il décroche une promesse d’embauche à durée indéterminée comme infirmier dans le service de cardiologie du Centre Hospitalier Universitaire de Liège, et le Service Public Fédéral Santé lui délivre un visa infirmier, permettant l’accès à la profession. Particulièrement indispensable dans un contexte de crise sanitaire, l’entrée en fonction de M. Marouf est toutefois bloquée par un refus de la Région wallonne de lui accorder un permis unique qui combine, en un seul document, titre de séjour et autorisation de travail. La raison de ce refus ? La fonction d’infirmier n’est pas reprise parmi la liste des métiers en pénurie du Gouvernement wallon, alors qu’elle figure dans celle plus longue du Forem, pourtant dépendant du même gouvernement1. Le refus de permettre à M. Marouf d’entrer en fonction — et d’obtenir un titre de séjour — est d’autant plus aberrant que, dès le mois de mars 2020, le milieu hospitalier alerte sur le risque d’un manque de personnel soignant : des craintes devenues depuis une urgence de santé publique. De plus, la demande doit être introduite depuis son pays d’origine…

Loin d’être isolé, le cas de M. Marouf illustre une situation dénoncée par plusieurs associations : des centaines de travailleurs de métiers dits essentiels n’ont pas de titre de séjour, ou s’ils en disposent, leurs diplômes, obtenus à l’étranger, ne sont pas reconnus en Belgique. D’un côté, des secteurs entiers ont besoin de travailleurs, d’un autre côté, des travailleurs qualifiés et disponibles n’ont pas le droit d’exercer leur profession. Ces travailleurs sont autant de personnes migrantes que cette situation paradoxale maintient dans des conditions de précarité, accentuées durant la crise du Covid-19 (Debelder et Manço, 2020). Les conséquences sanitaires, sociales et économiques de ce non-sens sont lourdes et nécessitent de s’intéresser aux dysfonctionnements plus généraux qu’elles révèlent en explorant la question du travail des sans-papiers et de leurs soutiens.

S’ils participent, dans la mesure du possible, à la société et à l’économie belges, les travailleurs sans-papiers sont criminalisés par des politiques de plus en plus répressives qui ont pour conséquence la perpétuation de leurs conditions de vie difficiles et de travail non respectueuses des normes légales, en termes de salaire, de sécurité, etc. Ce processus de criminalisation condamne ces travailleurs à l’invisibilité et alimente leur vulnérabilité. En l’absence de relations contractuelles légales, le travailleur sans-papiers n’a pour seule option le silence face à un employeur peu scrupuleux. En effet, de par l’impossibilité de subvenir à leurs besoins de manière formelle, faute de statut administratif, les sans-papiers se trouvent contraints de travailler de manière informelle et constituent ainsi une partie de la main-d’œuvre de l’économie dite souterraine2, soit une concurrence déloyale aux autres travailleurs et entreprises qui respectent les règles.

D’après l’OCDE, l’économie souterraine englobe toute activité marchande non enregistrée, dont les « emplois cachés » au sein d’entreprises déclarées, dans le but d’en réduire la charge fiscale. Si ces activités économiques étaient enregistrées, elles permettraient de contribuer à la croissance du pays. En l’occurrence, elles ne participent qu’à la prospérité de ceux qui organisent le travail infralégal et alimentent l’évasion fiscale, en compliquant la gestion de la protection sociale. Selon le Fonds Monétaire International, les travailleurs défavorisés, en général, et les personnes migrantes ou sans-papiers, en particulier, font partie des groupes les plus susceptibles d’être employés dans l’économie informelle parce qu’ils cumulent plusieurs facteurs d’exclusion du marché formel, à savoir un manque d’opportunité en raison de leur statut administratif et de leur origine ethnique. Dans la même mesure, les emplois non délocalisables dans les pays à faible coût de main-d’œuvre, spécifiquement les secteurs des soins aux personnes, des services aux entreprises, de la construction, de la logistique, de l’agriculture, etc., sont les plus susceptibles de recourir à ce type d’activités.

Les sans-papiers dans l’engrenage du travail informel

En Belgique, comme dans le reste de l’UE, le processus de criminalisation des migrations, enclenché dès le milieu des années 70 et renforcé par les accords de Schengen, s’accompagne, selon de nombreux observateurs, d’une augmentation de migrants sans-papiers et d’une rhétorique politique fomentant un sentiment d’anxiété à l’égard de l’ensemble des migrants. Pour Ambrosini (1999), par exemple, l’augmentation des mesures restrictives en matière d’immigration a pour effet l’accroissement d’une main-d’œuvre « privée de toute protection », par conséquent profitable à certains secteurs de l’économie en demande de travailleurs flexibles et faiblement rémunérés (Martiniello et Rea, 2012, 32). Pour les responsables du projet Undocumented Worker Transitions, financé par la Commission européenne, on assiste, d’une part, à un processus « d’informalisation » du marché de l’emploi qui exacerbe les ségrégations de genre et d’origine et, d’autre part, à un mécanisme « d’irrégularisation » qui tend à rendre vulnérable la position professionnelle occupée par le travailleur migrant, en l’occurrence sans-papiers. Ces deux processus contribuent à la précarisation du monde du travail. Dans son dernier rapport d’activité, l’association de défense des travailleurs sans-papiers, Fairwork Belgium, révèle ainsi que dans 37 % des cas, les demandes d’aide introduites concernent les salaires non payés.

Dans ce contexte, les qualifications et les diplômes des personnes sans-papiers, obtenus à l’étranger ou en Belgique, influencent peu les postes qu’ils occupent. Depuis deux décennies au moins, les principaux segments du marché au sein desquels les sans-papiers sont relégués sont invariablement la construction, l’entretien industriel, le travail domestique, l’Horeca, l’horticulture et la manutention. Parfois repris sous l’appellation « 3 D Jobs» — pour Dirty, Dangerous et Demanding (sales, dangereux et pénibles) —, ces secteurs d’activités renforcent la « délocalisation sur place » décrite par Terray (1999, 15-17) pour qui le recours aux travailleurs sans-papiers « permet de profiter de tous les avantages de la délocalisation sans supporter aucun de ses inconvénients». Ainsi, les salaires ne sont déterminés que par la loi de l’offre et de la demande, les charges sociales sont inexistantes et les conditions de travail ne sont soumises à aucune réglementation. La reproduction à domicile des conditions recherchées dans des pays éloignés permet dès lors à de nombreuses entreprises de maintenir leurs marges bénéficiaires, et donc leur compétitivité. Cette logique est généralement mise en œuvre à travers des contrats de sous-traitance, les sans-papiers arrivant en bout de chaîne. Le travailleur sans-papiers constitue ainsi l’archétype du salarié néolibéral, car «l’emploi de travailleurs sans-papiers est à la pointe des nouvelles formes de mise au travail — externalisation et flexibilisation — qui ont accompagné les mutations du capitalisme» (Iana Mar, 2011, 40).

Loin d’être un phénomène marginal, le recours aux travailleurs sans-papiers est devenu partie intégrante de la structure économique de divers secteurs d’activité, avec plusieurs conséquences pour la collectivité. Selon le groupe Undocumented Worker Transitions, cela participe au nivellement par le bas des salaires et des conditions de travail de l’ensemble des travailleurs, migrants ou non. Les données recueillies par l’association Fairwork Belgium mettent ainsi en évidence qu’en 2019, les employeurs ne rémunèrent les travailleurs sans-papiers que 38 % du montant qu’ils auraient du légalement payer. L’impayé représente une perte pour le travailleur, mais également pour la sécurité sociale et le fisc. Par ailleurs, la dynamique concurrentielle créée entre travailleurs sous contrat légal et sans-papiers renforce également la stigmatisation de ces derniers qui « exploités sur le champ professionnel sont ciblés et perçus en politique comme “voleurs d’emplois” ou “casseurs de prix” » (Manço et coll. 2017, 43).

Pour contrer les abus, des mécanismes juridiques de protection des travailleurs sans-papiers ont vu le jour. Ainsi, la loi du 11 février 2013 prévoyant des mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour illégal transpose en droit belge la Directive 2009/52/CE du Parlement européen portant sur les sanctions à l’endroit de ces employeurs. La loi envisage, notamment, de faciliter le dépôt de plainte et expose l’employeur visé à des condamnations financières et pénales. Elle anticipe également une présomption d’employabilité de trois mois lorsqu’une personne sans-papiers est contrôlée sur le lieu de travail (article 7). Sans précisions contraires, l’employeur est ainsi redevable au travailleur du salaire correspondant à ladite période. Cependant, Fairwork Belgium déplore le manque de rigueur des services d’inspection du travail dans l’application de cette législation, en particulier à Bruxelles et en Wallonie.

Mobilisations pour les sans-papiers

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les migrations à destination de la Belgique sont inséparables de la question du travail, une conséquence des conventions bilatérales d’importation de main-d’œuvre étrangère imaginées en réponse aux besoins de bras dans l’industrie (Manço et coll. 2017). Toutefois, cette politique n’empêche pas la présence de travailleurs sans-papiers, même si leur nombre croît dès 1974, l’année marquant l’arrêt de l’appel officiel aux travailleurs étrangers. La Belgique connaît ainsi plusieurs vagues de régularisations d’immigrés sans-papiers. Si les premières vagues sont à la demande du patronat, quand il est manque de main-d’œuvre, les suivantes, à partir de 1974, sont le fruit de mobilisations de travailleurs, soutenus par les organisations syndicales (la CSC et la FGTB), qui revendiquent leurs droits (Mauzé et Vertongen, 2017). Dans les années 90, le mouvement des sans-papiers organisé autour de la question du travail, et soutenu par des citoyens solidaires, des associations et des organisations syndicales, obtient une nouvelle procédure de régularisation en l’an 2000. Les évaluations qui ont été menées montrent que, dix ans après cette régularisation, les personnes concernées sont devenues des citoyens, dont 70 % sont à l’emploi. Elles soulignent que la régularisation est un moyen d’insertion et de lutte contre le travail au noir. Mais elles indiquent également que la présence des travailleurs sans-papiers est devenue, en Belgique, un aspect durable du paysage économique. Aussi, se créent plusieurs collectifs 3 ayant pour but de soutenir les sans-papiers dans le champ de l’emploi (leurs conditions de travail étant qualifiées d’exploitation), mais également en vue d’une régularisation plus large. En effet, contribuer par leur travail à la sécurité sociale et à la prospérité générale est non seulement le désir des travailleurs sans-papiers4, mais également l’intérêt de la société belge. La récente proposition d’Actiris pour former les sans-papiers dans les métiers en pénurie et la demande dans le même sens de certaines entreprises, notamment en période de pandémie (Debelder et Manço, 2020), peuvent être interprétées comme un souhait implicite de régularisation, même si une stabilisation uniquement sur base du travail risque de discriminer les personnes particulièrement vulnérables parmi les sans-papiers. Les rapports successifs de la Coordination des sans-papiers rappellent d’ailleurs que la régularisation doit apporter de la quiétude et du bien-être à tous les sans-papiers dont la vie a longtemps été déstabilisée.

Au-delà du plaidoyer politique, les organisations de la société civile ont pourtant peu de leviers pour soutenir les travailleurs sans-papiers. En effet, en favorisant l’accès à un travail informel, elles risqueraient à la fois une compromission morale et une action judiciaire. Par exemple, elles pourraient faciliter, malgré elles, la mise en place de conditions d’exploitation. En dépit du bénéfice financier que rapporte le travail de personnes précaires, les employeurs le présentent souvent comme un service rendu, une faveur dont les sans-papiers devraient être redevables, en acceptant des conditions qui ne s’appliquent pas aux autres. Ce type de dynamique exacerbe la relation de domination (Iana Mar, 2011). De plus, si les soutiens solidaires, tels que les hébergeurs, fournissent du travail à leurs hébergés sans-papiers, leur démarche n’est plus à caractère désintéressé. En tirant un avantage patrimonial, direct ou indirect, par le travail informel, ces citoyens sortent des conditions de la clause humanitaire prévue par le droit belge et peuvent être poursuivis pénalement pour « trafic des êtres humains »5.

Plusieurs mobilisations récentes du milieu associatif ont cependant permis de développer des initiatives de solidarité concrète en soutien aux travailleurs sans-papiers. Le projet United Migrants, élaboré par l’association liégeoise F 41, dès 2019, vise, par exemple, à favoriser l’accès à la formation des personnes sans titre de séjour. Si le projet pilote est toujours en cours, son soutien actuel par une trentaine d’opérateurs wallons du secteur de l’insertion socioprofessionnelle démontre leur dynamisme à s’engager en faveur des personnes sans-papiers 6. Par ailleurs, le « Fonds étudiant » du Collectif de Résistance Aux Centres Pour Étrangers finance les formations des sans-papiers depuis de nombreuses années et la ville de Liège vient de débloquer un budget pour le soutenir — ce point fait partie des pourparlers en cours entre les collectifs et la Région wallonne à propos des travailleurs sans-papiers 7. Aux prémices de la crise du Covid-19, tandis que le confinement vient d’être instauré, des femmes membres de la Voix des Sans-Papiers de Liège s’organisent au sein d’un atelier de couture pour pallier la pénurie généralisée de masques. En quelques semaines, l’action « Masques solidaires » produit ainsi plusieurs milliers de masques en tissus, pour lesquels un don peut être versé, dans une optique de « leaving no one behind »8. L’initiative regroupe une dizaine de couturières et bénéficie de divers soutiens. Elle est ainsi ancrée dans un projet plus large : Atemos ou Atelier du Monde Solidaire. Il s’agit d’une initiative lancée en 2016 par la Voix des Sans-Papiers de Liège et l’École des solidarités (FGTB), et soutenue par trois associations d’éducation permanente : le Monde des Possibles, Promotion & Culture et le Centre d’Éducation Populaire André Genot. L’Atelier du Monde Solidaire vise à valoriser les compétences des personnes avec ou sans-papiers dans une démarche d’économie sociale et solidaire. Définie par un décret du Gouvernement wallon, l’économie sociale et solidaire repose sur une finalité de services à la collectivité, une autonomie de gestion, un processus de décision démocratique et la primauté des personnes et du travail sur le capital, dans la répartition des revenus. Atemos permet ainsi de répondre de manière innovante, créative et autonome aux situations vécues par les sans-papiers en construisant une alternative économique. Celle-ci devrait permettre aux personnes en situation irrégulière présentes sur le territoire belge de s’organiser sous la forme de coopérative pour faire émerger de nouvelles sources de revenus dans un contexte respectueux de leurs droits en tant qu’individu et donc de dépasser l’obstacle du statut administratif. Parmi les autres activités d’Atemos, soulignons également un atelier cuisine et la création d’une « sécurité sociale solidaire », en 2018, matérialisée sous la forme d’une caisse commune entre sans-papiers9. Au-delà de la création de richesse, l’objectif d’Atemos est aussi d’interpeller l’ensemble des citoyens sur la nécessité de répondre à la situation des personnes sans-papiers et d’appeler les représentants politiques à remettre urgemment la question de la régularisation au centre de l’agenda politique et de promouvoir une forme de régularisation issue de la participation à des activités d’économie sociale et solidaire, comme déjà explorée en France et en Catalogne.

Conclusion : l’ambiguïté d’une régularisation par le travail

Les mobilisations syndicales, associatives et citoyennes de soutien aux travailleurs sans-papiers, ainsi que les négociations en cours avec les Régions en charge de la question de l’emploi se heurtent à un obstacle, celui de l’octroi d’un titre de séjour, une compétence en principe fédérale. La question d’une régularisation répond avant tout d’enjeux humanitaires, sociaux et, comme la crise du Covid-19 le montre, sanitaires. Pourtant, la campagne de régularisation de 2009, la dernière en date, se distinguait de celle de 2000 par l’introduction d’une possibilité de régularisation par le travail 10(Martiniello et Rea, 2012, 35). Cette mesure est critiquée en raison du rôle qu’elle accorde à l’employeur, subordonnant le droit de séjour au bon vouloir de ce dernier, disposé ou non, à signer un contrat de travail. Pour le collectif de sociologues Iana Mar (2011, 102), la régularisation par le travail « permet à l’État, d’une part, de se déresponsabiliser vis-à-vis du séjour des étrangers en se remettant entièrement à la loi du marché du travail et, d’autre part, de renforcer les relations de subordination du rapport salarial ». Dans son évaluation du critère du travail de 2009, la revue « Démocratie » constate aussi qu’un des effets de la campagne a été une « intensification de l’exploitation des travailleurs sans-papiers par leurs employeurs », disposant d’un moyen de pression supplémentaire. Il faut donc poser certaines limites à cette orientation stratégique pour éviter l’écueil de l’utilitarisme migratoire. En outre, c’est précisément le caractère informel du statut des travailleurs sans-papiers, et donc leur absence de protection, qui rend leur emploi attractif aux yeux de certains employeurs. Il n’est donc pas certain que les segments de l’économie employant des migrants irréguliers soutiennent des mesures gouvernementales visant à les régulariser ou à développer une « possibilité d’immigration saisonnière légale » (Ambrosini, 1999, 102).

Les documents du FMI et de l’OCDE convergent et préconisent de faciliter l’insertion progressive sur le marché de l’emploi formel des personnes, notamment, migrantes pour qui l’économie souterraine constitue l’unique filet de sécurité. Il s’agirait de renforcer les mesures incitatives destinées aux entreprises et aux travailleurs pour permettre une inclusion par le travail contractuel11. Dans leur synthèse de la littérature économique, Manço et coll. (2017, 48), mettent en évidence que « les coûts et les bénéfices spécifiques d’une régularisation des sans-papiers sur l’économie nationale semblent fort proches de ceux de l’immigration légale » à savoir un impact positif, comme le confirme tant l’exemple d’autres pays comme l’Allemagne que la dernière étude de la Banque Nationale belge sur la question. Ces divers travaux mettent en avant que les migrations permettent au marché du travail de s’adapter à l’évolution des contextes économiques, à condition que les migrants puissent y contribuer à travers leurs compétences. Ce potentiel est cependant trop peu valorisé, particulièrement dans le cas des travailleurs sans-papiers.

Pour ces derniers, la régularisation et l’accès au travail formel ne sont qu’une partie de la solution. D’une manière générale, malgré un titre de séjour et un permis de travail en règle, ils resteront confrontés aux logiques de l’ethnostratification du marché du travail et occuperont des postes en inadéquation avec leurs compétences. L’obtention d’un titre de séjour correspond cependant à la condition sine qua non du respect des droits fondamentaux des personnes sans-papiers et de leur inclusion formelle dans la société à laquelle ils contribuent déjà. Si les initiatives solidaires et citoyennes comme celle d’Atemos sont par défaut indispensables, force est de constater que la question des travailleurs sans-papiers doit également être abordée par l’État et les acteurs politiques. Outre la possibilité d’une régularisation massive — comme les nombreux exemples précédents qui n’ont pas créé d’« appel d’air » —, une multitude d’acteurs d’horizons divers appellent présentement les institutions politiques à faciliter l’accès à l’emploi et à la formation, notamment en élargissant les conditions d’octroi du « permis unique » (comme dans le cas de M. Marouf), à garantir le droit de séjour des personnes en situation irrégulière lors de circonstances exceptionnelles comme la crise du Covid-19 ou encore à ouvrir l’accès aux formations prestées par, entre autres, les organismes d’insertion socioprofessionnelle. Si des initiatives comme celles que nous avons présentées prouvent par l’exemple que des solutions existent, elles devront être approfondies et, en tout cas, endossées plus largement au travers de mesures politiques concrètes pour permettre de résoudre l’inéquation que constitue la question des travailleurs sans-papiers.


Bibliographie

Ambrosini M. (1999), « Travailler dans l’ombre. Les immigrés dans l’économie informelle », Revue européenne des migrations internationales, v. 15, n° 2, p. 95-121.

Debelder J. et Manço A. (2020), « Pandémie : mobilisations citoyennes et modes de gestion locale de la question migratoire », Diversités et citoyennetés, n° 55, p. 4-9.

Iana Mar (2011), Travailleurs, vos papiers!, Montreuil : Libertalia.

Manço A., Ouled El Bey S. et Amoranitis S. (2017), L’apport de l’Autre. Dépasser la peur des migrants, Paris : L’Harmattan.

Martiniello M. et Rea A. (2012), Une brève histoire de l’immigration en Belgique, Bruxelles : Fédération Wallonie-Bruxelles.

Mauzé G. et Vertongen Y. L. (2017), « 1974. Migrants et syndicats se mobilisent en Belgique », Plein Droit, v. 4, n° 115, p. 32-36.

Terray E. (1999), « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place », Balibar É., Chemillier-Gendreau M., Costa-Lascoux J. et Terray E. (éds.), Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris : La Découverte, p. 9-34.

Notes

  1. La fonction d’infirmier figure également dans la liste des métiers en pénurie de la région Bruxelles-Capitale.
  2. Dans la présente analyse, nous ne prendrons pas en compte les activités criminelles qui constituent seulement un pan de cette économie.
  3. Citons le Collectif des Travailleurs Sans-Papiers, fondé en 2010 et appuyé par l’association Samenlevingsopbouw Brussel, et le Comité des Travailleurs migrants avec et sans papiers, porté par la CSC de Bruxelles, depuis 2008, lorsqu’elle commence à affilier les sans-papiers. La FGTB permet également l’affiliation des sans-papiers depuis 2005, même si cette mesure reste principalement symbolique, puisqu’en raison de leur situation de séjour, ces travailleurs n’ont pas accès à l’ensemble des services. Ces collectifs sont en constante évolution, en Wallonie-Bruxelles, en fonction des besoins
  4. Cette revendication est notamment portée à Bruxelles par le Collectif des travailleurs sans-papiers.
  5. Article 77 bis de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.
  6. Communication de Nathalie Rémy de l’ASBL F 41, septembre 2020.
  7. Communication de Pauline Mallet de l’ASBL Le Monde Des Possibles, novembre 2020.
  8. Leitmotiv de l’Agenda 2030 des Nations Unies.
  9. Communication de Rosario Marmol-Perez de l’ASBL Promotion & Culture, septembre 2020.
  10. Le candidat devant justifier d’une présence sur le territoire de plus de trois ans et d’une offre ferme d’engagement.
  11. Un « blanchiment » du travail au noir, en quelque sorte.

Altay Manço, Joachim Debelder, Leïla Scheurette