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Formations métier et alphabétisation : l’alternative de la concomitance

© Photo : Lire et Ecrire Luxembourg asbl

Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2021

Pour citer cette analyse
Entretien avec Rita Stilmant et Laurence Breuskin, « Formation métier et alphabétisation : l’alternative de la concomitance », Analyses de l’IRFAM, n° 11, 2021.

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Les constats sont là et ne sont pas neufs : le public adulte ne maîtrisant pas les compétences de base et/ou la langue française n’a pas accès aux formations professionnalisantes. Le Certificat d’Étude de Base est exigé et les tests d’entrée constituent une barrière. Or, ces femmes et ces hommes affichent une volonté affirmée d’accéder à ces formations, couplée à la nécessité de décrocher rapidement un emploi. En province de Luxembourg, trois centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) ont construit un partenariat pour répondre à ces constats. La Trêve, le Centre d’Éducation Permanente et de Promotion Sociale des Travailleurs (CEPPST) et Lire et Écrire Luxembourg proposent ainsi des formations concomitantes. À travers cette formule, ils permettent aux stagiaires, issus pour la majorité d’entre eux des migrations, de se former et de s’initier à un métier tout en renforçant leurs savoirs de base et savoir-être utiles à l’exercice de ce métier. Afin d’en apprendre davantage sur ces formations concomitantes, l’IRFAM a rencontré Laurence Breuskin, agent d’accueil, de suivi psychosocial et de guidance au sein de Lire et Écrire Luxembourg et Rita Stilmant directrice de la même structure.

IRFAM : Comment sont nées ces formations en concomitance ?

Rita Stilmant : « Des mots et des briques » a vu le jour en 2014 et a pour objectif d’initier les stagiaires au métier de maçon. « Des mots pour communiquer et nettoyer » est née en 2017 et a pour but de certifier au métier d’aide-ménager social, métier qui consiste à effectuer les tâches ménagères au domicile d’usagers en situation de dépendance ou d’isolement. Les centres d’insertion socioprofessionnelle avaient déjà écrit quelques pages communes en soutenant des expériences de formations en alternance, mais les constats et expériences des CISP devaient trouver écho pour que les approches privilégiées jusqu’alors soient revisitées et questionnées. Ces réflexions ont pu trouver une oreille attentive auprès de la section maçonnerie du Forem, marquée une pénurie de stagiaires. Après plus d’une année de travaux partenariaux et pédagogiques, une première session pilote de la formation concomitante « Des mots et des briques » se concrétisait. Convaincus de la pertinence du modèle innovant et inédit mis en place, le CEPPST, Lire et Écrire Luxembourg et La Trêve se lancent dans l’aventure, avec les moyens du bord. En 2016, dans le cadre des travaux menés par l’Instance Bassin de la province du Luxembourg (IBEFE), les trois centres d’insertion socioprofessionnelle, partenaires dans le projet « Des mots et des briques » identifient l’opportunité pour les publics adultes ne maîtrisant pas les savoirs de base en français d’être précurseurs dans la mise en œuvre d’une formation donnant accès au nouveau métier d’aide-ménager social. Débute un travail de construction partenariale associant Forem Formation, la Promotion Sociale, l’IBEFE et les centres d’insertion socioprofessionnelle que sont l’AID La Trêve, le CEPPST et L’ASBL Lire et Écrire Luxembourg. Aujourd’hui, les trois centres d’insertion socioprofessionnelle sont en capacité de modéliser les formations concomitantes mises en place : cinq sessions « Des mots et des briques » et deux sessions « Des mots pour communiquer et nettoyer » ont déjà été menées à bien.

À quels publics ces formations sont-elles destinées ?

Laurence Breuskin : Les formations concomitantes sont accessibles aux adultes, femmes et hommes, francophones ou allophones, ne maîtrisant, dans aucune langue, les savoirs de base ou ne maîtrisant pas les savoirs de base en français. Tous sont animés par l’envie d’obtenir une qualification et une certification. Cependant, ils n’ont pas les connaissances suffisantes en langue française pour réussir les tests d’entrée donnant accès aux formations qualifiantes briguées. Pour les stagiaires, c’est l’occasion de se familiariser avec le monde du travail en Belgique et, pour certains, mener à bien une première expérience professionnelle lors du stage proposé. Un travail essentiel sur les représentations culturelles est déployé. Tous ont l’opportunité de faire valoir des compétences, et ce, malgré les difficultés qu’ils rencontrent avec les savoirs de base. La formation s’adapte à eux, à leurs besoins, à leurs demandes et vise à soutenir chaque stagiaire dans l’apprentissage d’un métier.

Les stagiaires bénéficient-ils d’un accompagnement ?

Rita Stilmant : En effet, une des particularités des CISP est le processus d’accueil et d’accompagnement psychosocial mis en place tout au long de l’action.Avant l’entrée en formation, un contact téléphonique permet l’invitation à une séance d’information collective. Ensuite, une première rencontre avec l’agent de guidance de Lire et Écrire Luxembourg est fixée afin de préciser et de confirmer le projet du candidat stagiaire, de questionner ses motivations, ses parcours scolaire et professionnel, d’identifier les ressources et les freins à l’entrée en formation et de lever ces derniers (garde d’enfants, coût de transport…). Il s’agit aussi de vérifier les conditions, le respect des critères administratifs et de réaliser le positionnement en français.Un temps de réflexion est laissé au stagiaire potentiel avant la signature du contrat. Ce temps est indispensable avant l’engagement dans une formation à temps plein s’étalant sur huit mois.

Comment cet accompagnement psychosocial se poursuit-il pendant la formation ?

Laurence Breuskin : Il se poursuit en parallèle des processus pédagogiques. L’agent de guidance de Lire et Écrire Luxembourg est un relais auprès duquel trouver le soutien nécessaire à la résolution de difficultés éventuelles, qu’elles soient familiales, financières, administratives, de mobilité, d’hébergement ou de santé. Les stagiaires sont ainsi davantage en capacité de se consacrer pleinement à la formation. Les rencontres et échanges avec l’agent de guidance offrent l’occasion de faire le point sur le parcours formatif, de l’évaluer, parfois de remettre le projet en question et de l’ajuster. Au terme du parcours formatif, l’accompagnement se poursuit, circonscrit sur l’après-formation et la poursuite du projet du stagiaire. Le travail de l’agent de guidance, en étroite concertation avec les pédagogues, est d’autant plus fondamental que les formations sont des lieux de vie au cœur desquels des chocs culturels issus de visions différentes de la manière de faire société peuvent se produire et déstabiliser l’individu et le groupe. Il s’agit alors de revenir sur les valeurs que défendent les opérateurs intervenant dans la formation concomitante et, si besoin, les cadres juridiques et légaux en vigueur.

Comment les formations sont-elles élaborées ?

Rita Stilmant : Pendant la période d’accueil, du temps est donné aux formateurs pour travailler sur les contenus pédagogiques. Cela se fait avec l’aide et la supervision du coordinateur de projet de Lire et Écrire Luxembourg. Chaque CISP détache un formateur de manière à mutualiser les expertises pédagogiques et méthodologiques en alphabétisation des adultes, en français langue étrangère et en remise à niveau. Les groupes d’adultes présentent d’importantes disparités en termes de connaissance du français et des savoirs de base, et les formateurs interviennent en tandem. Ce modèle original est à la fois une force et un défi car chacun doit faire un pas méthodologique et pédagogique vers les autres en gardant à l’esprit l’objectif d’optimalisation des expertises dont il est porteur. Il s’agit de se donner les moyens de coconstruire, avec ses pairs, des contenus qui tiennent effectivement compte des ressources, compétences, besoins des stagiaires.Cette coanimation permet un travail différencié et respectueux du rythme de chacun des stagiaires. C’est donc, à la fois, une complexité pour les formateurs, mais une véritable richesse pour les stagiaires.

Concrètement, comment se déroule une semaine de formation ?

Laurence Breuskin : Le renforcement des savoirs de base est proposé deux jours par semaine et la formation pratique les trois jours restants. Dans le cadre « Des mots et des briques », les stagiaires sont en atelier maçonnerie les lundis, mardis et jeudis et en renforcement des compétences de base, dans la salle « maçon » surplombant le chantier, les mercredis et vendredis. Cette configuration des lieux, stratégique, permet de valoriser le travail pratique pour alimenter les contenus plus théoriques. Les contenus formatifs indispensables sont définis en regard des compétences utiles à l’exercice du métier. Ils s’enrichissent et s’étoffent en fonction des besoins et demandes des stagiaires. Dans le cadre « Des mots et des briques », une préparation à une formation en sécurité, indispensable pour travailler dans certaines entreprises du secteur de la construction, et à la formation « montage d’échafaudage » est mise en place au sein des activités de renforcement des compétences en français.Une telle alchimie ne peut produire ses effets qu’à partir du moment où les différents intervenants collaborent, mutualisent et permettent ainsi que les contenus pratiques et théoriques entrent en résonnance.

La concomitance repose avant tout sur la collaboration entre les opérateurs…

Rita Stilmant : En effet, réussir à faire partenariat est le sésame de la formation concomitante. Il ne s’agit pas de juxtaposer des modules et des expertises, mais bien de mettre en place une collaboration effective entre différents opérateurs de formation qui ont chacun leurs spécificités, leurs contraintes, leurs plus-values etc. Ensemble, ils se donnent les moyens d’écrire un modèle inédit qui les amène à faire un pas les uns vers les autres, étapes essentielles dont la somme permet au public d’avoir accès à des formations professionnalisantes qui prennent en compte leurs ressources, rythmes, compétences, expériences et besoins. Cela implique un travail sur les représentations que les opérateurs ont les uns des autres, de comprendre les publics avec lesquels le processus d’apprentissage se concrétise, de réinterroger les approches méthodologiques et pédagogiques, de travailler les contenus de façon à les rendre accessibles aux adultes ne maîtrisant pas les savoirs de base en français en mettant un accent appuyé sur les compétences utiles à l’exercice du métier.

Quels sont les moyens mis en place pour favoriser ces collaborations ?

Laurence Breuskin : Des temps de concertation entre les formateurs des CISP, mais également avec les formateurs des organismes partenaires sont organisés tout au long des formations. Ces moments de mutualisation, d’échanges, de compréhension entre professionnels permettent de travailler les savoirs de base au plus près des apprentissages pratiques que vivent les stagiaires et ainsi de les renforcer au mieux. Ces concertations matérialisent, aux yeux des stagiaires, la collaboration et la coopération effective des opérateurs soucieux d’œuvrer de concert, avec eux, sur la route de la réussite. Des évaluations intermédiaires, entre opérateurs, mais également avec les stagiaires complètent les moments de concertation. Elles permettent les ajustements indispensables sur les plans organisationnels, opérationnels et administratifs. Elles soutiennent aussi les stagiaires dans une lisibilité accrue de leur parcours d’apprentissage, dans la solidification de leurs projets professionnels et de vie. Au terme de la formation, une évaluation finale est réalisée avec l’ensemble des intervenants afin d’objectiver les difficultés, ainsi que les solutions mises en œuvre. On identifie les ressources et on travaille les éventuelles évolutions à apporter sur les plans organisationnel, administratif, opérationnel et pédagogique.

Quels sont les avantages de ce type de formations ?

Rita Stilmant : Ce modèle formatif comporte plusieurs avantages. Les stagiaires sont au centre du processus, en phase avec le projet concret qu’ils nourrissent et se voient avancer. Dans ce contexte, le renforcement des savoirs de base fait sens. Nous avons vu progresser des stagiaires dans ce cadre de formation alors qu’ils donnaient l’impression de ne plus évoluer en formation traditionnelle d’apprentissage de la langue ou d’alphabétisation.

Laurence Breuskin : C’est valorisant pour eux, mais c’est également motivant pour les formateurs. Cela a également une incidence sur la ponctualité, l’assiduité, l’attention à la qualité du travail. Certains stagiaires voient l’opportunité d’obtenir un titre reconnu. Quelle reconnaissance pour ces apprenants qui ont peu fréquenté l’école ou qui en ont décroché ! Les voilà certifiés ! Ils voient dans cette qualification une réelle légitimité pour aller vers l’emploi. Dans les faits, ils gagnent en assurance, un changement de posture s’opère.

Avez-vous rencontré des freins à la mise en œuvre du projet ?

Laurence Breuskin : Le travail partenarial est une véritable richesse, mais il faut se donner les moyens de composer avec les projets pédagogiques et valeurs de chacun. On peut déjà le constater au niveau du renforcement des compétences de base, un formateur en alphabétisation ou un formateur en français langue étrangère n’ont pas les mêmes méthodes pédagogiques et chaque formateur est parfois mis « en tension » dans ses propres valeurs, d’où l’importance d’une étroite collaboration et de la présence d’échanges très réguliers.

Rita Stilmant : Une autre difficulté, c’est le financement du modèle inventé. Jusqu’à présent, il a fallu composer. Tout d’abord en faisant la démonstration de la pertinence du modèle sur fonds propres. Ensuite, en composant avec des appels à projets Forem, Action Sociale et autres appel d’offres. Ainsi, pour concrétiser la deuxième session « Des mots et des briques », il a fallu articuler deux appels à projets différents pour parvenir à financer les 300 heures de renforcement des compétences de base. L’absence de stabilité financière et donc de perspective est un frein à la mise en œuvre de ce type de formation.

Quelles conclusions tirez-vous de ce modèle de formations concomitantes ?

Rita Stilmant : Le premier constat, c’est un taux de présence élevé en formation et peu d’abandon en cours de formation. La plupart des stagiaires ayant débuté la formation ont mené leurs parcours d’apprentissage à son terme. Le soutien psychosocial et l’implication des formateurs et partenaires contribuent à cette réussite. La levée des freins en amont de la formation, la concrétisation intégrée des dimensions « métier » et « savoirs de base », l’étroite collaboration entre les formateurs, la méthodologie et les contenus de formation soutiennent la motivation, la participation active et le développement des compétences techniques et théoriques des stagiaires. Des progrès significatifs au niveau des apprentissages du français, une connaissance du monde du travail, de ses exigences et de leurs droits, sont notés. Enfin, parler de réussite sur le plan de l’insertion professionnelle n’est pas galvaudé. Cette réussite est notamment liée au fait que les stagiaires se sentent davantage légitimes pour postuler en ayant réalisé un stage en entreprise, en ayant en main une certification ou une reconnaissance de la part d’un organisme de formation tel que le Forem.

Quelques chiffres
Les quatre premières sessions « Des mots et des briques » ont vu 33 stagiaires sur les 42 inscrits au départ, aller jusqu’au bout du processus ce qui équivaut à 79 %. Sur ces 33 stagiaires, 14 sont ou ont rapidement été à l’emploi, soit 42 % des stagiaires ayant terminé leur formation. Les autres ont, soit repris une formation en français pour poursuivre leurs apprentissages, soit poursuivi leur apprentissage de la maçonnerie, à savoir 20 stagiaires. Lors des deux premières sessions « Des mots pour communiquer et nettoyer », 21 stagiaires sur les 29 inscrits ont été au bout de la formation et ont obtenu leur certification d’aide-ménager social à la suite de l’épreuve intégrée, soit 72 %. Sur ces 21 personnes, 16 sont ou ont été à l’emploi à la suite de leur certification, soit 76 %. Pour la plupart, il s’agit de contrat de plus de 3 mois. Enfin, à l’analyse, il apparaît que 86 % du public était issu de l’immigration, certains étant toujours dans un processus de demande d’asile. Sur les 30 stagiaires étant ou ayant été à l’emploi, 24 étaient étrangers ou d’origine étrangère, soit 80 %.

Laurence Breuskin, Rita Stilmant