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Jeunes musulmans dans notre société : tous scouts ?

Altay Manço, Naomi Gideon et Coralie Beyens

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2023.

Pour citer cette analyse
Altay Manço, Naomi Gideon et Coralie Beyens, « Jeunes musulmans dans notre société : tous scouts ? », Analyses de l’IRFAM, n°2, 2023.

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La Fédération des Scouts Baden-Powell de Belgique (en abrégé Les Scouts) est un mouvement éducatif pour jeunes fondé sur le volontariat, non partisan et ouvert à toutes et tous, sans aucune distinction, conformément au but et à la méthode de Baden-Powell1. En 2021, Les Scouts sollicite l’expertise de l’Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations, dans le cadre de la mise en place d’une réflexion et d’une initiative de facilitation favorisant l’ouverture du scoutisme aux jeunes de culture musulmane en Belgique francophone. La fédération confie ainsi à l’IRFAM l’accompagnement méthodologique de son département Diversité et Inclusion dans l’élaboration et la mise en œuvre du projet « Améliorer l’accueil des scouts de confession musulmane au sein de la Fédération Les Scouts Baden-Powell de Belgique ». La présente analyse, extrait d’un travail plus ample, souhaite interroger et mettre en perspective la place et l’accueil réservés aux scouts musulmans et à leurs unités au sein des fédérations de scoutisme, comme miroir de l’accueil des jeunes musulmans en Wallonie-Bruxelles.

Le scoutisme

Mouvement de jeunesse mondial, le scoutisme compte aujourd’hui quelque 46 millions de membres dans 172 pays. Plus de la moitié des scouts du monde se situent dans un seul pays, l’Indonésie, un pays à majorité musulmane. Le scoutisme est un mouvement initialement destiné aux adolescents, qui vise à développer le civisme et le caractère. Dès 1910, les scouts existent en Suisse, en Allemagne, etc., mais aussi en dehors du continent européen. Dans la plupart des pays où ils s’organisent, les mouvements scouts sont soutenus par leurs États respectifs et se rencontrent régulièrement dans des conventions internationales. Le scoutisme représente une volonté d’engagement et de service aux autres, en menant, entre autres, des projets solidaires. Dans de nombreux pays, le mouvement scout est représenté par diverses fédérations, tantôt affichant une orientation religieuse, tantôt se voulant laïque ou pluraliste.

Le scoutisme fait son apparition en Belgique dès 1910 avec la création d’une première association scoute pluraliste, les Boy-Scouts de Belgique. Deux années plus tard, les catholiques se lancent à leur tour dans l’aventure avec la fondation des Belgian Catholic Scouts. D’unification en scissions, avec des évolutions, réorganisations internes et changements de nom, l’existence des unités du mouvement scout est jalonnée de mutations de plus ou moins grandes importances au fil des années en lien également avec les évolutions de la société. Notamment, suite à la sécularisation croissante, les mouvements scouts catholiques atténueront leur spécificité religieuse au profit d’une formation spirituelle plus personnalisée et ouverte. Cette évolution est l’aboutissement d’un processus qui a conduit le mouvement à réduire, puis à faire disparaître, ses origines chrétiennes dans son appellation. Toutefois, sur le terrain, les liens avec le réseau d’enseignement catholique, par exemple, ou même les paroisses locales ne se dissipent pas complètement. L’association Guidisme et Scoutisme en Belgique qui réunit les différents mouvements scouts et guides reconnus par les instances mondiales regroupe aujourd’hui plus de 163 000 adhérents révélant un taux de « scoutisation » parmi les plus élevés au monde, soit près d’un jeune sur dix entre 5 et 20 ans.

Jeunes musulmans au sein du scoutisme belge francophone

Premières expériences de scoutisme dans les quartiers populaires

Le regroupement des familles immigrées, à la suite des accords de coopération en matière de main-d’œuvre signés par la Belgique avec des États méditerranéens comme le Maroc, la Turquie et la Tunisie, occasionne l’arrivée d’enfants de parents musulmans dans les écoles et structures de jeunesses du pays. Aujourd’hui, plus de 800 000 personnes originaires de pays majoritairement ou partiellement musulmans vivent en Belgique. Les musulmans de Belgique sont essentiellement des citoyens belges ayant des liens avec la Turquie ou le Maghreb, voire de personnes sans histoire migratoire, converties à l’islam. C’est une population plutôt jeune : la moitié de l’effectif a moins de 30 ans. La Belgique ayant reconnu le culte musulman en 1974, le début des années 80 voit l’organisation, dans l’enseignement officiel, d’un cours de religion islamique. Dès cette période, des enfants musulmans commencent à fréquenter les unités scoutes comme en témoigne un fascicule des Cahiers de l’aumônerie titrée « Fédération des scouts catholiques et l’enfant musulman » et parue en 1991. Le document part du constat de la présence de plus en plus nombreuse d’enfants issus de familles musulmanes dans les quartiers populaires des grandes villes belges. Il rappelle l’idéal scout d’un développement auprès de jeunes défavorisés et prévoit la formation d’animateurs musulmans au cas où des unités seraient composées de participants de cette religion. Le document se fait le réceptacle de bien des préjugés en confondant l’impact des conditions de vie matérielles des enfants de classes populaires avec l’influence éventuelle de l’islam. Aussi, l’auteur semble oublier que — déjà dans les années 80 — la grande majorité des scouts du monde se trouve dans les pays musulmans. Toutefois, ce bref document a le mérite de proposer quelques ajustements pratiques censés faciliter les animations spirituelles multiconfessionnelles.Parallèlement à ces réflexions sur les enfants de familles musulmanes au sein de la Fédération des scouts catholiques, on constate également que la décennie 1980 marque un certain intérêt pour le scoutisme au sein de la communauté musulmane installée en Belgique.

Scouts et Guides Musulmans de Belgique

L’association Scouts et Guides Musulmans de Belgique (SGMB) voit le jour en 1991 pour couronner une activité déjà en cours depuis les années 80. Karim Geirnaert en devient le président. À 80 ans passés, ce converti à la religion musulmane, ancien membre de l’Exécutif des Musulmans de Belgique et responsable de l’association EuroHalal, est toujours le président des SGMB. M. Geirnaert estime faire l’équilibre entre divers groupes ou personnalités musulmans, et permet à l’association de s’insérer dans des réseaux et institutions en Belgique, pas toujours connus des musulmans d’origine étrangère. Il pense également être le garant de quelques principes de base, comme l’instauration de la mixité dès le départ de l’initiative. D’après K. Geirnaert, la religion est un complément spirituel qui accompagne le scoutisme. Elle n’est pas le principe autour duquel l’activité scoute doit être organisée2.Par exemple, les jeux ne doivent pas être interrompus aux heures de prière, mais il peut être intéressant de tenir compte de ces horaires dans l’organisation des jeux. De plus, un espace de prière doit être accessible pour les enfants qui désirent pratiquer, ainsi que des échanges prévus avec un aumônier musulman, sur des thématiques en lien avec la jeunesse et les principes du scoutisme. L’unité SGMB qui a été affiliée pendant un temps à la Fédération des Scouts et Guides pluralistes de Belgique est poussée à quitter le mouvement en 1993 par suite d’un changement à la tête de la fédération des Scouts et Guides qui fragilise l’unité. Pour Geirnaert, le succès de l’unité auprès des familles musulmanes a fait naître dans le chef des responsables la crainte de perdre progressivement leur identité et leur contrôle sur le devenir de la fédération.

Les SGMB, devenus autonomes, sont essentiellement constitués de jeunes de familles converties à l’islam (de plus en plus nombreuses) et de jeunes belges d’origine marocaine. La majorité des 50 à 60 participants annuels (dans les années 2010-2019) sont des garçons. L’activité est gratuite pour les familles, y compris l’uniforme et les accessoires, les coûts liés aux activités, les goûters et les repas, les frais de camp, etc. Il s’agit souvent d’enfants issus de familles nombreuses de la classe ouvrière. L’association ne reçoit aucun subside. Elle ne jouit d’aucune reconnaissance en Belgique, si ce n’est par la ville de Bruxelles qui assure les locaux. Même si les activités sur le terrain sont régulières avec diverses fédérations de scoutisme belges, la pression financière est grande sur les épaules de l’association et doit être rencontrée par des dons privés faits par des personnes converties à l’islam.

Un mouvement scout musulman comme espace d’inclusion pour jeunes ?

Remarquons que l’émergence du scoutisme musulman en Belgique3date des années 80, au moment où se rend visible une première génération de jeunes issus de la vague des travailleurs migrants arrivée dans ce pays autour des années 60. Cette jeunesse nombreuse et cantonnée dans des quartiers paupérisés des grandes villes belges apparaît brusquement sur la scène sociale comme l’oubliée des politiques éducatives (Rea, Nagels et Christiaens, 2009), tant elle est défavorisée en matière de scolarité et d’accès à l’emploi4. Les offres socio-éducatives peu à peu développées sont majoritairement soutenues par les pouvoirs publics à travers le financement d’associations ad hoc quand elles ne sont pas mises en œuvre directement par les communes. Si des jeunes issus des communautés ciblées par ces initiatives sont progressivement incorporés dans les équipes d’animation5, il existe également une autre offre éducative autogénérée par la communauté musulmane elle-même. Cette offre est adossée au tissu associatif immigré, en grande partie liée au culte religieux (Arara et Tadlaoui, 2022).

Un scoutisme musulman autogénéré

Pour Felice Dassetto (2011), sociologue de l’islam transplanté en Europe, il faut interroger cette offre socio-éducative et de loisirs pour la jeunesse des classes populaires dans les années 90 et au début des années 2000. La jeunesse est comme livrée à elle-même, la scolarisation ne remplit pas ses promesses. Les possibilités de loisirs se heurtent à des questions, notamment, d’accessibilité, d’alimentation adaptée et de mixité. La communauté musulmane, dans sa diversité, développe alors une certaine offre en son sein : il s’agit soit d’activités de socialisation générale d’inspiration religieuse, soit de la socialisation religieuse au moyen de diverses activités ludiques.

Les années 1990-2000 marquent, ainsi, les débuts d’une prise de conscience, tant au sein des groupes concernés que dans l’opinion générale, de la marginalisation socio-économique et culturelle des jeunes issus des migrations et massifiés dans des contextes urbains déprivés. L’auteur rappelle les émeutes, de Vaulx-en-Velin en France et de Forest en Belgique. L’offre d’activités des associations musulmanes alors émergente, en réaction à l’inadaptation des structures socio-éducatives existantes, est ainsi à mettre en parallèle, pour Dassetto (2011), avec les conséquences de ces émeutes où l’on rencontre une jeunesse belge ou française, d’origine étrangère, qui déclame ses droits et sa revendication d’être reconnue à l’égale des autres jeunes, et de prise en considération de ses besoins en termes d’éducation et de socialisation. Pour A. Bouhout, essayiste, les émeutes ont été un choc pour ces pays soudainement confrontés à la montée de l’extrême droite et à la violence des quartiers immigrés. Ces émeutes « s’inscrivent dans une continuité où l’embrasement succédait à l’avanie. Une conscience politique a commencé à prendre forme après ces émeutes. Elle s’est traduite par une insertion des enfants d’immigrés dans le champ politique et associatif ». Ces émeutes sont bien liées « à une déficience de l’équipement social de proximité dans les quartiers immigrés », un équipement dans lequel il faut considérer l’offre scoute.

Pour les familles issues de l’immigration, le scoutisme n’est pas un objectif en soi, il n’est qu’un moyen éducatif, parmi d’autres, dont elles tirent une inspiration pratique. Leur objectif est de réussir collectivement l’éducation des jeunes générations dans une situation culturelle minoritaire et dans un contexte socio-économique peu favorable. Par exemple, le scoutisme est jugé intéressant dans la mesure où il peut contribuer au succès scolaire des enfants et à leur éducation religieuse. Aussi, il n’est pas étonnant que les groupes immigrés pratiquent le scoutisme à leur manière, suivant leurs propres priorités de transmission de valeurs et au sein de groupes d’enfants qui font sens à leurs yeux, c’est-à-dire leur propre progéniture, d’autant plus qu’il s’agit d’une activité facultative, à l’inverse de la scolarité. Il n’est donc pas éloigné de la réalité d’avancer que le fonctionnement du scoutisme tel que représenté par les staffs successifs des fédérations scoutes ne vont pas toujours de pair avec les attentes et les besoins de la plupart des familles musulmanes de Belgique, potentiellement intéressées par le scoutisme.

Le religieux et la question de l’inclusion

Alors que la dimension religieuse est désormais discrète dans le scoutisme belge, le religieux semble, cependant, avoir son importance dans la communauté musulmane. Une animatrice scoute explique, par exemple, que des enfants de culture musulmane dont la famille n’est pas pratiquante préfèrent que cela ne se sache pas dans l’unité. Cette situation peut étonner au regard des constats sociologiques portant sur la population musulmane immigrée en Europe. En effet, « avoir des attentes spirituelles et d’islamité n’enlève rien à la sécularisation croissante des groupes de confession musulmane » explique A. Bouhout, qui cite une enquête de l’Institut Montaigne. « Dans la mesure où les scouts musulmans sont un groupe constitué en tant que tel, il est logique que ces collectifs fassent montre d’une spiritualité et de pratiques spécifiques, à côté d’initiatives ouvertes à d’autres croyances ou philosophies. (…) La sécularisation et attentes en matière d’islamité vont de pair… voire se renforcent. » L’explication de ce paradoxe tient au fait que les groupes musulmans en Europe sont des minorités culturelles. Tout se passe comme si être accueilli et reconnu dans son identité permettait, à terme, de faire baisser la pression identitaire au sein du groupe. Ce constat est important dans le cas des enfants de familles musulmanes qui rejoignent individuellement des unités ordinaires. L’accueil dans l’unité devrait systématiquement inclure un échange avec les parents afin de déterminer si ces derniers ont des attentes particulières. Nous pensons, par exemple, au régime carné, à des moments de prière, etc. L’approche n’est pas très différente du cas d’un autre enfant qui aurait besoin des périodes de repos à certains moments ou d’une alimentation spécifique. Mais cela nécessite que les animateurs et animatrices soient préparés à ce type d’échanges avec les parents, sachant qu’une famille musulmane peut avoir des attentes différentes d’une autre famille musulmane. Ce serait une façon de renforcer la confiance des familles dans l’offre scoute.

D’un point de vue collectif, cette réflexion peut également faciliter l’accueil, au sein d’une fédération, d’une unité à spiritualité spécifique, notamment musulmane. Rappelons que les scouts catholiques belges ont pu se réunir sur une base identitaire et religieuse pendant des décennies, avant de se séparer de ce qualificatif spirituel. Certaines unités pouvant d’ailleurs toujours mettre en œuvre des activités à caractère plus religieux que d’autres, au sein des Scouts. « Alors, pourquoi pas nous ? », se demandent les musulmans.

Bien sûr, selon la Loi scoute, tout enfant devrait, en principe, pouvoir participer à l’unité de son choix, même s’il n’est pas d’une philosophie ou d’un groupe social donné. Les « unités musulmanes » vont-elles pouvoir appliquer cette règle ? La question est justifiée. Toutefois, des spécificités n’ont-elles pas toujours existé dans les mouvements de jeunes ? La localisation, l’appartenance à une classe sociale, des sensibilités spécifiques, des questions d’accessibilité financière, voire l’état de santé ont pu par le passé, et encore aujourd’hui, causer de nombreuses situations d’exclusion. Elles doivent être documentées et corrigées de manière concertée. Des enfants musulmans n’ont d’ailleurs pas été épargnés par cette exclusion6. L’exclusion affirmée doit évidemment être proscrite et un effort d’ouverture prouvé. C’est le principe même de « veille pour l’inclusion ». Dans la mesure où le scoutisme, mouvement centenaire, se questionne encore, dans sa globalité, sur son caractère inclusif, comment l’exiger d’emblée de quelques unités musulmanes d’émergence relativement récente ?

Favoriser l’interconnaissance entre musulmans et non-musulmans

À la croisée de multiples liens

Pour Abdelilah Esdar, formateur scout auprès des Scouts d’Europe en France et en Belgique, la religion (religare, liens de fraternité) semble « annulée » de l’espace public dans des pays comme la Belgique ou la France. Les uns et les autres évoluent souvent dans l’ignorance des religions, de leurs spécificités, ressemblances, etc. « Seuls les chocs comme les attentats réveillent les citoyens à l’existence du religieux — et de la pire manière. Aussi, nous sommes paniqués et commençons à douter des gens pour la seule raison qu’ils sont musulmans. On en devient vulnérable aux fake news à propos de l’islam. C’est une forme de radicalisation. Dans le même temps, les musulmans se radicalisent aussi. Alors, le pire devient possible. Pourtant, les raisons pour lesquelles les gens s’opposent les uns aux autres sont tout sauf religieux (géopolitique, gouvernance, etc.). Le rôle de socialisation et d’éducation des religions (et en particulier de l’islam) est ignoré ». Au contraire, il faudrait « banaliser » l’islam dans nos pays tant cette religion est méconnue de nos concitoyens, d’après A. Esdar. En effet, les difficultés des musulmans au sein du scoutisme sont-elles étrangères à cette analyse ? Très peu de scouts connaissent l’islam et très peu de musulmans connaissent le scoutisme, au-delà des stéréotypes. C’est en vivant ensemble que l’on fait exister le « vivre-ensemble », dit Esdar. « Les musulmans souhaitent être et scouts et musulmans… Cela n’est pas compris par la plupart des scouts belges, à part ceux qui sont chrétiens (et qui ressentent les mêmes besoins spirituels). Les musulmans en Belgique souhaitent vivre tranquillement leur religion dans un monde hétérogène ». Pour Esdar, la vacuité spirituelle de l’espace public (en particulier l’absence d’idéal religieux parmi les scouts belges) et la pauvreté de l’animation des jeunes dans le milieu issu de l’immigration font que certains jeunes musulmans de Bruxelles sont attirés par l’offre d’une structure scoute française catholique traditionnelle, comme les Scouts d’Europe.

Vers la rédaction d’un guide pédagogique

Un groupe de travail a été mis en place, constitué de différentes unités musulmanes membres des Scouts auxquels se joignent les responsables de la Ligue Musulmane de Belgique qui coopère avec plusieurs de ces unités7, afin de réaliser un guide destiné à éclairer les animateurs en matière de spiritualité musulmane. Il travaille pour faire émerger « une spiritualité musulmane pour les jeunes et par les jeunes, au service du scoutisme » et refuse la guidance d’un quelconque chef religieux. Il serait utile que la Fédération Les Scouts — elle-même à la recherche d’un tel outil au service de l’animation scoute au sein d’unités totalement ou partiellement composées d’enfants de culture musulmane — participe à cette réalisation qui offrira un contexte de coopération et d’interconnaissance à des acteurs qui ne se connaissent en réalité que peu. Dans la mesure où ce travail collectif sera mutuellement satisfaisant, outre l’outil, il sortira de cette collaboration, une meilleure estime réciproque, des réflexes de coopération, voire des amitiés. Le processus peut également être l’occasion de mieux connaître les unités musulmanes, leurs partenaires locaux, leur public, les familles, mais aussi l’occasion de se faire connaître de ces tiers en tant que fédération de jeunes, soucieuse de diversité et de respect des spécificités. Au-delà, ce parcours permettra d’identifier les talents d’animateurs musulmans qui pourraient à terme intégrer le staff de la fédération et ainsi de répondre d’un autre critère d’inclusivité : diversifier les ressources humaines. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’une telle progression pourra faire naître des idées afin de favoriser la création de nouvelles unités musulmanes au sein des Scouts ou afin de mieux accueillir les enfants musulmans dans les autres unités.

Conclusion

La communauté musulmane de Belgique n’a pas tort de miser sur le scoutisme comme levier socio-éducatif8. Le scoutisme est en effet, un espace de coéducation apprécié des jeunes (à en croire la progression des affiliations), valorisé par la société (Bertin, 2018)et même prisé par les entreprises qui permet aux jeunes de développer de nombreuses compétences et de réseauter bien au-delà de leurs milieux d’origine9. Mais dans un pays où Mohamed est parmi les prénoms le plus souvent donnés aux nouveau-nés depuis 2007, les mouvements scouts n’ont pas tort, eux non plus, de s’intéresser à la jeunesse musulmane, comme le montre un article de la Dernière Heure datant de 2017. Le journaliste y précise que dans une nouvelle unité formée au nord d’Anvers, les animateurs pourront parler arabe aux enfants et aux parents. « L’initiative ne vient pas de la fédération elle-même, mais de plusieurs de nos animateurs d’origine étrangère. Ils ont beaucoup d’expérience au sein de notre mouvement, adorent le scoutisme et veulent essayer de toucher un nouveau public, qui est moins représenté au sein de notre mouvement. La grande majorité de nos affiliés sont “blancs”. L’idée, c’est de pouvoir expliquer dans leur langue ce qu’est le scoutisme à des enfants et des parents qui ne le connaissent pas. Et leur dire que scoutisme et islam sont totalement compatibles », explique Jan Van Reusel, le porte-parole de Scouts en Gidsen Vlaanderen.

On ne peut mieux conclure ce travail qu’en rappelant les orientations de la recherche-action « Scout pour tous » menée par plusieurs fédérations scouts et l’IRFAM, en 2001-2003 ! Les observations d’il y a vingt ans montraient déjà qu’il semble important de coopérer avec des personnes de confiance issues des groupes minoritaires avec lesquels des relations sont souhaitées. Des liens d’amitié préexistants entre les animateurs scouts et les animateurs « relais », par exemple, sont un facteur de motivation pour l’engagement dans le scoutisme. Il reste nécessaire d’expliciter les règles implicites du scoutisme qui ne sont pas connues par des personnes extérieures. Compte tenu de la difficulté d’une intégration rapide de nouveaux participants au sein de groupes institués de longue date, il est utile de passer par la création de nouveaux groupes à « identité spécifique », comme un préalable à des coopérations. Cela peut, notamment, faire l’objet de plusieurs expériences pilotes soutenues entre des unités scoutes et des jeunes des quartiers investis par la population immigrée, ou sous forme de « jumelages » d’unités existantes. L’indifférence ne fait que nous éloigner les uns des autres et sans un signe de reconnaissance mutuelle, nous ne pouvons pas nous rapprocher.

Bibliographie

Mills S. (2009), « Citizenship and faith : Muslim scout groups », Phillips R. (éd .), Muslim Spaces of Hope: Geographies of Possibility in Britain and the West, Londres : Zed books, p. 85-103.

Rea A., Nagels C. et Christiaens J. (2009), « Les jeunesses bruxelloises : inégalité sociale et diversité culturelle », Brussels Studies.

Arara R. et Tadlaoui J.-E. (2022), Trois générations marocaines et la vie associative en Belgique. Constructions identitaires et stratégies familiales, Paris : L’Harmattan.

Bertin P. (2018), « Le scoutisme ou l’espérance d’un monde meilleur », Inflexions, n° 37, p. 209-219.

Dassetto F. (2011), L’iris et le croissant. Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion, Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires de Louvain, p. 55-56.

De Changy B., Dassetto F. et, Marechal B. (2007), Relations et co-inclusion. Islam en Belgique, Paris : L’Harmattan, 2007, p. 125.

Maréchal B. (2007), « Le devenir des Frères musulmans : entre visibilité et déclin », La Revue nouvelle, n° 9, p. 26-31.

Valfort M.-A. (2015), Discriminations religieuses à l’embauche : une réalité, Paris : Institut Montaigne.


Notes

  1. Lord Robert Baden-Powell est un général britannique à la retraite ayant travaillé en Afrique du Sud. En 1907, il a été fondé, en Angleterre, le mouvement dont le nom (« scout ») vient d’une catégorie militaire : les éclaireurs. La formation proposée passe par la santé physique et morale, ainsi que l’intelligence concrète, l’habileté manuelle et une dimension spirituelle. Baden-Powell s’appuie sur l’éducation par le jeu, un système de patrouilles et de badges qui encouragent à la progression, à la prise de responsabilités et à la camaraderie. Cet apprentissage se réalise dans la nature, ce qui lui donne un cadre attrayant. Les scouts portent un uniforme et des accessoires, comme un foulard distinctif.
  2. On perçoit ici la différence entre un scoutisme d’inspiration religieuse et le scoutisme comme éducation religieuse. La première posture est adoptée par Bentounès philosophe soufi pour qui le scoutisme semble être une réponse « universelle » au nécessaire « vivre-ensemble ». La seconde semble, en revanche, prôner une identité religieuse « spécifique », vue comme essentielle pour exister dans un monde hétérogène. Ces deux approches peuvent trouver leur illustration, d’une part, dans l’exemple du scoutisme musulman français et, d’autre part, dans la Muslim Scout Fellowship britannique. Elles semblent a priori peu conciliables. Aussi, il n’est pas étonnant que ces deux types de scoutisme musulman ne s’articulent pas sur le plan international. En Belgique, on constate l’ancienneté de l’approche « universelle » qui semble toutefois avoir des difficultés à impliquer la majeure partie de la population musulmane issue de l’immigration. En revanche, grâce à leur dynamisme, les Frères musulmans ont réussi, dans ce pays, à s’implanter au sein de la communauté musulmane (Maréchal, 2007). Actuellement, une quarantaine de structures seraient liées aux Frères, dont des mosquées, des écoles, des think tanks, des œuvres de bienfaisance, ainsi que des mouvements scouts.
  3. Comme d’autres types d’offres socioculturelles à l’endroit de la jeunesse issue de cette communauté : écoles de devoir, terrains d’aventure, maisons de quartiers et autres équipements sportifs de rue…
  4. Les données du Monitoring socio-économique, entre autres, illustrent ces constats qui n’ont guère évolué depuis la fin du XXe siècle.
  5. Éducateurs, animateurs, moniteurs, médiateurs, accompagnateurs, personnes-relais, etc. souvent embauchés dans le cadre de programmes d’emplois sous-statutaires, prévus pour favoriser la mise au travail de jeunes au chômage.
  6. « Tu te sens inclus quand tu peux te dire qu’on a vraiment pensé à toi, avoir un repas halal et pas végétarien, par exemple », témoigne l’un d’entre eux.
  7. Il est important de préciser que la Ligue et les unités citées ne concernent que la population musulmane originaire du Maroc, et non l’entièreté de la communauté musulmane de la Belgique francophone, dont les personnes converties. Du reste, l’essentiel des unités scoutes musulmanes identifiées se situe à Bruxelles, la Wallonie étant peu desservie.
  8. Participant à une recherche sur l’inclusion de l’islam en Belgique, certains acteurs de la communauté marocaine regrettent de n’avoir « aucune institution à nous, actuellement, pas d’écoles propres, pas de mouvement scout à nous où nous pouvons développer notre propre identité » (De Changy, Dassetto et Maréchal, 2007).
  9. Selon Valfort (2015), toutefois, la mention sur le CV d’une participation aux scouts musulmans ferait chuter le taux d’embauche, alors qu’une expérience avec les scouts catholiques ou protestants le ferait monter. Néanmoins, l’ensemble des animateurs de culture musulmane que nous avons rencontrés dans le cadre de cette analyse ont fait des études supérieures et ont accédé à des emplois qualifiés.

Altay Manço, Coralie Beyens, Naomi Gideon