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Médiation interculturelle en entreprise : favoriser l’inclusion des diversités dans le monde du travail

Leïla Scheurette et Altay Manço
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2021

Pour citer cette analyse
Leïla Scheurette et Altay Manço, « Médiation interculturelle en entreprise : favoriser l’inclusion des diversités dans le monde du travail », Analyses de l’IRFAM, n°2, 2021.

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Entre numérisation, mondialisation, segmentation du travail, restructurations, crises financières, de confiance et sanitaire, le marché du travail aura été, ces dernières décennies, le théâtre de profondes transformations. À cela s’ajoute une plus grande diversité ethnique, générationnelle, de genre et d’orientations diverses au sein des écosystèmes des entreprises. Selon Bonafé-Schmitt (1997), ces crises ont sans doute participé à favoriser l’utilisation d’un « nouvel » outil de régulation : la médiation. Une approche utile pour gérer les diversités au sein d’une entreprise dans des situations de conflit, mais également pour prendre les précautions nécessaires à leur émergence.

Pourquoi et comment favoriser l’inclusion des diversités en entreprise ?

Pour de multiples raisons, le monde du travail semble plus hétérogène qu’autrefois et cette hétérogénéité est de plus en plus revendiquée par ses porteurs. La diversité des travailleurs1 est d’ailleurs positive pour les entreprises et la société, à certaines conditions (Manço et coll., 2017). Raison pour laquelle afin de maximiser les bénéfices de la diversité et prévenir l’apparition de complications, la réflexion sur la gestion des diversités se développe de plus en plus. Pour Scharnitzky et Stone (2018), la diversité au travail doit avant tout être abordée sous le prisme de l’inclusion, et ce de manière transversale, en évitant les actions silotées et en respectant « l’unicité de chacun en préservant le partage » ; l’objectif étant de trouver un équilibre entre le sentiment de participer à un tout, tout en se sentant respecté dans sa spécificité. La démarche d’inclusion, ne s’arrête pas à l’étape de l’embauche, elle doit s’étendre tout au long du parcours professionnel et se traduit par « un accompagnement respectueux des différences dans l’entreprise, qui passe avant toute chose par la non-discrimination, l’équité et un sentiment de justice pour toutes et tous » (Scharnitzky et Stone, 2018, 26). Parmi les approches et les outils disponibles, on retrouve les accommodements raisonnables (Devries et Manço, 2018). Ce concept, devenu juridique en Amérique du Nord, a pour but l’assouplissement d’une règle qui s’impose a priori à tous, mais qui, dans les faits, pourrait porter atteinte à un droit fondamental d’un individu de par sa ou ses spécificités qui le différencient du groupe majoritaire. En ce sens, cet instrument juridique permet de reconnaître les particularités des personnes issues des minorités (religieuses, sexuelles, etc.) et facilite leur intégration professionnelle. La mesure doit être « raisonnable » dans le sens de ne pas entraver le bon fonctionnement de l’entreprise ni générer des coûts excessifs.

La situation en Belgique : une focalisation sur l’islam en entreprise

Adam et Rea (2010) dressent le tableau des demandes d’accommodements raisonnables dans les entreprises belgesen vue de se positionner sur l’introduction ou non de cette notion dans la législation belge. De cette enquête, il ressort que généralement les décisions sur les aménagements liés au religieux sont très pragmatiques, prises de manière informelle et transitent peu par la hiérarchie. On apprend également que les positions idéologiques qui traversent les débats médiatiques et politiques ne sont que très peu mobilisées dans le monde du travail. Les principaux acteurs tendent davantage à prendre des décisions pragmatiques sur base des besoins et des objectifs de l’entreprise, plutôt que sur base de motifs idéologiques. Néanmoins, la question du religieux se pose dans certaines situations, notamment lorsqu’il est question de jours de repos, de prières sur les lieux de travail ou encore du port du voile islamique.

Adam et Rea (2010) soulignent également une différence de posture entre le sud et le nord du pays. La Flandre, davantage imprégnée par la religion catholique et en pénurie de main-d’œuvre, apparaît plus inclusive face à l’expression du religieux sur le lieu de travail. Les demandes religieuses y sont avant tout abordées de manière informelle, impliquant parfois une tierce personne physique ou morale qui favorise un compromis.En Belgique francophone, davantage influencée par la laïcité à la française, notamment dans le cas des secteurs public et associatif, on semble adopter, en revanche, des positions plus exclusives en réitérant la distinction entre les sphères publique et privée, dès lors qu’il est question de convictions religieuses. Mais, où placer le curseur lorsque le cadre juridique belge est loin d’être univoque ?

Faut-il intégrer les accommodements raisonnables en Belgique ?

Selon Adam et Rea (2010), la gestion de la diversité au « cas par cas », contrairement à la légifération des accommodements ou de la question de la neutralité, permettrait, dans le contexte présenté, d’éviter l’émergence de débats contre-productifs qui s’éloignent de la réalité du terrain. Actuellement en Belgique, si la réglementation anti-discrimination impose de mettre en place des aménagements raisonnables pour les personnes avec handicap, il n’existe aucune obligation en matière de conviction religieuse ou philosophique. La ligue des Droits humains souligne toutefois que l’absence d’une telle législation ne signifie pas qu’il faille rejeter systématiquement les demandes d’accommodements. Pour la Ligue, le principe de neutralité n’est pas une fin en soi, mais assure le respect de deux principes fondamentaux de l’État démocratique : la liberté et l’égalité. « C’est donc à la lumière de ces deux impératifs que l’on peut déterminer ce que le devoir de neutralité requiert dans des situations concrètes » (Ringelheim et Van der Plancke, 2015, 50).

Pour d’autres, en revanche, cet avancement au cas par cas n’est pas suffisant, car, faute de clarté juridique, la décision est à la discrétion des responsables hiérarchiques. Selon Delgrange et Lerouxel (2019), légiférer sur les accommodements raisonnables permettrait de passer d’une égalité « formelle » à une égalité substantielle. Elle permettrait d’assurer l’exercice d’un droit pour les particuliers. Mais en l’état, persiste la crainte que les accommodements ne soient, en réalité, des privilèges accordés aux minorités.En effet, début 2020, le Centre d’Action Laïque se félicite de voir le Conseil de l’Europe rejeter une proposition de résolution qui porte sur la protection de la liberté religieuse au travail ayant pour vocation d’introduire le concept d’accommodement raisonnable auprès des États membres. La position laïque est, de fait, opposée à ce concept qu’elle considère comme une discrimination à l’égard des employés non-croyants. Aussi, les termes de neutralité et de laïcité sont régulièrement mobilisés pour dénoncer l’expression du religieux, même si, comme le rappelle Unia, le Centre interfédéral belge de lutte contre les discriminations, ces notions ne sont pas clairement définies dans la législation belge, donnant lieu à un flou juridique.

Quoiqu’il en soit, face aux appréhensions d’une partie de la société, il est fort probable qu’il faille continuer sans instrument législatif, en traitant les accommodements liés à l’expression du cultu(r)el au cas par cas. Cependant, afin d’éviter de tendre vers l’arbitraire et de créer des inégalités entre travailleurs, il semble utile de promouvoir auprès des entreprises divers outils, dont la médiation. Ces approches peuvent renforcer le processus de pacification en rendant plus aisé le consensus entre acteurs.

Médiation interculturelle : favoriser l’inclusion et prévenir les discriminations dans les entreprises ?

La médiation n’est pas seulement un outil qui vise à résoudre les conflits et à éviter la judiciarisation, elle représente également une approche utile dans la prévention des tensions au sein des entreprises (Stimec, 2004). Dans cette perspective, elle contribue à la lutte contre les discriminations à une plus large échelle. Pour Bonafé-Schmitt (1997), l’objectif du médiateur est avant tout de restaurer une relation de confiance entre les parties et de faire naître de l’intercompréhension, afin d’augmenter leur capacité et leur autonomie pour gérer leurs relations et différends. Contrairement à un arbitre ou à un juge, le médiateur n’a pas pour vocation de trancher, il doit encourager le plus possible les parties à trouver elles-mêmes un terrain consensuel. Pour ce faire, il doit s’assurer de recevoir la confiance des parties et du caractère libre de leur participation (Stimec, 2004).

Dans ce cadre général, l’approche interculturelle de la médiation en entreprise et en formation représente un outil de gestion des diversités qui contribue à construire les conditions nécessaires à une communication respectueuse, adaptée et efficiente entre travailleurs, où chacun est écouté et reconnu avec ses différences par rapport à des normes majoritaires. Pour ce faire, il est nécessaire de déconstruire les représentations des uns et des autres, et d’amener les individus à un niveau élevé d’intercompréhension et de confiance mutuelle. Ce processus nécessite l’acquisition de « réflexes », tels que le fait de se « décentrer » et d’analyser comment ses propres valeurs et identité(s) se construisent, mais aussi l’empathie nécessaire pour comprendre la position d’autrui par définition soumis à des contraintes et tensions différentes. Pour Plivard (2010), la finalité de la médiation interculturelle est de maîtriser les répercussions négatives de l’ethnocentrisme et de l’égocentrisme, ainsi que des stéréotypes et des préjugés qui conduisent à considérer comme naturelles des causalités de culture et de contexte qui, en réalité, sont des variables changeables. In fine, l’un des apports majeurs de la médiation interculturelle à l’entreprise n’est-il de restaurer la confiance des travailleurs en eux-mêmes et en l’entreprise (Flanchec et coll., 2006, 290), même si cette tâche est particulièrement complexe à réaliser après un contexte de conflit ? Aussi, il convient de penser la médiation sur le long terme et privilégier l’approche de prévention et de suivi.

Analyse des conflits interculturels en entreprise : la médiation comme outil de pacification

Afin d’illustrer les démarches de médiation de conflit en lien avec les diversités culturelles sur des lieux de travail ou de formation professionnelle, nous avons analysé un corpus de 18 situations recueillies ces dix dernières années par Altay Manço. L’objectif est d’identifier les principaux paramètres de la médiation interculturelle, ainsi que diverses dynamiques transversales, et enfin d’égrainer quelques recommandations pratiques à l’endroit d’acteurs qui souhaitent approfondir leur information dans le domaine. Certes, la démarche n’est pas complète ni autosuffisante, mais elle ambitionne d’intéresser les intervenants de la médiation interculturelle à l’univers des relations professionnelles et, inversement, de sensibiliser les responsables d’entreprise aux possibilités de la médiation.

Un certain immobilisme

La sollicitation d’un médiateur ou d’une aide externe à l’entreprise afin de solutionner le conflit relaté n’existe que dans très peu d’exemples étudiés, confirmant les observations issues de la littérature. Couau (2013) souligne en effet que les questions liées aux diversités sont rarement encadrées par la direction et sont généralement laissées à l’appréciation des responsables opérationnels. D’ailleurs, dans les situations que nous analysons, les rares implications des directions ne sont ni directes ni immédiates : les dirigeants attendent, en général, que les options alternatives échouent et que la situation se détériore pour entrer en scène. De la même manière, il apparaît qu’aucun cadre dédié à la gestion des conflits n’est implémenté par la direction, aucune stratégie préventive (ou même curative) n’est mise à la disposition des responsables du terrain pour les aider à élaborer une réponse rapide, juste et objective. Le détachement des dirigeants d’entreprise ou leur absence de conscience des questions en lien avec la diversité pousse généralement les responsables opérationnels, pressés par des objectifs de rentabilité, à privilégier des attitudes soit trop laxistes soit trop rigides. Les managers qui adoptent une attitude laxiste tendent à valider des comportements dysfonctionnant sur base des différences, par exemple religieuses, par peur d’apparaître comme racistes. À l’inverse, les responsables d’équipe qui décident d’adopter une posture rigide et qui, par manque de repères, se ferment à toute demande des salariés pouvant se baser sur des motifs culturels risquent de poser un comportement discriminant. Afin d’éviter que les stratégies de management ne s’ancrent dans l’une ou l’autre de ces postures extrêmes, il est important d’établir des critères les plus objectifs possibles qui pourront guider les managers dans leurs prises de décision quotidiennes.

Principales sources de conflit et réponses inopérantes

La barrière linguistique est mentionnée à plusieurs reprises dans les cas analysés. Si elles ne sont pas toujours directement la cause des conflits, les lacunes dans la langue du travail (le français, dans la plupart des situations envisagées) peuvent amener à de mauvaises compréhensions entre collègues et surtout entre les travailleurs et leurs supérieurs hiérarchiques.Nous constatons que la totalité des cas analysés concernant une difficulté linguistique est également porteuse d’autres conflits : une mauvaise communication entre les parties renforce les difficultés de compréhension des diversités culturelles en contexte travail.

Un autre élément récurrent parmi les cas analysés est la difficulté de comprendre le cadre de référence de l’autre. La diversité croissante au sein des entreprises occasionne l’émergence de nouveaux types de conflits interpersonnels et intergroupaux lorsque les valeurs des uns et des autres divergent. Si le traitement de la question de la diversité culturelle ou religieuse peut êtreun acte de management quotidien, elle se singularise en ce sens qu’elle tend à toucher des zones sensibles chez le décisionnaire (Courau, 2013). Ces zones sont constituées de valeurs qui, forcément, dépendent du parcours personnel. Or, les travailleurs ont spontanément tendance à évaluer les comportements de leurs collègues sur base de leurs propres opinions. Ils projettent sur les autres leurs habitudes et visions du monde, en ignorant que celles-ci sont construites et labiles.

Postures et attitudes à privilégier

L’examen des situations envisagées permet de dégager plusieurs postures médiatrices importantes.

La médiation, une action spécifique

La première observation transversale qu’il convient de présenter est la nécessité d’adapter toute réponse en termes de médiation à la spécificité de la situation envisagée. Chaque entreprise fonctionne, de fait, avec une dynamique qui lui est propre, il en est de même pour les individus qui la composent. C’est cette hétérogénéité des situations et des nuances qui rend pertinent l’intervention d’un tiers extérieur et des outils de médiation. Le processus de médiation exige flexibilité et ajustement pour répondre aux besoins de l’entreprise et tendre vers un consensus entre les parties prenantes. Si ce principe impose au médiateur d’accorder ses outils et ses stratégies aux exigences de chaque situation, il reste utile de considérer un certain nombre de principes généraux comme ceux énumérés ici et d’y initier, dans le cadre de formations initiales ou continues, des gestionnaires et responsables d’entreprise ou de ressources humaines, ainsi que des syndicalistes, afin de leur permettre d’éclaircir des zones d’ombres, de les aider à prendre des décisions à la lumière d’arguments et de choix basés sur les faits, et enfin de noter que des aides externes sont possibles et accessibles.

Une stratégie proactive

La réticence des directions à traiter des thématiques liées aux diversités telles que la place de la religion au travail ne permet pas d’optimiser les richesses sociales et productives qui découlent de l’inclusion. En esquivant les questions, certes complexes, que posent la diversité au travail, les organes dirigeants laissent comme unique choix aux managers opérationnels de trancher à l’aveugle lorsqu’un conflit ou une tension émerge. Cette non-stratégie participe à la création de dysfonctionnements évitables. L’absence de cadre et l’appréhension de gérer en amont les faits liés aux diversités favorisent l’émergence de pratiques informelles qui participent à transgresser les règles formelles au sein d’une entreprise. Par exemple, nier l’existence de rituels religieux sur le lieu de travail sans permettre la concertation sur le cadre entourant ces pratiques ne les fera pas disparaître, mais participera à renforcer les pratiques informelles (Manço et Barras, 2013, 151). Sans démarche proactive concernant les diversités culturelles et sans cadres clairement définis, on observe que l’informel se substitue généralement aux règles formelles. En niant ou en évitant d’aborder les thématiques qui constellent autour des diversités des travailleurs au sein de l’entreprise, la gestion est déléguée de manière tacite aux salariés qui instaurent des dynamiques qui échappent généralement aux supérieurs et installent l’arbitraire. Tout un pan de la culture de l’entreprise devient alors inconnu des personnes censées la gérer. Si ces dynamiques peuvent dans certains cas être harmonieuses, respectueuses et saines pour l’équipe, mais des tensions surgissent dans de nombreuses autres situations.

C’est la raison pour laquelle les stratégies proactives, pensées sur la durée, semblent être les plus efficaces. L’objectif étant d’anticiper et d’établir une démarche la plus claire possible pour prévenir les tensions, assurer l’harmonie au sein des équipes en valorisant les effets positifs des diversités pour l’entreprise (Manço et Barras, 2013). Pour ce faire, divers outils sont à disposition de l’entreprise ou du médiateur. Certaines entreprises décident, par exemple, de mettre sur pied un guide dédié à la gestion des diversités ou encore plus précisément à la gestion de la religion sur le lieu de travail. L’accompagnement des équipes de prévention pourrait idéalement être pris en charge par un médiateur expérimenté. À cela, s’ajoute la possibilité pour l’entreprise de réaliser un diagnostic préalable des pratiques liées à la diversité et s’assurer que tous les salariés, quel que soit leurs genre, origine ou culture aient, à compétences égales, les mêmes possibilités d’ascension au sein de l’entreprise.

Le dialogue, encore et toujours

Selon Bonafé-Schmitt (1997), l’instauration d’un dialogue, d’une compréhension respective est une condition sine qua non de la médiation. Le dialogue comme environnement pour restaurer la communication permet de faire émerger un échange entre les parties et de réparer le lien social entre elles.Le dialogue instauré par la médiation doit aller au-delà de la simple parole (Touzard, 2006). Grâce à un certain nombre de techniques de communication, le médiateur tente de faire émerger un consensus et avant cela, une relation de coopération. Lors de réunions collectives ou individuelles, la personne tierce va, par exemple, inviter les parties à s’écouter et surtout à se comprendre notamment en reformulant les propos, en les clarifiant, en émettant des suggestions ou même des propositions de solutions (Touzard, 2006, 27). Le médiateur et les parties doivent dépasser un certain nombre de freins à l’écoute pour atteindre un véritable dialogue.

La confiance entre parties

Le médiateur a également pour objectif de faire naître ou renaître un sentiment de confiance partagé par les parties. La confiance est « une condition nécessaire au changement et aux capacités d’adaptation de la firme et joue donc indirectement un rôle sur sa performance à moyen ou long terme. » Sans elle, il est impossible de passer de la compétitivité à la coopération (Le Flanchec et coll., 2006, 271).Il existe différents types de confiance, dans le cadre des médiations interculturelles. Nous nous intéressons particulièrement à la confiance dite « identitaire » qui se fonde sur un ensemble complexe de valeurs partagées dans un contexte de diversification et de mobilisation valoriels. Pour la restaurer, le médiateur doit parvenir à « introduire le respect des identités de chacun ; chaque partie possède sa propre légitimité et l’approfondissement vécu par les parties permet la prise de conscience, la reconnaissance de l’autre, l’acceptation de points de vue différents. Cela débouche sur une ouverture qui permet aux parties d’admettre que chaque partie puisse être porteuse de logiques différentes et légitimes » (Le Flanchec et coll., 2006, 288). En d’autres termes, il s’agit de travailler à se décentrer de soi-même.

La décentration

Se décentrer donne la possibilité aux acteurs de comprendre leurs propres zones sensibles, d’identifier les valeurs et les principes importants à leurs yeux et d’éviter de les projeter sur les autres. Se décentrer ne signifie pas devoir aller à l’encontre de ces valeurs, mais bien de ne pas juger les actes d’autrui sur base de références personnelles. La décentration est une étape nécessaire pour le travailleur désireux de poser des actes objectifs et de mieux appréhender les cadres de références de ses collègues. Il est alors intéressant de s’ouvrir et de s’informer sur les autres cultures et religions sans jugement et sans prétendre devenir un « expert » ni d’essentialiser ce qui est appris, en décrétant que cela vaut pour tout porteur de cette culture et en toutes circonstances.Se décentrer ne signifie pas non plus accepter des comportements déviants au sein d’une équipe. Il est important de garder à l’esprit que les cadres légal et réglementaire, voire les impératifs de sécurité restent des références objectives que l’on ne peut enfreindre. Dès lors, lorsqu’un salarié masculin discrimine une collègue féminine sur base d’arguments culturels ou religieux, sanctionner cette discrimination punie sur le plan légal est d’une part, un acte objectif, mais également une décision nécessaire en ce sens que « la non-gestion de ces comportements dysfonctionnants instaure la loi du plus fort et laisse s’installer des comportements de type harcelant » (Courau, 2013, 59).

Conclusion

La médiation interculturelle en entreprise apparaît comme une démarche certes complémentaire à la législation et à la concertation sociale instituée, mais souple et innovante pour faciliter la construction d’un travailler-ensemble de qualité, le renforcement du bien-être sur les lieux de travail et l’inclusion de tous sur le marché de l’emploi. Elle s’inscrit non seulement dans une logique sociale, mais aussi dans une logique économique, puisqu’elle contribue également à l’efficacité de l’entreprise et à son image publique positive (Manço et Barras, 2013). Néanmoins, la pratique de la médiation interculturelle en entreprise en est encore à ses balbutiements en Belgique francophone. En voulant éviter le dialogue et en anticipant — souvent à tort — le caractère conflictuel de la gestion des diversités, les entreprises semblent délaisser cette ressource prometteuse.

À l’issue de cette analyse, nous ne pouvons qu’encourager les responsables d’entreprise à découvrir les possibilités des médiations curatives et préventives dont l’utilité est corrélée à l’absence de clarté dans la législation pour certaines questions qui font débat et à la persistance des discriminations systémiques à l’emploi pour de nombreuses catégories de la population. Il s’agit également de mobiliser diverses instances de médiation en activité dans notre région et en particulier les Centres régionaux d’intégration pour développer davantage d’initiatives et une présence visible sur ce champ important de la cohésion sociale.

Bibliographie

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Courau T.- M. (dir.) (2013), Entreprise et diversité religieuses – un management par le dialogue, Paris : AFMD-ICP.

Delgrange A. et Lerouxel H. (2019), « L’accommodement belge éclot entre égalité formelle, légalité et neutralité », Revue du droit des religions, n° 7, p. 109-129.

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Stimec, A. (2004). La médiation en entreprise, Paris : Dunod.

Touzard H. (2006), « De la négociation à la médiation : analyse des processus qui relient ces deux situations », Négociations, v.2, n° 6, p. 21-28.

Notes

  1. Dans des publications de l’IRFAM, sauf mention contraire, le masculin est utilisé comme épicène : les personnes dont on parle sont des femmes et des hommes.

Altay Manço, Leïla Scheurette