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La Belgique, futur « territoire zéro chômeur » ?

© Photo : TZLCD

Andrée Debrulle
© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2021

Pour citer cette analyse
Andrée Debrulle, « La Belgique, futur “territoire zéro chômeur” ? », Analyses de l’IRFAM, n° 12, 2021.

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Depuis 2016, dans dix territoires français, le retour à l’emploi des chômeurs1 de longue durée fait l’objet d’une expérimentation appelée « Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée » (TZCLD). En juin 2019, le Comité Européen de Coordination (CEC) et le Centre Européen du Travail (CET) ont organisé, avec le support de l’Europäisches Zentrum für Arbeitnehmerfragen (EZA), un colloque international à Namur portant sur le thème « TZCLD », afin de tenter d’en dégager les forces et les faiblesses, ainsi que les perspectives d’une possible transposition dans d’autres pays de l’UE. Compte tenu non seulement de la réalité du chômage de longue durée, dans la plupart des États membres, mais aussi de la masse croissante des NEET (« not in education, employment or training ») — dont de nombreuses personnes issues des migrations —, les organisateurs de l’évènement ont questionné l’émergence d’un autre type de politique d’emploi. Celui-ci plaide pour une gouvernance acceptant davantage de risque et rejetant les exclusives économique et budgétaire. Ce colloque s’inscrit donc dans une visée d’« innovation sociale », envisagée ici comme une création collective capable « d’apporter des solutions efficaces à des enjeux complexes auxquels ni l’État ni le marché ne peuvent répondre seuls. » Impliqué dans ce débat social, l’IRFAM souhaite offrir une plateforme à ces recherches d’alternatives. Au départ des contributions de ce colloque, la présente analyse articule l’état des lieux de l’expérimentation TZCLD en Belgique.          

L’expérimentation française : principes, acteurs, résultats

La vision initiale qui fonde l’expérimentation TZCLD peut être résumée par le mantra suivant :

  • Personne n’est inemployable. Toute personne durablement privée d’emploi a des savoir-faire qu’elle pourrait développer dans des conditions de travail qui lui sont adaptées.
  • Ce n’est pas le travail qui manque, c’est l’emploi. En effet, de nombreux besoins de la société ne sont pas satisfaits, cela peut constituer un gisement d’emploi durable et de qualité.
  • Ce n’est pas l’argent qui manque. Le concept macro-économique du projet repose sur le coût du chômage pour la collectivité, en allocations, pertes de recettes, etc. Il suggère donc de recycler une partie de ce budget en soutien à des activités. En pratique, le système français ne repose pas sur le recyclage direct de dépenses sociales, mais sur un fonds alimenté par l’État et des collectivités territoriales.

Par ailleurs, le projet TZCLD est basé principalement sur trois dimensions :

  1. La dignité. La personne précaire et disqualifiée est au centre du processus.
  2. La territorialité. Les partenariats entre les collectivités locales, les entrepreneurs et l’ensemble des habitants sont les moteurs des projets expérimentaux qui appliquent une méthodologie du dialogue.
  3. La créativité. Un élan qui inclut l’audace de définir de nouvelles politiques d’emploi, au-delà des visions budgétaires étriquées et des politiques d’austérité prônées notamment par les institutions européennes condamnant de nombreux travailleurs à l’insécurité, et une audace qui inclut la lutte pour un droit effectif à l’emploi pour tous — l’emploi est la principale forme d’intégration sociale —, à travers le rapprochement des entreprises et des travailleurs disponibles et un profond changement de regard de la société sur elle-même.

Ces principes initiaux sont également adoptés par les participants du colloque organisé en juin 2019 à Namur. Toutefois, les participants de la rencontre estiment utile d’y adjoindre un quatrième principe que nous nommons « la multidimensionnalité ». Il s’agit d’une politique plurielle qui allie l’emploi aux besoins non couverts de la société et prend en compte les questions de santé, de formation, de vie familiale, de logement, de mobilité et plus largement de pauvreté.

Selon de Virville, haut fonctionnaire français et membre de l’association TZCLD, l’analyse de l’expérimentation montre que deux axes sont essentiels. Un axe économique : « pour venir à bout du chômage de longue durée, il est préférable de créer des emplois que de maintenir les personnes dans une situation d’assistance finalement plus coûteuse pour la collectivité. (…) Dans certains territoires, le chômage résulte d’un volume global d’emploi insuffisant ; dans d’autres au contraire, des emplois sont disponibles, mais ils sont inaccessibles à une partie des chômeurs (…), car le recrutement de chômeurs de longue durée est rendu tout simplement impossible par le niveau d’exigence des entreprises qui embauchent. Il faut donc créer des entreprises qui aient pour vocation spécifique de les embaucher (des entreprises) appelées « entreprises à but d’emploi ». Et un axe territorial : « De telles entreprises n’ont d’intérêt que si elles créent des emplois supplémentaires sans faire concurrence à l’activité locale, (elles) ne peuvent naître que dans et par les territoires. (…) il doit s’agir d’entreprises de droit commun, qui embauchent sur contrat à durée indéterminée (…) et paient (…) le salaire minimum conventionnel ».

TZCLD est un projet initialement porté par ATD Quart Monde, en partenariat, pour sa phase de démarrage, entre autres, avec le Secours catholique et Emmaüs France. Toutefois, dès le départ, la volonté des initiateurs était que ce projet puisse être porté par une organisation ad hoc. C’est ainsi que l’association « Territoires zéro chômeur de longue durée » est créée pour prendre la suite de l’action et démontrer qu’il est possible, à l’échelle de petits territoires, de proposer à tout chômeur de longue durée qui le souhaite, un emploi à durée indéterminée, à temps choisi, en développant des activités utiles pour répondre aux besoins des divers acteurs de la localité, et sans surcoût significatif pour la collectivité.

Le projet s’organise autour d’acteurs économiques très spécifiques au nombre desquels les comités de pilotage locaux et les « entreprises à but d’emploi » (EBE) qui revêtent une importance essentielle à la réussite du projet. L’expérimentation est ainsi fondée sur une formule simple dans son principe mathématique : « À l’échelle des dix territoires expérimentaux, il s’agit de calculer avec les financeurs publics concernés, les économies réalisées par l’embauche de ces personnes dans les Entreprises à But d’Emploi et d’affecter, tout ou partie de celles-ci à la “contribution au développement de l’emploi”, via le Fonds d’expérimentation. Il s’agit du transfert d’un budget existant et pérenne sans coût supplémentaire pour la collectivité. » Le modèle économique envisagé implique donc une organisation spécifique vouée à la « production d’emplois ». La capacité d’embauche des EBE fluctue en fonction des besoins d’emploi de la population locale et de la conjoncture. La « production » augmente lorsque l’économie globale est en difficulté, elle diminue lorsque l’économie crée davantage d’emplois de qualité. L’emploi est considéré ici comme un « produit de première nécessité sociale ». Les EBE produisent ainsi des emplois supplémentaires en fonction du besoin de la population locale et grâce au cofinancement de la collectivité. C’est pourquoi ces postes doivent être non concurrents avec les emplois financés par le marché : ils ne sont ni des emplois publics ni des emplois du marché, c’est un concept intermédiaire pour une économie complémentaire. Ils empruntent aux emplois du marché le caractère de la gestion privée et le lien avec certaines activités économiques, et aux emplois publics, ils empruntent une part de financement et une nécessaire complémentarité qui imposent des comportements économiques spécifiques de coopération et non de concurrence.

Les comités de pilotage locaux (CPL) jouent un important rôle d’appui et d’arbitrage. Ceux-ci assurent, selon un principe de participation collective et égalitaire, la réunion des parties prenantes tels que les entrepreneurs, les commerçants, les acteurs privés et publics de l’emploi, les habitants, les représentants des chômeurs et des collectivités locales.

En France, le projet TZCLD a été encadré rapidement par une loi du 29/02/2016 — n° 2016-31. C’est évidemment un avantage sur le plan institutionnel. Les principes légaux de 2016 ont été confirmés par une loi datée du 14/12/2020 (articles 9 à 11), entrée en vigueur en juillet 2021. Ce nouveau texte propose l’extension de l’expérience à 50 territoires supplémentaires et tire les leçons d’une évaluation intervenue au niveau parlementaire.

Belgique : s’approprier l’expérimentation française ?

Des projets pilotes sont menés en Belgique depuis 2018, sur le terrain et en dehors de tout cadre institutionnel, à Charleroi et en province de Luxembourg. À l’initiative de l’Instance Bassin Enseignement qualifiant — Formation — Emploi (IBEFE) Hainaut Sud, des acteurs carolorégiens et des chercheurs ont réfléchi aux critères et méthodes d’évaluation de l’expérimentation française. Leurs échanges nous offrent ainsi quelques constats empiriques à ce stade. Ils reflètent l’évolution des mentalités : on se place dans une perspective de soutenabilité du développement économique, on envisage une approche participative imprégnée d’éducation permanente et on aborde les représentations « historiques » du monde du travail avec une autre « culture » qui n’est pas que juridique, économique ou financière.

Le premier de ces constats est la place déterminante de l’échelle locale, avec ses acteurs de proximité, plus aptes à mobiliser les ressources et à faire le « matching » avec les besoins identifiés. Le deuxième constat est la mise en valeur libre des capacités des acteurs (décideurs, entreprises, habitants et demandeurs d’emploi), dans un souci certes de performance, mais aussi de respect de la dignité de toutes les parties concernées. Le troisième constat a trait au choix du contrat de travail à durée indéterminée. Pour le demandeur d’emploi ainsi intégré, il signifie « stabilité » et matérialise la reconnaissance publique d’un apport à la collectivité. Enfin, le dernier constat important pointé par l’expérience française TZCLD montre que l’emploi doit être considéré comme un bien de première nécessité, en dehors des logiques privées ou publiques, en termes de complémentarité et non plus, de concurrence.

Dans un mécanisme complexe de répartition des compétences entre État fédéral, Régions et Communautés, la mise en place d’un dispositif tel que TZCLD doit entrer dans les compétences des Régions et impose une réflexion sur les missions de l’assurance chômage et sur le droit du travail et de la sécurité sociale, matières qui renvoient pourtant aux compétences du fédéral.

La Belgique a déjà expérimenté cette idée de recycler une partie de ce coût budgétaire du chômage de longue durée dans des programmes dits d’activation des allocations de chômage2. Tenter l’expérience « à la française » n’aurait donc pas dû être si compliqué, si n’était intervenue la sixième réforme de l’état qui donne aux Régions outre un budget délimité, le pouvoir de moduler les mesures d’activation des allocations de chômage en fonction des publics visés, quant aux montants et quant à la durée des aides. L’application des sanctions et le paiement des allocations de chômage restent de la compétence de l’Office National de l’Emploi, c’est-à-dire du niveau fédéral. Toutefois, les compétences de l’État fédéral en matière de réduction des charges patronales (en cas d’embauche de personnes issues des groupes vulnérables face à l’emploi) sont en partie transférées aux Régions, même si le droit du travail, de la sécurité sociale, les dispositifs de concertation professionnelle, ainsi que la politique salariale restent au fédéral.

Après les élections de mai 2019, l’introduction du concept TZCLD dans les politiques d’emploi wallonne et bruxelloise doit se modaliser dans ce contexte institutionnel complexe. La déclaration de politique régionale du Gouvernement wallon pour 2019-2024 mentionne, ainsi, des « expériences pilotes de territoires zéro chômeur de longue durée. La Wallonie fixera le cadre légal pour développer l’approche TZCLD sur des territoires volontaires et, sur base d’une démarche volontaire des demandeurs d’emploi, assurera la mise en place d’expériences pilotes dans certains bassins d’emploi, à partir d’un travail avec les acteurs de terrain, notamment avec le soutien des dispositifs d’économie sociale, en mobilisant les outils existants (couveuses d’entreprises, accompagnements par les centres d’insertion socioprofessionnelle, etc.) ». Du côté de la Région de Bruxelles-Capitale, la déclaration de politique générale du gouvernement régional stipule que « le Gouvernement mettra en œuvre, dans les quartiers statistiquement les plus pertinents, un projet pilote inspiré du modèle des “territoires zéro chômeur de longue durée” et adapté à la réalité urbaine bruxelloise. L’objectif est de mieux répondre aux besoins de la Région et aux compétences des chercheurs d’emploi. » Ajoutons que désormais le niveau fédéral s’associe à la réflexion puisque l’Accord de gouvernement de la « Vivaldi 2020 » dit clairement que « Le gouvernement examinera comment des mesures sous-régionales ou des politiques locales peuvent être mises en œuvre, dans le respect des compétences de chacun, par exemple l’introduction de “territoires zéro chômeur de longue durée” ».

À Bruxelles

La direction d’Actiris, l’organe public chargé d’appliquer les politiques d’emploi, semble convaincue qu’il est essentiel de renverser les perspectives suivies jusqu’à présent : au lieu de partir d’un projet (entreprise, initiative sociale…) et de voir quels chômeurs pourraient y être occupés, il s’agirait de partir des chômeurs et voir quel travail pourrait leur être proposé, à l’instar de l’expérience française. La vision s’articule autour de trois points : (1) le citoyen bruxellois, (2) les solutions à mettre en œuvre pour réaliser une transition de la politique de l’emploi et (3) les moyens institutionnels à mobiliser pour rencontrer les deux premiers objectifs. S’il s’agit à Bruxelles d’une cible de législature, rien de concret n’a encore été mis en place, puisque l’on n’en trouve aucune trace dans le budget régional ni dans le contrat de gestion d’Actiris, même si les choses semblent avancer… La réalité bruxelloise est complexe et la région bilingue est à la fois un territoire économiquement important et une localité marquée par la présence de quartiers présentant des enjeux sociaux particuliers liés notamment à l’immigration, à la pauvreté, au chômage, à des questions de santé. La Région de Bruxelles-Capitale est depuis longtemps confrontée à un paradoxe : les richesses produites à Bruxelles ne profitent pas assez aux Bruxellois. La forte présence de navetteurs en particulier flamands et des fonctionnaires de l’UE dope les performances économiques, mais ces dernières ne disent rien de la situation sociale des Bruxellois de toutes origines… Bruxelles est une ville internationale définie par un double mouvement de mondialisation : par le « haut » (présence de nombreuses institutions internationales avec des conséquences sur le coût de la vie et du logement) et par le « bas » (porte d’entrée de flux migratoires de personnes ayant des niveaux de qualification insuffisants pour accéder à un marché de l’emploi exigeant).

En Wallonie

Du côté wallon, la ministre Morreale se montre intéressée par le dispositif et par l’approche originale initiée en France3. Notre lecture de la déclaration de politique régionale wallonne nous conduit à dire que la prudence reste de mise non seulement pour des questions juridiques et budgétaires, mais aussi parce que l’approche pourrait ne pas soulever une attention égale de la part des entreprises ou de leurs groupements professionnels. Les organisations syndicales, pour leur part, sont-elles prêtes à franchir le pas d’une expérimentation qui bouleverserait les codes du droit du travail et de la sécurité sociale ? Le Forem est-il prêt — autant qu’Actiris — à s’y impliquer ? Qu’en dira son comité de gestion ?

Analysons de plus près les déclarations de politique régionale. On relèvera la confusion apportée par des expressions comme « territoires », « certains bassins d’emploi », « outils existants » ou encore « quartiers statistiquement les plus pertinents » face à la volonté de respecter la dignité des chercheurs d’emploi et de se baser sur le volontarisme inhérent au projet. On mesurera également la complexité du cadre légal à construire eu égard au caractère engagé des démarches. Le défi est immense si l’on y ajoute la question des contrats de travail et des conditions salariales.

Si la transposition de l’expérience en Belgique suscite bon nombre de questions d’ordre juridique, financier et économique liées à sa faisabilité politique, à son financement et à sa modélisation, d’autres questions « culturelles » sont tout aussi fondamentales et relèvent des représentations que l’on a du travail, des compétences des demandeurs d’emploi, mais aussi du rôle des acteurs de l’insertion socioprofessionnelle.

Par exemple, « dans un territoire marqué par la pauvreté, les habitants ne sont pas aptes à développer et améliorer leur espace de vie » est une idée reçue courante qui oriente le fonctionnement habituel des actions de développement local ou de lutte contre le chômage, mobilisant des techniciens, des experts et des décideurs du domaine. Or, dans une approche TZCLD, les premiers impliqués et consultés sont les habitants et les demandeurs d’emploi. La lecture qu’ils font de leur espace de vie en termes de besoins et de potentialités, les capacités et compétences des sans-emploi constitue la base du renouveau espéré. Bien sûr, les élus communaux, les responsables d’association, les syndicalistes et les entrepreneurs habitant le quartier ou y travaillant ont aussi un rôle déterminant, mais ce rôle doit notamment axé sur leurs capacités de soutien, d’animation, de réseautage… Considérer d’abord le capital humain résiduel, ou le potentiel que constituent les résidents en recherche d’emploi est l’axe majeur du redéveloppement et offre un vrai processus de résilience territoriale. Cette approche participative, imprégnée des principes de l’éducation permanente, bouleverse les cadres classiques de la plupart des acteurs économiques, sociaux et politiques. Jusqu’où ces derniers considéreront comme déterminant la parole des habitants et des demandeurs d’emploi ? Quelles crédibilité et légitimité leur reconnaîtront-ils dans les processus d’orientation et de décisions ? Quelle place laisseront-ils aux représentants des habitants et des chercheurs d’emploi dans l’organisation des comités locaux ? On l’entend, l’enjeu de la mobilisation démocratique des forces locales pour répondre à des besoins communs s’oppose à des visions bureaucratiques et gestionnaires du « tout au marché ».

Un autre dilemme de notre culture de l’insertion est de penser qu’il faille « former pour insérer » plutôt que de considérer le potentiel formateur de la mise à l’emploi. La multiplicité des dispositifs d’évaluation des compétences, de reconnaissance des acquis, de recherche active d’emploi, de formations professionnelles préqualifiantes ou qualifiantes, de développement de compétences transversales conforte l’idée que seuls des parcours individualisés, adaptés et appliqués font sens auprès des chercheurs d’emploi. Ponctués de divers outils d’évaluation, ces parcours permettent avec plus de succès l’accès à l’emploi des personnes les plus fragilisées. Hélas, bon nombre de demandeurs d’emploi, et principalement au sein des publics les plus vulnérables, échappent à ce type d’accompagnement à l’emploi et s’enlisent dans une pauvreté et une exclusion croissante, dans la mesure où nombre de dispositifs d’insertion inadaptés qui leur sont proposés ne font que confirmer leur enfermement dans le cercle vicieux de l’inactivité professionnelle.

Les expériences TZLCD constituent une rupture forte et positive avec les parcours d’insertion « classiques ». Retrouver un salaire, un contrat stable, une dignité, une parole, une fierté d’appartenance à une communauté de travailleurs, sur base des compétences déclarées, sans préalables bureaucratiques et pédagogiques, mais avec un accompagnement et une formation pratique au sein de l’entreprise est, en effet, très interpellant, y compris pour nombre d’acteurs de la formation et de l’insertion professionnelles. Si le projet TZLCD existe désormais en Belgique, dans les cartons ministériels, il repose à ce stade, sur une initiative associative ayant mis autour de la table des « territoires » intéressés et fortement engagés et des universités sensibilisées.

Une gouvernance coopérative, mais encore ?

Près d’un millier de travailleurs sont salariés dans une dizaine d’entreprises françaises à but d’emploi. Certes, ces entreprises fonctionnent en dehors des standards de productivité, mais dans un contexte économique local réel, avec une ligne hiérarchique réduite. Les écarts de rémunérations y sont faibles et le niveau des salaires reste bas. Ces entreprises présentent des faiblesses, selon les communications présentées par Van Huysse, directeur compétences et emplois de la métropole de Lille lors du colloque de juin 2019, à Namur. On y observe « une sous-occupation » de certains salariés, ainsi qu’un manque de soutien de la part de la direction, notamment pour le développement d’activités portées par les travailleurs. Des licenciements sont observés, comme des départs volontaires, pour des raisons familiales ou de santé, mais aussi — et souvent — pour d’autres emplois plus « classiques », ce qui peut, d’ailleurs, être considéré comme un des objectifs de l’opération. Une réflexion sur la gouvernance et la structuration de l’entreprise, ainsi que la gestion des compétences doit être mise en œuvre pour assurer la pérennité du système. Toutefois, les analyses mettent également en avant que les principes du travail librement consenti, du respect de chacun et de la dignité retrouvée, ainsi que l’insertion de l’entreprise dans une communauté, sont des facteurs qui permettent aux EBE de tenir de nombreux mois, dans des contextes peu favorables.

Certes, l’expérience est singulière et imparfaite. Pour Palsterman, participant du colloque de juin 2019, « les trois intuitions fondamentales du concept TZCLD — personne n’est inemployable, ce n’est pas le travail qui manque, ce n’est pas l’argent qui manque — sont rafraichissantes, et peuvent inspirer l’ensemble de la politique de l’emploi. Il ne faudrait cependant pas que des slogans mobilisateurs se transforment en publicité mensongère. Le projet concret basé sur le développement de l’économie sociale est une contribution utile au débat. Il est illusoire de croire — et dangereux de faire croire — qu’il réalisera, à lui tout seul, les objectifs affirmés. » Cependant, TZCLD montre qu’il est possible de penser et d’agir différemment dans la lutte contre le chômage. Les EBE proposent des CDI, alors que la précarisation de l’emploi est devenue la norme. Elles soulignent que l’on ne peut réussir les parcours d’insertion dans un système qui renforce la précarité. Les expériences françaises et les analyses réalisées en Wallonie sont indéniablement inventives. Du reste, l’expérimentation remet le lien entre emploi et pauvreté au centre des débats, comme elle érige en perspective l’idée que le travail dirigé vers la solidarité locale renforce la lutte contre la pauvreté et l’exclusion.

Pas de conclusions hâtives

L’expérimentation française TZCLD a le mérite de rappeler que les investissements publics doivent financer les différentes dimensions de la lutte contre l’exclusion socioprofessionnelle, notamment : une politique de formation professionnelle et en langues ciblée et réellement ancrée à l’emploi, la lutte contre toutes les formes de discriminations, notamment contre les personnes d’origine étrangère, une reconnaissance des diplômes et des acquis de l’expérience plus ouverte aux parcours des personnes en quête d’emploi et en adéquation avec leurs compétences linguistiques. Toutefois, son examen lors du colloque de juin 2019, à Namur, a montré que sa transposition durable au contexte institutionnel belge demandera de nombreuses analyses et adaptations. Plus largement, nous pouvons nous demander si cette question de transposition n’appelle pas une réponse européenne coordonnée. Par ailleurs, des évaluations et des échanges réalisés entre acteurs émergent plusieurs pistes d’amélioration : entre autres, la nécessité de la montée en compétences des travailleurs au sein des EBE et le renforcement de leur accompagnement. Cette exigence est indispensable pour dynamiser la mobilité horizontale et verticale dans et autour des EBE, ainsi que pour garantir la productivité ou la pérennité de l’activité économique. Leur avenir passe certainement par leur capacité à se muer en « organisations apprenantes », soit des entreprises mettant en œuvre un ensemble de pratiques afin de rester en phase avec leur environnement et l’évolution de leur production : intelligence collective, innovations, transmission de savoirs entre pairs, communication interculturelle…

En tout état de cause, nous pouvons déjà soutenir que TZCLD et son modèle économique basé sur des piliers tels que l’emploi librement accepté comme élément constitutif de dignité et d’estime de soi ou la mobilisation des citoyens comme facteur de résilience d’un territoire et mode de gouvernance participatif constituent de sérieuses mises en doute des méthodes plus courantes de gestion de l’accès à l’emploi, comme l’activation des chômeurs, certaines modalités de sélection et de recrutement, les filtres qui se multiplient tout au long du parcours d’insertion, voire les représentations de la croissance économique.

Notes

  1. Dans l’ensemble de l’article, sauf mention contraire, le masculin est utilisé comme épicène. Les personnes dont il s’agit sont des femmes et des hommes.
  2. On pense ici aux Activa, Sine, allocations d’intégration, ALE et autres Titres-services visant tous les types de chômeurs — jeunes, âgés, de longue durée.
  3. Les débats sur ce thème ont débuté au niveau du parlement de Wallonie à travers un appel à projets même si l’on pressent une prise de distance par rapport au projet français.

Andrée Debrulle