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« Je veux travailler ! » Barrières à l’insertion professionnelle des femmes immigrées

Crédit photo : Paola Guillén Crespo
Paola Guillén Crespo

© Une analyse de l’IRFAM, Liège, 2021

Pour citer cette analyse
Paola Guillén Crespo, « « Je veux travailler ! » Barrières à l’insertion professionnelle des femmes immigrées », Analyses de l’IRFAM, n°3, 2021.

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Cette analyse est le résultat d’un long processus d’observation participante sur les difficultés d’insertion professionnelle que rencontrent les femmes immigrées à Huy1. Celles-ci ont en commun, notamment, la volonté de travailler, mais ne pas pouvoir le faire. Cette analyse permet de problématiser leurs perceptions en termes de genre et de définir, de manière intersectionnelle, les positions qu’elles occupent au sein de relations de pouvoir qui quadrillent la société d’installation (Çıngı Kocadost, 2017). L’approche adoptée se base sur la triangulation d’une multitude de méthodes2 visant à identifier les obstacles à l’insertion des femmes immigrées, au travers de leurs regards.

En général, les femmes ne considèrent pas leur projet migratoire de la même manière que les hommes (Hamel et coll., 2010) au niveau des motivations initiales, de la manière dont le départ est organisé et du parcours migratoire, voire des objectifs de vie dans le pays d’installation (Gonzales Buendía, 2016). Les conditions d’accueil, quant à elles, peuvent également toucher inégalement hommes et femmes. Toutefois, majeur facteur de changement social, les migrations sont souvent à l’origine du renversement de l’ordre traditionnel (Manço et Tas, 2019), d’autant plus que l’on observe une forte féminisation des mouvements migratoires à travers le monde. Graversen et Jensen (2010), ainsi que Barrett et coll. (2013) révèlent que l’accès aux formations professionnelles est sélectif. Par exemple, le taux de femmes parmi les travailleurs orientés vers les programmes d’insertion en entreprise est inférieur à celui des chercheurs d’emploi masculins ; les femmes avec enfants étant davantage discriminées, notamment dans les petites villes, où l’emploi tertiaire est moins diversifié. Les mêmes études remarquent que le taux d’immigrés hors UE, parmi les travailleurs orientés vers les programmes d’insertion, est également faible, cela conduit au paradoxe que ceux et celles qui ont le plus besoin de se rapprocher du monde de l’entreprise bénéficient le moins des offres d’insertion disponibles (Hanhart, 2007). Par conséquent, le fait de ne pas intégrer une lecture intersectionnelle dans les politiques d’immigration, d’accueil, d’asile et d’insertion professionnelle — au plus près du terrain local — a un impact sur les femmes immigrées, et peut renforcer la domination sociale dont elles sont l’objet (Miguel-Sierra, 2008).

« Quelles sont les raisons pour lesquelles vous ne pouvez pas travailler (dans votre profession) ? »

Il est possible de regrouper les réponses des témoins à cette interrogation en au moins trois sphères : la sphère « personnelle et familiale », la sphère « socioculturelle » et la sphère « institutionnelle ». Cette catégorisation permet d’organiser la réflexion et l’analyse des facteurs qui constituent, à différents niveaux, des obstacles à l’insertion socioprofessionnelle des femmes migrantes de manière systémique et dynamique, au niveau des onto-, meso- et macrosystème, et aide à identifier les relations entre ces entités (Bronfenbrenner, 1979).

Sphère personnelle et familiale

La plupart des témoignages recueillis abordent l’estime de soi, les problèmes linguistiques, l’absence d’un réseau social utile en matière d’emploi — ou même l’isolement social, le niveau de scolarisation non reconnu, le manque d’expérience professionnelle, surtout au pays d’arrivée, et enfin, les responsabilités familiales comme autant d’obstacles à l’accès de ces femmes migrantes, originaires de pays hors UE, au marché de l’emploi belge. La plupart de ces facteurs sont en lien avec la définition normative de la place des femmes dans les milieux dont les témoins sont originaires. Aussi, des difficultés de positionnement face à des différences socioculturelles entre le milieu d’origine et les postures professionnelles habituellement attendues sur le marché du travail en Belgique sont posées comme des barrières à leur plein épanouissement en tant que travailleuses. Ces difficultés peuvent générer un sentiment de culpabilité et un repli sur soi et sur des rôles sociaux traditionnellement valorisés, comme mère au foyer : « Parce que nous ne parlons pas bien la langue, nous n’osons pas aller chez les Belges, je pense que c’est la peur. J’ai un sentiment de culpabilité : c’est ma faute, si je ne m’intègre pas »3.

La notion de peur qui imprègne de nombreux témoignages indique l’étendue des « inconnus » que ces femmes doivent gérer durant le processus postmigratoire dont la langue, les droits, le marché, les « Autres » et, enfin, « soi dans un nouveau contexte ». D’où l’importance de l’offre associative locale en matière d’accueil et d’insertion :

« Il y a mes craintes (…) Je sais qu’ils ne me comprendront pas bien quand je leur parlerai. »

« J’aime ma famille, mais ce n’est pas tout. Depuis mon arrivée, je voulais faire quelque chose pour me sentir intégrée et chercher du travail. Ce n’était pas facile, j’ai dû faire face à mes propres peurs. »

« Mon accent est un obstacle à la communication qui me met en colère, me fait honte et me fait perdre confiance. »

Toutefois, l’apprentissage langagier ne peut assurer à lui seul l’intégration sociale et professionnelle des migrantes, essentielle pour développer un sentiment d’appartenance et de légitimité dans le pays d’installation : « Au début, je ne voulais pas quitter la maison, parce qu’ils ne me comprenaient pas, parce qu’ils me regardaient bizarrement, ça me mettait mal à l’aise. Je sais qu’ils pensent que je suis venue leur enlever leur travail ou profiter des avantages sociaux ». Le risque est grand d’entrer dans un cercle vicieux qui mène à l’isolement, d’autant plus que les cours de français sont forcément limités à quelques heures par semaine : « Après avoir suivi le cours, je n’ai pas l’occasion de pratiquer le français. Je rentre à la maison et là, nous parlons uniquement notre langue. J’aimerais avoir la possibilité de pratiquer davantage. Un endroit où je peux au moins parler ».

Il est ainsi fondamental d’aborder la question de l’apprentissage linguistique de manière plus globale et intégrée : il s’agit de donner aux femmes la possibilité d’apprendre la langue et, en même temps, de leur proposer d’autres opportunités afin de développer diverses compétences sociales qui peuvent les connecter au marché de l’emploi : formations professionnelles et stages en entreprise (Manço et Hajjar, 2018), bénévolat (Manço et Arara, 2018), etc. C’est à cette condition qu’un développement identitaire positif peut être suscité au sein des groupes de migrantes : « Ici, je me sens comme une étrangère, et quand je retourne dans mon pays, je me sens là aussi comme une étrangère, parfois je ne sais même plus qui je suis ni d’où je viens ».

En effet, l’immigration occasionne parmi les migrantes des transformations dans la façon de se représenter :

« Devant les Belges, j’essaie d’être comme ils veulent que je sois, mais chez moi, c’est ma culture qui domine. »

« Pour moi, il est fondamental de maintenir ma culture, mais je pense qu’il est également important d’adopter certaines coutumes d’ici, pour se sentir intégrée (parfois je porte une jupe courte, par exemple). »

Or, la multiplication des espaces d’interaction avec la société d’accueil ne peut que renforcer ce comment les femmes déploient leurs propres stratégies pour équilibrer, d’une part, « le respect de leur culture » et, d’autre part, ce qu’elles ressentent parfois comme une « adaptation obligatoire » à la société locale. Toutefois, la généralisation de ces espaces-temps est toujours contrainte par le travail non rémunéré des femmes, leurs responsabilités familiales :

« J’ai mes enfants qui sont encore jeunes, je ne veux pas les laisser à la crèche. Quand ils grandiront, j’aurai le temps de chercher du travail. »

« Mon mari me dit que je ferais mieux de rester à la maison et de m’occuper des enfants. »

« Pour l’instant, je ne peux pas chercher de travail, j’ai de jeunes enfants. Parfois, je me sens seule et j’ai aussi l’impression que je vais oublier ma carrière, mais dans ma culture, les enfants passent avant tout. »

« Je n’ai pas encore eu le temps de maîtriser la langue. J’ai un fils autiste, et je ne sais pas qui peut m’aider avec lui. »

« Ma famille n’est pas là : si je veux travailler, qui s’occupera de mes enfants ? »

Cet aspect recoupe les mutations provoquées par la migration au sein des relations de couple et de genre. Les recherches menées donnent des résultats en ordre dispersé (Truong et coll., 2013), mais il est généralement reconnu que les migrations internationales constituent un contexte favorable aux changements dans les structures de genre. Gregorio (2012) suggère, quant à elle, que l’observation de « tendances à une plus grande indépendance des femmes immigrées » peut parfois relever du biais méthodologique suscité par les questions et les catégories d’analyses utilisées. L’auteure propose de dépasser l’ethnocentrisme et la linéarité de la plupart des approches, notamment en recourant davantage aux diverses significations que les migrantes donnent à leurs pratiques en ce qui concerne, entre autres, le partage des tâches domestiques, l’éducation des enfants, la gestion financière du ménage, l’accès au travail en dehors du foyer, mais aussi le corps, la santé, la sexualité, l’amour et la maternité.

« Je sais qu’en me “montrant” plus socialement parlant que mon mari, je suis parfois considérée comme une transgresseuse dans ma communauté. Certaines femmes me détestent et d’autres m’idolâtrent. »

« L’autre jour, j’ai dit à mon mari et à mes enfants que je suis fatiguée de ramasser les vêtements qu’ils jettent, et que dorénavant, ils s’en chargeront eux-mêmes. Au début, je ne savais pas s’ils m’écouteraient, mais ils ont vu que je le pensais, et maintenant ils m’aident. Je suis très heureuse de leur avoir parlé, car il me semble injuste que je fasse tout. »

Ces témoignages montrent combien les identités culturelles et les espaces (privé/public) sont en tension en contexte postmigratoire,chaque univers culturel correspondant à une sphère relationnelle différente :

« J’utilise la culture de la Belgique parce que j’en ai besoin pour mon travail. »

« Ici, je peux être une femme libre, et même une féministe (même si cela fait de moi une ennemie de ma communauté), mais dans ma maison, je dois faire preuve de respect pour les hommes, pour ma culture, pour ma famille. »

« Je ne vais pas travailler n’importe où, dans mon pays j’étais comptable et ici ils veulent me faire travailler dans le nettoyage. Je préfère alors rester à la maison. »

« Je ne veux pas travailler comme femme de ménage. J’étais professeure d’anglais, mais ici on ne le reconnaît pas, alors je préfère m’occuper de ma maison et de mes enfants. Avec ce que mon mari gagne, nous sommes bien. »

Ces différents processus permettent aux femmes rencontrées d’ajuster leurs identités de femme, de mère, de travailleuse et de citoyenne à partir d’une sélection de références issues des nombreuses cultures ethniques ou sociales en présence dans l’espace local, en fonction de leur histoire et situation personnelles. En d’autres termes, il s’agit pour elles de créer un équilibre entre, d’une part, les règles de vie d’avant l’immigration et, d’autre part, les nouvelles aspirations au sein de la société qui les accueille.

Sphère socioculturelle

Les femmes migrantes originaires de pays extra-européens n’ont pas les mêmes opportunités d’accès à l’emploi que les hommes (immigrés ou non) et les femmes autochtones4. Le croisement de ces inégalités socio-économiques empêche la pleine inclusion des migrantes dans la société d’installation. Les risques d’isolement et d’exclusion sociale sont particulièrement importants dans le cas des femmes musulmanes :

« On m’a dit que si je veux travailler, je dois enlever mon voile. Et je ne veux pas. Le voile fait partie de mon identité. »

« Mon voile, je sais que c’est un problème pour aller travailler. J’ai déjà été discriminée dans un emploi et même dans un centre de formation en français ! »

« Je sais que parce que je suis albanaise et musulmane, ils ont des préjugés, ils pensent que je suis une extrémiste, et je pense que c’est la raison pour laquelle ils ne m’acceptent pas pour un emploi. »

« J’ai l’impression que lorsqu’ils se rendent compte que je suis une étrangère, ils ne veulent même pas m’inviter à l’interview. »

« Nous savons que la crise touche tout le monde. Si les Belges ne peuvent pas trouver de travail, pour nous c’est encore plus difficile ! »

« Même si on a le même diplôme et la même expérience, je pense qu’ils préféreront toujours les Belges. »

À Huy, la majorité des femmes immigrées sont mères au foyer. La plupart de celles qui ont un emploi travaillent dans le secteur du nettoyage, alors que, selon les observations de l’association Dora Dorës, plus de la moitié d’entre elles a fait des études supérieures. La non-reconnaissance des diplômes et compétences professionnelles de ces travailleuses est aussi parmi les obstacles qui les empêchent d’accéder à une insertion professionnelle de qualité :

« Je suis pharmacienne, mais mon diplôme n’est pas reconnu ici, et il n’y a pas de validation des compétences pour ce secteur. Dois-je refaire mes études ? C’est trop long et comme j’ai mes enfants, je préfère m’en occuper. »

« J’ai travaillé dans mon pays comme institutrice pendant dix ans, mais ici je ne peux pas travailler, car mon diplôme n’est pas reconnu. Et il n’y a pas de validation des compétences pour ce secteur. »

« Pour travailler dans mon métier (infirmière), je dois retourner à l’école, mais je n’ai pas le temps. Travailler, s’occuper de la maison et aussi étudier, c’est impossible pour moi. »

Sphère institutionnelle

On peut se demander pourquoi tant de femmes migrantes trouvent du travail dans le secteur du nettoyage et si elles cherchent un job dans leur domaine. Globalement, la féminisation des migrations depuis les années 80 correspond à une demande de main-d’œuvre dérégulée dans le secteur des soins aux personnes et de l’entretien5 qui elle-même est corrélée à l’augmentation du taux d’emploi des femmes dans les pays industrialisés et émergents (Truong et coll., 2013 ; Gonzales Buendía, 2016), par un mouvement généralisé de marchandisation progressive des services aux personnes ou care (Falquet, 2006 ; Tronto, 2009). Cette évolution s’accompagne du reste d’un argumentaire essentialiste ou culturaliste mettant en avant des compétences dites « naturelles » pour ces services au sein de sous-groupes de femmes. A contrario, l’enseignement, l’administration ou le secteur des soins de santé, autres champs professionnels féminisés, présentent un accès très réglementé et nécessitent la possession de diplômes locaux. Face à ces réalités, les migrantes rencontrées éprouvent d’autres urgences et acceptent souvent des emplois pour lesquels elles sont surqualifiées :

« J’ai besoin de travailler, mon mari est au chômage et je sais qu’il est facile de trouver un emploi dans le nettoyage, je pense que c’est la même chose pour les autres femmes. »

« Je n’aime pas du tout le nettoyage, j’avais même une femme de ménage dans mon pays, mais à cause de la nécessité, j’ai dû accepter un travail dans ce secteur. »

« C’est relativement facile, je pense, parce que beaucoup de Belges ne veulent pas faire ce travail. »

« Je sais qu’il est impossible de travailler ici dans ma profession, tout le monde me le dit. Je n’ai donc plus d’illusions, je veux travailler et je ne me soucie pas du comment ni d’où. »

« Je sais que je ne travaillerai jamais dans mon domaine. Je suis déjà résigné. Le nettoyage n’est pas mon truc, mais au moins j’ai un travail. »

En raison des charges familiales, les femmes immigrées rencontrent plus de difficultés que les hommes pour faire valider leurs diplômes et qualifications professionnelles. On peut ainsi dire que « la mondialisation du secteur du nettoyage », secteur très largement féminisé et en général peu réglementé par les législations du travail, ainsi que la rareté des alternatives professionnelles qui leur sont proposées par les réseaux d’insertion des pays récepteurs de main-d’œuvre maintiennent les travailleuses immigrées dans une situation captive et précaire6. Du reste, les femmes sont plus susceptibles de demander le regroupement familial pour rejoindre leur conjoint dans le pays d’accueil. L’accès au marché du travail et le séjour au pays d’immigration de la personne dite « réunifiée » sont alors conditionnés par son statut d’épouse, ce qui crée une situation de dépendance administrative et financière vis-à-vis de l’époux qui ouvre le droit au regroupement. Cette situation est potentiellement conflictogène et peut générer de nombreuses violences (Manço et Tas, 2019). Or, vaincre l’injustice entre les genres signifie pour Fraser (2005), « démanteler les obstacles institutionnalisés qui empêchent les uns de participer aux côtés des autres en tant que partenaires ayant pleinement droit à la participation sociale ». Par conséquent, on peut reprocher, entre autres, à la législation belge de ne pas suffisamment prendre en compte les rapports de genre et leur complexité en contexte migratoire et d’occasionner des conséquences graves sur la vie de nombreuses femmes immigrées :

« Mon mari travaille, et mes enfants et moi sommes sous sa garde. Si je travaillais, je suis sûre que les impôts seraient plus élevés pour mon mari, et au final, cela n’est pas justifié. »

« Je voudrais divorcer, même si je sais que ma famille ne sera pas d’accord, mais je ne peux pas, car je devrais alors retourner dans mon pays, puisque je dépends de mon mari pour rester ici. »

Or, dans une UE qui a généré une crise de l’accueil, nous pouvons affirmer qu’une politique migratoire efficace ne peut être basée que sur une politique d’intégration forte et une insertion à l’emploi palpable pour les migrants, hommes et femmes. Les constats montrent cependant un certain manque de déterminisme politique en ces matières.

Un exemple de mécanisme d’inclusion efficace serait la création d’un « guichet unique » ou d’une offre coordonnée capable de rassembler les informations complètes, à jour, et dans différentes langues afin d’accélérer l’insertion des primo-arrivantes à l’emploi :

« Nous ne savons pas où obtenir des informations (les cours, les règlements, comment comprendre le pays…). De plus, comme nous ne parlons pas bien le français, il est très difficile de se faire entendre ».

« J’aimerais étudier quelque chose, mais je ne connais pas la langue et je n’ai pas le temps pour le moment parce que j’ai un enfant et je ne sais pas où l’emmener. »

« Pour me motiver à chercher un emploi, j’ai besoin de personnes qui me soutiennent, qui me guident, qui m’informent. Mon mari ne sait rien ! »

Le manque d’information est considéré comme une difficulté importante par les femmes immigrées, compte tenu de leur vulnérabilité particulière tant au sein de leur famille que dans le domaine de l’emploi.

« Je n’ai pas encore de papiers, je ne sais pas si je peux travailler. En outre, mon mari m’a dit que ce n’est pas idéal pour nous, car nous perdrions de l’argent au lieu d’en gagner (taxes, crèche, déplacements…). »

« C’est très compliqué de travailler et de s’occuper de la maison et des enfants en même temps, je préfère que seul mon mari travaille et que nous soyons donc calmes. De plus, le nettoyage ne rapporte pas beaucoup. »

« Parfois, j’ai envie de chercher un emploi. Mais mes amis et ma famille me disent de ne pas le faire maintenant, parce que mes enfants sont jeunes. Quand ils seront plus âgés, je peux chercher quelque chose. Mais je pense que personne ne voudra m’employer plus tard parce que je serai vieille. »

Ce cercle vicieux qui condamne les femmes immigrées à l’inoccupation professionnelle et à la dépendance matérielle est aussi renforcé par l’insuffisante intégration des structures de formation et du marché de l’emploi. « En quoi peut bien consister une insertion sociale qui ne déboucherait pas sur une insertion professionnelle ? En une condamnation à l’insertion perpétuelle ? », se demande Castra (2003). En effet, tout se passe comme si on devait scolariser ces femmes jusqu’à un certain niveau de maîtrise de la langue, avant, peut-être, de les initier au marché du travail en Belgique. Comme si le français ne pouvait pas s’apprendre dans un cadre professionnel, de stage, voire de bénévolat. Un autre exemple d’agir stratégique qu’il convient de développer au sein des associations d’insertion est donné par cette immigrée participante à l’étude : « Pendant que je perfectionne la langue pour trouver du travail dans mon secteur, je dois travailler pour avoir de l’expérience (…) Le secteur du nettoyage (…) je n’ai pas besoin d’y parler la langue… »

Conclusions et recommandations

Cette analyse montre que l’apprentissage du français dans une structure associative permet aux apprenantes immigrées d’acquérir des compétences linguistiques, mais aussi une plus grande estime d’elles-mêmes, une plus large autonomie dans la vie quotidienne et favorise la création de nouveaux liens sociaux. Si la maîtrise de la langue peut ouvrir de nouvelles perspectives dans la recherche d’un emploi, elle ne leur permet cependant pas (ou peu) une véritable intégration socioprofessionnelle, dans la mesure où cette dernière est conditionnée par des facteurs institutionnels, économiques, socioculturels, familiaux et personnels. Il s’agit du reste de considérer l’interaction dynamique entre ces divers facteurs, afin d’en extraire une action capable de tendre vers un projet d’inclusion socio-économique réaliste de ces migrantes.

Ainsi, selon Lire et Ecrire Verviers, l’effet de « blocage » des cours de langue imposés aux migrants ne doit pas être négligé. Plutôt qu’imaginer l’intégration sociale comme une conséquence de l’appropriation de la langue, il serait plus avisé de considérer que c’est le besoin de lien social et d’insertion professionnelle qui motive l’acquisition de la langue. Ainsi, Manço et Hajar (2018) recommandent de combiner l’enseignement de la langue de la région d’accueil avec l’intégration sociale et professionnelle qui implique la participation à la vie civique et/ou économique. Cette approche « hybride » de la formation linguistique, citoyenne et professionnelle nécessite une articulation des trois champs. Cela implique non seulement une forte coordination locale entre structures de formations, associations et entreprises, mais aussi une adaptation de la didactique linguistique aux besoins et formes langagiers, vocabulaire, contenus, etc. ayant cours dans ces champs. Cette intégration locale entre centres de formation, entreprises et associations de soutien pourrait, par ailleurs, constituer une réponse à des difficultés matérielles (garde d’enfants, mobilité, etc.) et psychosociales (rejets dus à la méconnaissance entre populations), dans la mesure où elle pourrait permettre des « médiations » entre acteurs, voire un accompagnement des structures ou des familles.

Soulignons, enfin, la richesse des témoignages confiés par les femmes participant à l’étude : des motivations et des représentations, des éléments cognitifs et psycho-affectifs, et parfois, des prises de positions politiques et philosophiques. Ces récits reflètent le quotidien et les références de femmes immigrées qui, dans des recherches ou les médias, sont rares à parler (d’)elles-mêmes, de leurs perceptions et de leurs stratégies. Ce discours construit avec les migrantes aide ainsi à mieux comprendre comment et pourquoi le prendre en compte dans la mise en œuvre, avec les intéressées, d’approches socio-éducatives locales réellement orientées vers leur renforcement et autonomie durables (Criado, 2001).

Bibliographie

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Bronfenbrenner U. (1979), The Ecology of Human Development: Experiments by Nature and Design, Cambridge : Harvard University Press.

Castra D. (2003), L’insertion professionnelle des publics précaires. Paris : Presses Universitaires de France.

Çıngı Kocadost F. (2017), « Le positionnement intersectionnel comme pratique de recherche : faire avec les dynamiques de pouvoir entre femmes », Les cahiers du CEDREF, n° 21, 17-50.

Criado M. J. (2001), « Los testimonios personales en el campo de la migración : sentido y práctica » Ofrim, n° 8, p. 13-34.

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Tronto J. (2009), Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris : La Découverte.

Truong T.-D., Gasper D., Handmaker J., Bergh S. I. (2013), Migration, Gender and Social Justice : Perspectives on Human Insecurity, Heidelberg : Springer.

Notes

  1. Avec 21 000 habitants, la ville de Huy compte 109 nationalités différentes. Environ 8 % des Hutois sont de nationalité étrangère et près de 10 % sont nés étrangers et ont acquis la nationalité belge. À l’échelle de la Belgique, la proportion des personnes étrangères et d’origine étrangère est de 38 % (Monitoring socio-économique belge, 2017). Les pays d’origine les plus représentés à Huy sont la Serbie, le Monténégro, la Macédoine, l’Albanie, le Kosovo, la Croatie et la Bosnie, la majorité des personnes issues de ces États étant albanophone. Les pays de l’Afrique représentent quant à eux plus 20 % de la population étrangère de la commune.
  2. L’outil d’investigation principal fut un journal de terrain dans lequel ont été compilés les observations et les échanges réalisés lors des activités organisées par l’association Dora Dorës, lieu de formation, de ressources et de solidarité pour les personnes issues de l’immigration. La prise de notes comprend également les discussions réalisées avec les formatrices et responsables de l’association. Cinq groupes de discussion ont été organisés avec une dizaine de participantes immigrées d’âge et origines variées. Par ailleurs, 15 entretiens avec des témoins de huit nationalités différentes ont permis d’approfondir les propos et de valider les précédentes observations (Criado, 2001), afin d’en construire une connaissance et d’en extraire, in fine, des recommandations pratiques (Alonso, 1995). Enfin, le recours à la littérature permet une validation externe de ce travail qui a été supervisée par J. Petri, formatrice à ITECO et spécialiste des questions de genre et de développement. La rédaction finale a, quant à elle, bénéficié du soutien d’Altay Manço, directeur scientifique de l’IRFAM.
  3. Extraits d’échanges dont certains sont traduits vers le français avec l’aide de témoins et de formatrices.
  4. Selon le Monitoring socio-économique belge (2017), le taux d’accès à l’emploi des femmes immigrées originaires de pays hors UE, toutes origines confondues, est à peine de 45 %, soit une proportion de 30 points de pourcentage inférieur au taux d’emploi des hommes d’origine belge, 24 points inférieur à celui des femmes d’origine belge et, enfin, 10 points inférieur à celui des hommes d’origine étrangère.
  5. Selon l’ONU (2018), plus de 73 % du travail domestique à travers le monde est effectué par des femmes migrantes.
  6. D’après le Monitoring socio-économique belge (2017), une part substantielle des travailleuses originaires des pays non UE et originaires des pays est-européens membres de l’UE sont employées par des entreprises de nettoyage, dont le système des titres-services.

Paola Guillén Crespo